Palestine
Comment les enseignants palestiniens
sont devenus les héros du peuple
Amira Hass
Rassemblement des enseignants devant les
bâtiments administratifs
de l’Autorité palestinienne, le 7 mars
2016
Mardi 8 mars 2016
Pour l’instant,
la grève des enseignants palestiniens
est l’action la plus importante et la
plus mobilisatrice qui a lieu au sein de
la société palestinienne en Cisjordanie.
Elle a largement débordé l’isolement
géographique et les distances mentales
séparant les enclaves palestiniennes et,
en même temps, elle a bloqué la vague de
l’atomisation sociale facilitée par
l’élimination de tout horizon politique.
L’un des signes les plus manifestes
du manque de cohésion sociale, c’est
l’Intifada des « loups solitaires ».
Les actions des enseignants, elles,
s’appuient sur un héritage de luttes
collectives, tant nationales que
syndicales, tout en rajeunissant ce même
héritage. Une fois encore, elles
montrent bien la force et la grandeur
propres à un groupe de personnes qui
s’unissent afin de lutter pour leurs
droits et pour corriger une injustice.
Jeunes et plus âgés, religieux et
laïcs, hommes et femmes,
traditionalistes, affiliés politiquement
ou se distanciant de tout parti, tous
ces enseignants travaillent ensemble
comme des partenaires. Chacune ou chacun
a sa propre histoire personnelle de
dépossession ou d’oppression : l’un
provient d’un camp de réfugiés, l’autre
d’un village sur les terres duquel une
colonie vit dans le confort. Un homme a
été prisonnier, une femme avait été
blessée par balle lors d’un
rassemblement au cours de la Première
Intifada, une autre encore a perdu un
frère à cause des mêmes armes
israéliennes. Bref, voilà les gens sous
leur meilleur angle : pleins de dignité
malgré la détresse.
C’est pourquoi le soutien aux
enseignants est si répandu, malgré les
efforts de l’Autorité palestinienne et
de ses agences sécuritaires
pour les intimider, les diviser et
minimiser la signification même de la
grève.
Les protestations des enseignants
revitalise les processus et concepts
démocratiques (tels les élections
libres, la représentation, le changement
de direction, la liberté de
rassemblement et d’organisation) dans
une société courbée sous le joug d’un
seul dirigeant, le président Mahmoud
Abbas, et dans laquelle les principes et
institutions démocratiques ont été
réduits au silence.
Un comité de coordination temporaire
des enseignants a été désigné pour
remplacer l’officiel syndicat des
enseignants, subordonné à l’Organisation
de libération de la Palestine et qui,
désigné selon un processus secret, est
bien plus loyal au Fatah et à Abbas
qu’aux enseignants. L’OLP n’a pas été un
mouvement de libération très longtemps,
mais son nom est exploité comme un tabou
afin de bloquer tout changement. Au nom
des gloires du passé et de la sainteté
de l’OLP, le gouvernement refuse de
traiter avec le comité de coordination
élu par les enseignants.
Les revendications salariales
justifiées et modestes des enseignants –
Pourquoi leur traitement n’est-il pas
déterminé par des barèmes d’ancienneté
comme celui des travailleurs des autres
secteurs publics ? Pourquoi leur
traitement de départ est-il si bas ?
Pourquoi le groupe responsable de
l’éducation des enfants est-il lésé à ce
point ? – interpellent la logique
illogique de l’AP inféodée à Oslo. En
d’autres termes, elles remettent en
question les allocations excessives dont
bénéficient les agences sécuritaires –
qui sont les chouchous des États-Unis,
de l’Europe et d’Israël.
La sécurité d’abord,
puis seulement l’éducation
En 2015, les rentrées de l’AP
s’élevaient en tout à 11,85 milliards de
shekels (environ 3 milliards de USD).
