Ukraine
L'International Socialist
Organization
et la crise en Ukraine
Bill Van Auken
Photo:
D.R.
Jeudi 17 avril 2014
Près de deux mois après le coup d'État
fasciste appuyé par les États-Unis en
Ukraine, l'ex-république soviétique est
poussée au bord de la guerre civile et
est devenue le point focal d'une
offensive impérialiste en Europe de
l'Est qui risque de déclencher une
Troisième Guerre mondiale nucléaire.
Au cours de cette dangereuse crise
mondiale aux conséquences mortelles qui
continue de s'aggraver, le public
américain a été soumis à un pilonnage
ininterrompu de propagande
pro-impérialiste qui met la réalité à
l'envers. Les voyous fascistes de
Secteur droit et de Svoboda
sont décrits comme des croisés de la
démocratie; la Russie est présentée
comme un puissant intimidateur
impérialiste avide de conquêtes; et
Washington et l'OTAN sont dépeints comme
des défenseurs altruistes des petites
nations.
Ce ne sont pas seulement les grands
médias corrompus et serviles qui
fournissent une courroie de transmission
à ces mensonges, lesquels sont conçus
pour surmonter l'hostilité très
majoritaire de la classe ouvrière
américaine à toute intervention
militaire des États-Unis. Cela prend une
forme particulièrement insidieuse dans
la couverture de la crise en Ukraine par
l'International Socialist
Organization, dont la tournure «de
gauche» qu'ils donnent à la version
médiatisée des événements n'est qu'une
justification de pseudo-gauche des
politiques et des objectifs de
l'impérialisme américain.
Cela n'est en aucun cas une
aberration politique pour cette
organisation. C'est dans la continuité
de la ligne qu'elle a commencé à
élaborer en Libye, où elle a fourni une
couverture «démocratique» et de défense
des «droits de l'homme» à la guerre des
États-Unis et de l'OTAN pour réaliser un
changement de régime contre Kadhafi,
puis en Syrie, où elle a présenté les
islamistes de droite soutenus par les
États-Unis qui luttaient pour faire
tomber Assad comme une «révolution»
populaire et défendu le droit de ces
prétendus «révolutionnaires» à accepter
les armes et l'argent de la CIA et même
de demander une intervention militaire
directe des États-Unis.
Dans sa réaction aux événements
ukrainiens, l'ISO adopte essentiellement
la même formule, dépeignant un coup
d'État violent par une minorité menée
par des partis de droite et fascistes et
orchestrée par Washington et ses alliés
comme un soulèvement démocratique
populaire de masse.
En cela, elle ne se distingue pas du
tout de ses homologues des partis de la
pseudo-gauche européenne, comme le
Nouveau Parti anticapitaliste (NPA)
français, qui a applaudi les
confrontations sur la place Maïdan
(Indépendance) de Kiev comme une
«révolte de masse pour la démocratie»,
et le parti La Gauche (Die Linke)
allemand, dont les membres dirigeants
ont réagi aux événements en votant en
faveur d'un déploiement militaire
antirusse.
L'ISO cherche à cacher son apologie
évidente du changement de régime voulu
par les États-Unis en adoptant le point
de vue formaliste selon lequel ce qui a
lieu est un conflit entre deux blocs
impérialistes rivaux – la Russie d'un
côté et les États-Unis et leurs alliés
de l'OTAN de l'autre. Ce faisant, elle
ravive un slogan qui a été employé par
ses prédécesseurs idéologiques durant la
période de la Guerre froide – «ni
Washington, ni Moscou» – un point sur
lequel nous reviendrons.
Pourtant, en lisant la publication de
l'ISO, Socialist Worker, il n'y
aucun doute sur lequel de ces blocs est
considéré comme le principal agresseur
et l'ennemi. Dans un article du 12 mars
écrit durant la préparation du
référendum en Crimée, elle diabolise le
président russe Vladimir Poutine, le
qualifiant de «boucher de Tchétchénie,
persécuteur des LGBT et geôlier des
dissidents politiques».
En revanche, le nom de Barack Obama
n'apparaît jamais dans la couverture de
l'ISO, encore moins toute description de
lui en boucher de l'Afghanistan, du
Pakistan et du Yémen, etc., ni comme le
directeur des assassinats par drone, de
la répression et de l'espionnage sur
toute la planète.
