Opinion
Du sexe au genre : faut-il « chasser le
naturel » ?
Bruno Guigue
Mercredi 5 février 2014
Le monde humain puise ses
origines dans la sexualité, condition
expresse de sa reproduction. Pour qu’il
y ait un monde humain, il faut que les
deux sexes se complètent, précisément
parce qu’ils diffèrent.
« On ne naît pas femme, on le
devient », disait Simone de Beauvoir.
Bien comprise, cette formule signifie
que le rôle de l’individu sexué fait
l’objet d’une élaboration sociale, aussi
conventionnelle que tout autre dimension
de la culture. A sa naissance, tout être
humain est naturellement sexué, mais sa
transformation en sujet adulte, exerçant
un rôle masculin ou féminin, résulte
d’un apprentissage social. On naît avec
une identité sexuelle, mais on ne
« naît » pas homme ou femme, puisque la
fonction assignée à l’un et à l’autre
sexe est déterminée par la société, et
non par la nature. Le sexe est inné,
mais la différenciation sociale fondée
sur le sexe est acquise.
Si certaines sociétés ont assigné un
rôle inférieur aux femmes, ce n’est pas
parce que les femmes sont naturellement
vouées à des tâches subalternes, c’est
parce que ces sociétés ont reproduit un
modèle patriarcal hérité d’une époque
ancestrale. Que les hommes aient dominé
les femmes ne traduit aucune supériorité
biologique, mais témoigne d’une rigidité
sociologique. Attestée sous des formes
diverses, cette domination ne reflète
aucun donné naturel : elle est l’effet
contingent d’une structure sociale. En
la matière, rien n’est donné, tout est
construit, même si le construit aime se
parer des vertus du donné.
La différence biologique entre les
sexes a donc fourni le prétexte d’une
inégalité entre les hommes et les
femmes, mais cette inégalité, en droit,
n’a aucune valeur. Convoquée devant le
tribunal de la raison, la différence
sexuelle ne saurait légitimer une
inégalité de statut, tout au plus une
différence fonctionnelle. C’est pourquoi
les sociétés modernes affirment le droit
des femmes à occuper les mêmes fonctions
que les hommes, dès lors que les unes et
les autres manifestent les mêmes
capacités. La compétition qui en résulte
bouleverse des habitudes héritées d’un
autre âge, mais elle est parfaitement
légitime et sans doute salutaire.
Une fois admise cette construction
sociale du rôle des deux sexes, la
différence sexuelle, toutefois, n’a pas
disparu comme par enchantement. Car
« l’acquis » ne se dissocie pas plus de
« l’inné » que l’apprentissage d’une
langue n’est séparable de cette faculté
langagière dont sont dépourvus les
primates supérieurs. On apprend à parler
avec autrui, dans une certaine langue,
en tel lieu et à tel moment, mais cette
acquisition linguistique présuppose une
capacité native par laquelle l’esprit
humain utilise des symboles pour nommer
des choses. Si la langue que nous
parlons est culturelle, cette capacité,
elle, est parfaitement naturelle. Car si
elle ne l’était pas, les chimpanzés nous
feraient la conversation.
De même, on dira avec raison que les
rôles sociaux sont « construits ». Mais
que se passe-t-il lorsqu’une société
veut ramener à sa plus simple expression
la distinction des fonctions sociales ?
Dans la société guayaki étudiée par
Pierre Clastres, la seule
différenciation admise est précisément
celle qui distingue l’homme et la femme.
Muni de son arc, le chasseur procure au
groupe sa nourriture carnée. Armée de
son panier, la femme pourvoit au
ravitaillement en nourriture végétale.
Admettons que le bon sens des
« sauvages » a fait en sorte que les
hommes et les femmes se complètent en
tenant compte de leurs dispositions
natives. Société patriarcale, archaïsme
dépassé ? Difficile à dire, quand on
sait que les femmes guayaki ont parfois
deux maris.
Précisément parce qu’il est donné,
antérieurement à toute culture, le
naturel ne s’oppose pas au culturel : il
le précède et lui assigne des limites.
Nous naissons de sexe masculin ou
féminin sans l’avoir choisi, et
l’identité sexuelle est un fait de
nature. Mieux encore : si la différence
sexuelle résiste avec succès à
l’invention culturelle, c’est parce
qu’elle a une dimension originelle. Le
monde humain puise ses origines dans la
sexualité, condition expresse de sa
reproduction. Pour qu’il y ait un monde
humain, il faut que les deux sexes se
complètent, précisément parce qu’ils
diffèrent. Ajoutons même : pour qu’il y
ait égalité entre les hommes et les
femmes, encore faut-il que le masculin
et le féminin aient un sens.
C’est pourquoi la substitution de
« l’identité de genre » à « la
différence sexuelle », de manière
ouverte ou inavouée, est si troublante.
Dire que le genre (masculin ou féminin)
est socialement construit n’est pas
absurde. Distinguer l’identité sexuelle
(native) et l’identité de genre
(construite) non plus, mais à condition
que cette distinction demeure
descriptive. Si les « études de genre »
(gender studies) permettent de
comprendre comment une différence
biologique est réélaborée par la
culture, elles présentent indéniablement
un intérêt sociologique.
En revanche, et bien qu’elles soient
enseignées en « Sciences de la vie et de
la terre », elles n’ont aucune valeur
scientifique. Le genre n’efface pas le
sexe, il le qualifie socialement, ce qui
n’est pas la même chose. Ce qui est
contestable, c’est donc de s’emparer de
cette distinction pour relativiser la
différence sexuelle en faisant comme si
elle était un fardeau dont il faudrait
se débarrasser. Très logiquement, on nie
alors toute normativité hétérosexuelle
au nom de ce principe : si le masculin
et le féminin sont des stéréotypes
surannés, les autres orientations
sexuelles sont également valables.
Mieux, elles deviennent la voie royale
vers la liberté.
Certes, les pourfendeurs du « modèle
hétérosexuel dominant » ne nient pas la
différence biologique entre les filles
et les garçons : ce serait absurde.
Mais, dans leur esprit, le « genre »
n’est pas seulement du culturel qui
s’oppose au naturel, c’est une nouvelle
norme appelée à transcender la
différence biologique. Après des siècles
de genre imposé par un patriarcat
oppresseur, choisir librement « son
propre genre » est le summum de
l’émancipation. Lesbienne, gay, bi,
trans : ces orientations sexuelles, au
motif qu’elles s’affranchissent du
schéma binaire masculin-féminin, sont
magnifiées, comme si elles marquaient, à
travers la revanche du genre construit
sur le sexe hérité, le triomphe éclatant
de l’individu.
La « théorie du genre », on le voit,
fournit son argumentaire à une
revendication qui n’a rien de scandaleux
tant qu’elle demeure une affaire privée,
car chacun est libre de choisir son
orientation sexuelle. Mais on peut
s’interroger sur sa prétention explicite
à faire de ce libre choix, hors de toute
détermination biologique, l’alpha et
l’oméga d’une existence accomplie.
Lutter contre l’homophobie est une
excellente idée, mais il n’est pas
indispensable, pour y parvenir,
d’expliquer aux enfants que toutes les
orientations sexuelles sont
équivalentes. Il suffit de leur
apprendre le respect d’autrui dans sa
différence. Et il sera loisible à
chacun, parvenu à l’âge adulte, de
suivre sa propre voie. L’interdiction
des discriminations dans l’espace public
est une chose, la promotion de
l’indifférenciation sexuelle en est une
autre. La première est un devoir social,
la seconde ne l’est pas.
Publié le 6
février 2014 avec l'aimable autorisation
d'Oumma.com
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