Alors que les traitements de enseignants
dans les écoles financées par le
gouvernement s’élevaient en tout à 2,141
milliards de shekels, les salaires du
personnel des agences de sécurité
atteignaient un total de 3,271 milliards
de shekels. Les dépenses courantes du
ministère palestinien de l’Éducation
atteignaient 258 millions de shekels,
alors que celles des forces de sécurité
étaient de 300 millions de shekels. Les
chiffres de 2016 ne sont pas encore
disponibles mais, comme d’habitude,
l’éducation passera après la « sécurité ».
C’est Yasser Arafat qui avait initié
la mise en place d’un appareil de
sécurité surgonflé – en terme de nombre
d’agences, d’effectifs utilisés et de
budgets alloués, même si ce n’est pas à
l’ennemi extérieur que cet appareil
était censé être confronté. Via grades
élevés, prestige et avancement, les
activistes du Fatah étaient ainsi
récompensés de leurs années de
résistance contre l’occupant israélien.
Pour d’autres jeunes – les diplômés de
la Première Intifada dont l’éducation
avait été interrompue – rallier la
police ou les forces de sécurité
représentait un substitut aux
allocations de chômage. Après tout, la
main lourde d’Israël sur l’économie
palestinienne a toujours limité la
création de nouveaux emplois. Mais
gonfler l’appareil de sécurité
constituait une façon d’établir une
large couche sociale qui disposait
directement d’un gagne-pain et qui, en
même temps, restait fidèle au dirigeant
et au parti au pouvoir.
Après que certaines de ces agences et
leur personnel eurent contribué à la
militarisation de la Deuxième Intifada
(encouragée par Arafat), les pays
donateurs et Israël ont forcé les
organes sécuritaires palestiniens à
entreprendre une réforme. En effet, il
était nécessaire de restaurer la
sécurité personnelle des civils
palestiniens, qui étaient confrontés à
des bandes armées se prétendant des
combattants de la liberté.
De même, au vu de la pauvreté et des
préoccupations au sujet de la
délinquance provoquée par les fossés
socioéconomiques, il fallait aussi que
l’on disposât d’une force de police
solide et d’agences privées de sécurité.
Toutefois, la réforme imposée fut
surtout dirigée sur le durcissement de
la police et de la surveillance
internes. Ces affectations et
institutions protègent les échelons
supérieurs de l’AP et les cercles
socioéconomiques qui l’entourent et dont
les salaires, les bénéfices et le style
de vie passeraient pour de la science
fiction aux yeux de la plupart des
Palestiniens.
Voilà donc un groupe qui, en dépit de
ses déclarations patriotiques, s’est
accommodé du statu quo imposé par Oslo –
à savoir la réalité des enclaves
palestiniennes, la faille politique et
géographique et la disparition de
Jérusalem-Est. Voilà une couche de la
société dont les intérêts immédiats sont
une entrave à la mise sur pied d’une
stratégie contre un régime israélien
violent qui pratique une escalade
permanente dans ses actions hostiles.
La grève des enseignants rejette la
logique de cet octroi surabondant de
fonds aux agences de sécurité et elle
conteste leur sanctification. Ce rejet
va bien au-delà de la simple analyse
critique, quel que soit le résultat
final de la grève. Il encourage un débat
autour du statut des pays donateurs, qui
se considèrent comme démocratiques mais
qui, en fait, renforcent une régime
palestinien autoritaire afin de
sauvegarder un statu quo dont seule
l’occupation israélienne tire profit.
Des critiques de ce genre ont déjà
été entendues lors de débats académiques
et publics et par le biais également de
certains médias indépendants. Mais les
enseignants ne se contentent pas de
parler, ils passent également à
l’action.
Publié le 7 mars 2016 sur
Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
Amira
Hass est une journaliste
israélienne, travaillant pour le journal
Haaretz. Elle a été
pendant de longues années l’unique
journaliste à vivre à Gaza,
et a notamment écrit « Boire la mer
à Gaza » (Editions La Fabrique)
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