Le même article condamne «certains à
gauche aux États-Unis et en Europe» qui
insistent sur le fait que «“le principal
ennemi”, l'impérialisme, est “au pays”».
Adopter cette position, d'après l'ISO,
revient à «renoncer au soulèvement de
masse qui a fait tomber le régime de
Ianoukovitch et à accepter les
justifications mensongères des
impérialistes russes qui tentent de
garder le pouvoir dans leur
“arrière-cour”».
«Le principal ennemi est au pays»
était un slogan rendu populaire par le
révolutionnaire et anti-militariste
allemand Karl Liebknecht pour tenter de
mobiliser la classe ouvrière contre la
trahison du Parti social-démocrate
allemande qui a soutenu l'impérialisme
allemand lors de la Première Guerre
mondiale. Depuis, c'est resté le
principe fondamental de toute véritable
réponse socialiste à la guerre.
La renonciation explicite à ce
principe par une organisation politique
basée aux États-Unis, la principale
puissance impérialiste du monde et la
principale source du militarisme, a des
implications évidentes. Dans sa position
prenant des airs de Roi Salomon
condamnant tous les «impérialismes»
également, l'ISO se définit comme un
instrument consentant de la politique
impérialiste américaine.
Mettre un signe d'égalité entre
l'impérialisme américain et la Russie –
tout en présentant en fait la Russie
comme l'agresseur principal – est
absurde. Washington et ses alliés de
l'OTAN dépensent dix fois plus pour leur
appareil militaire que la Russie. Par
rapport à son produit intérieur brut
(PIB), les dépenses militaires russes
sont d'environ 3 pour cent, contre près
de 19 pour cent pour les États-Unis.
Dépendante des exportations d'énergie,
l'économie russe a plus en commun avec
l'Iran qu'elle n'en a avec une grande
puissance impérialiste.
Le gouvernement Poutine, qui s'appuie
sur une couche corrompue d'oligarques
qui se sont enrichis en pillant la
propriété d'État après la dissolution de
l'Union soviétique, fait face à une
menace permanente de la part de
l'impérialisme américain et européen et
il est en position de faiblesse. Même
s'il tente des manœuvres militaires et
des appels au chauvinisme grand-russe,
il cherche désespérément un arrangement
avec Washington.
L'impérialisme américain ne démontre
aucun désir de compromis. Ayant
méthodiquement encerclé la Russie avec
des bases militaires et un bouclier
anti-missiles, et ayant transformé des
pays de l'ex-bloc soviétique en membres
de l'OTAN, il est déterminé à éliminer
Moscou, sans même lui laisser un statut
de rival régional, et à transformer la
Russie en une semi-colonie.
Quant au fait de «renoncer au
soulèvement de masse qui a fait tomber
le régime Ianoukovitch», l'ISO ne tente
même pas le début d'une analyse de
classe de ce «soulèvement» ou un examen
de ses objectifs programmatiques. La
composition de classe de ceux qui ont
occupé la place Maïdan à Kiev a été
majoritairement petite-bourgeoise et
venant de la partie la plus
conservatrice et rurale du pays à
l'ouest. Aucun mouvement de grève n'a
accompagné les heurts dans la capitale
et il n'y a eu aucune implication de la
classe ouvrière ukrainienne en tant que
telle dans ce mouvement. La domination
des forces de droite et fascistes
n'était pas un accident, mais le reflet
des éléments sociaux impliqués.
La principale demande qui a
accompagné le commencement des
manifestations anti-Ianoukovitch en
novembre dernier était réactionnaire –
la demande de l'intégration de l'Ukraine
dans l'Union européenne. Cette demande
reflétait les intérêts de couches
privilégiées des classes moyennes dans
la capitale et d'une partie de la
bourgeoisie, non de la classe ouvrière
qui a appris ces dernières années que
l'UE défend l'austérité, la pauvreté et
la répression Les manifestations de
Maïdan ont promu un programme brutal du
Fonds monétaire international qui, outre
la destruction des salaires et des aides
sociales et l'augmentation des prix des
services publics, entraîne la fermeture
à grande échelle des mines et des usines
et la destruction de dizaines de
milliers d'emplois, en particulier dans
l'est industrialisé du pays.
Même à la périphérie de l'ISO
certains ont trouvé que l'attitude
dépourvue d'esprit critique de cette
organisation envers les manifestations
de Maïdan et son refus de s'opposer aux
machinations de l'impérialisme américain
dans la région étaient troublants.
L'ISO, dans les commentaires d'un
lecteur affichés le 6 mars, «sous-estime
l'effet des fascistes et des néo-nazis
sur le mouvement de protestation». Ce
lecteur ajoute que «tous les mouvements
de protestation ne sont pas
intrinsèquement progressistes. Il est
important pour les socialistes d'être à
même de déterminer la nature de classe
des mobilisations de masse dans un monde
qui est de plus en plus instable.»
Il conclut: «Il me semble que notre
obligation première, en tant que
socialistes aux États-Unis, est de nous
opposer à toute intervention guerrière
de notre propre impérialisme.»
L'ISO ne s'est pas donné la peine de
lui répondre.
Ce qui est le plus remarquable à
propos de la couverture par
Socialist Worker des événements en
Ukraine est le silence complet sur le
rôle joué par les États-Unis et
l'Allemagne dans l'instigation de la
crise dans le but d'installer un régime
nationaliste de droite complètement
soumis à Washington et à l'OTAN.
Victoria Nuland, la principale
responsable du département d'État en
Europe et en Eurasie – une ex-chef
d'équipe sous Dick Cheney et l'épouse de
Robert Kagan, le président et fondateur
de Project for a New Century
[laboratoire d'idées dont l'objectif
avoué est de promouvoir la «prééminence
mondiale des États-Unis», ndt] – a joué
le premier rôle dans l'opération de
changement de régime en Ukraine. Ses
machinations sont passées sous silence.
Il n'y a eu aucune mention dans
Socialist Worker de son fameux
appel téléphonique à l'ambassadeur
américain en Ukraine, Geoffrey Pyatt,
dans lequel Nuland indiquait quels
étaient les dirigeants de l'opposition
de droite soutenue par les États-Unis
qu'il fallait inclure dans le nouveau
gouvernement. Elle a affirmé qu'Arseniy
Yatsenyuk du Parti de la patrie –
qu'elle appelle «Yats» – devrait diriger
le nouveau régime. Bien entendu, une
fois que les violences de droite à Kiev
ont forcé Ianoukovitch à quitter le
pays, «Yats» est devenu premier
ministre.
Il n'y a aucune mention non plus d'un
discours enregistré en vidéo en décembre
dernier dans lequel elle se vantait que
Washington avait fourni 5 milliards de
dollars aux forces de droite
ukrainiennes pour installer un régime
pro-OTAN.
Curieusement, la seule référence à
Nuland de la part du Socialist
Worker concernait sa rencontre avec
le président d'alors, Viktor
Ianoukovitch, en décembre 2013, durant
laquelle elle a exigé que son
gouvernement se plie au Fonds monétaire
international et à l'UE et prévenu
qu'une répression contre les
manifestants de la place Maïdan serait
«inadmissible». Socialist Worker
aide gentiment le lecteur en fournissant
un lien vers la vidéo de Radio Free
Europe du discours de Nuland après
cette rencontre.
Le véritable contenu de l'approche
apparemment équilibrée de l'ISO envers
l'impérialisme américain et la Russie
est décrit dans un article du 11 mars
affiché pendant les préparatifs du
référendum sur l'annexion de la Crimée.
Cet article demande que les manœuvres de
la Russie en Crimée «soient
inconditionnellement condamnées par tous
les révolutionnaires qui se disent
anti-impérialistes».
L'article affirme ensuite, «Mais il
devrait être évident que condamner
l’impérialisme russe ne revient en aucun
cas à une défense des intérêts
occidentaux... l'intervention des
États-Unis et de l'Union européenne (UE)
– que ce soit sous la forme de pressions
diplomatiques ou économiques ou
d'opérations militaires – ne sera pas
menée pour des motifs démocratiques ou
pour les conditions de vie des gens
ordinaires en Ukraine.»
Le fait que l'ISO se sente contrainte
d'affirmer qu'il «devrait être évident»
qu'elle ne soutient pas l'impérialisme
occidental ne fait que révéler que c'est
tout sauf évident. Ses
formulations, qui exigent «une
condamnation inconditionnelle» de la
Russie tout en présentant l'intervention
occidentale en Ukraine comme
hypothétique, indiquent clairement
quelles est sa vraie position.
Dans ce contexte, la remise en
service par l'ISO du vieux slogan du
courant de capitaliste d'État, «ni
Washington, ni Moscou», signifie
seulement masquer le rôle véritable de
cette organisation, qui est de servir de
défenseur systématique de l'impérialisme
américain.
Néanmoins, la reprise de ce slogan –
qui s'accorde avec la résurgence dans
les médias et l'élite politique
capitalistes du genre de diabolisation
de la Russie qui était cultivée durant
la Guerre froide – est remarquable. En
abordant les origines politiques de
l'ISO, cela aide à expliquer comment et
pourquoi cette tendance a fini dans le
camp de l'impérialisme.
«Ni Washington, ni Moscou, mais le
socialisme international» – il est
remarquable que l'ISO ait abandonné la
fin de la phrase – était le slogan lancé
par Tony Cliff lorsqu'il a rompu avec la
Quatrième Internationale en 1950.
S'adaptant à une vague d'hystérie
anticommuniste, Cliff a rejeté la
défense de la Corée du Nord contre
l'impérialisme américain qui a mené une
guerre quasi-génocidaire ayant coûté la
vie à plus de 3 millions de gens.
Cliff, qui a fondé les
International Socialists (devenu
ensuite le Socialist Workers Party)
en Grande-Bretagne, a adopté la
«théorie» du capitalisme d'État qui
affirmait que l'Union soviétique était
une nouvelle forme de société de classe
et que la bureaucratie stalinienne était
une nouvelle classe dirigeante. Outre la
renonciation à la défense de l'Union
soviétique contre l'impérialisme et des
relations de propriété nationalisées
établies par la Révolution d'octobre
1917, cette perspective démoralisée et
essentiellement anticommuniste niait le
rôle révolutionnaire de la classe
ouvrière et sa capacité à établir son
propre État et de nouvelles formes de
relations de propriété.
Cette perspective rétrograde a été
définitivement démolie par le sort de
l'Union soviétique elle-même. Loin
d'être une classe dirigeante jouant un
rôle nécessaire au sein d'une nouvelle
forme de société de classe, la
bureaucratie stalinienne – contrairement
à toutes les classes dirigeantes de
l'histoire – n'a rien fait pour défendre
les relations de propriété existantes en
URSS. À la place, elle a joué un rôle
central dans leur démantèlement et dans
le rétablissement du capitalisme. De
nombreux staliniens dirigeants se sont
transformés d'eux-mêmes en riches hommes
d'affaires au passage.
La dissolution de l'Union soviétique
est une question à laquelle l'ISO est
complètement indifférente. Dans la
mesure où elle est même mentionnée dans
ses écrits sur l'Ukraine, elle est
présentée comme une évolution
globalement progressiste qui a permis le
fleurissement du nationalisme ukrainien.
D'après les écrits de l'ISO, personne
n'imaginerait l’ampleur de la
catastrophe que fut la restauration
capitaliste lancée contre les
travailleurs en Ukraine, où les salaires
ont été réduits des deux tiers et où
plus de la moitié de la population a été
ramenée sous le seuil de pauvreté. Le
PIB par habitants de l'Ukraine est passé
de 1979 dollars en 1990 à 837 en 1998.
Cette expérience stratégique, répétée
à travers toute l'ex-URSS est le point
de départ essentiel pour comprendre les
origines de la crise actuelle et
développer une réponse socialiste
authentique à la fois à la menace de
guerre impérialiste et à la domination
corrompue et oppressante des oligarques
capitalistes en Russie et en Ukraine.
L'ISO n'a aucun intérêt à développer
une telle voie indépendante. Dans sa
perspective comme dans sa composition
sociale, il y a peu de choses qui la
distinguent des couches de la classe
moyenne privilégiées qui contrôlent des
organisations publiques comme l'USAID et
le National Endowment for Democracy,
qui ont servi de relais à Washington
pour financer l'extrême droite en
Ukraine. L'ISO est à tous points de vue
un cas particulier d'Organisation
non-gouvernementale (ONG) dont le rôle
est de fournir une couverture de
pseudo-gauche aux crimes de
l'impérialisme américain.
(Article original paru le 16 avril
2014)
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Publié le 17 avril 2014 avec l'aimable
autorisation du WSWS
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