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L'Etat Islamique: outil de
déstabilisation géopolitique?
Alexandre Latsa
© AFP
2015. Tauseef Mustafa
Lundi 20 juillet 2015
Source:
Sputnik
Beaucoup de théories
ont circulé sur la toile concernant tant
les origines de l'Etat islamique (EI)
que ses liens supposés, directs ou
indirects, avec des puissances de
l’OTAN, Etats-Unis et Turquie en tête.
Née en 2003 en Irak
et affiliée à Al-Qaïda, la nébuleuse
prend le nom d'État islamique d'Irak
(EII) en 2006 puis devient l'État
islamique en Irak et au Levant (EIIL) en
2013, s'affranchissant la même année
d'Al-Qaïda.
Au cours de l'année
2013, cette nébuleuse a commencé sa
forte expansion militaire en Syrie et en
Irak.
Sa prise de
contrôle du territoire syrien s'est
accélérée au cours des 18 mois derniers
mois (elle contrôle maintenant près de
50% du territoire) et ce malgré le
lancement d'une campagne internationale
de bombardement durant l'automne 2014,
qui aurait couté la vie à près de 10.000
ses membres, tandis que le groupe aurait
perdu selon certaines estimations autant
d'hommes face à l'armée syrienne depuis
le début de sa campagne.
A la prise de
contrôle de larges pans du territoire
syrien, notamment à l'est du pays, l'EI
s'est au cours du mois de mai emparé de
zones énergétiques au centre du désert
syrien, notamment dans la région de
Palmyre et dans le même temps de la
ville de Ramadi, en Irak. La prise de
ces villes a suscité beaucoup de
questions quant à la motivation réelle
de la coalition à freiner l'expansion de
l'EI puisque des milliers de combattants
de cette organisation ont pu traverser
les déserts syriens et irakiens avec des
colonnes de véhicules blindés à
découvert, pour attaquer les forces
loyalistes sans que la coalition ne les
bombarde.
Semant encore plus
le doute, un
document confidentiel de l'US
Defense Intelligence Agency (DIA) rédigé
en août 2012 vient d'être déclassifié,
document qui a fait le tour de tous les
organes gouvernementaux dont le
CENTCOM, la CIA et le FBI. On peut y
lire dans les dernières pages que la
situation militaire devrait permettre
l'établissement d'un sanctuaire ("un
Etat islamique") dans la zone allant de
Ramadi en Irak jusqu'à l'est de la Syrie
et les zones allant d'Assaka à
Deir-Ez-Zor.
Ce plan, nous dit
le document, aurait le soutien des
puissances étrangères hostiles au
pouvoir syrien car il permettrait
d'isoler le régime syrien vers la cote
et ainsi, de couper toute liaison
terrestre entre l'Iran et le Hezbollah.
En clair: les puissances radicales qui
pourraient émerger du chaos créé par les
Américains en Irak devraient
naturellement se déverser en Syrie pour
affaiblir l'état syrien.
Le laisser faire
américain, des monarchies du golfe et de
la Turquie, face à la montée en
puissance de l'EI, est aussi une
traduction de leur incapacité à
contrecarrer militairement l'armée
syrienne et ses soutiens au sol, tout
autant que ne l'est le soutien
logistique direct de la CIA à
armer des factions rebelles, dont un
grand nombre ont depuis 2012 rejoint
l'EI ou au mieux la branche locale
d'Al-Qaïda.
Cela explique
peut-être pourquoi certains analystes
n'hésitent pas à accuser la coalition et
notamment les Etats-Unis d'Amérique
d'avoir (volontairement?) en permanence
un coup de retard sur l'EI.
Par contre en
appuyant lourdement les forces kurdes
dans le nord du pays, la coalition a
atteint plusieurs objectifs qui, bon gré
mal gré, satisfont ses principaux alliés
actuels dans la région:
— L'établissement
de l'EI permet l'avènement d'un
Kurdistan au nord du pays tout autant
que l'apparition d'un Sunnistan très
intégriste, regroupant une nébuleuse
allant de l'EI à Al-Qaïda, contraignant
le régime à se replier vers les côtes et
accentuant ainsi la dynamique de
désintégration territoriale en Syrie.
- Cette
désintégration territoriale et
l'affaiblissement de l'autorité de
l'Etat satisfont les monarchies du
Golfe, Arabie Saoudite et Qatar en tête,
qui sont dans une lutte totale contre
l'Iran dans la région, Téhéran étant le
grand soutien et allié du régime syrien
et sur une logique dynamique très forte
suite à l'accord sur le nucléaire que le
pays vient d'arracher aux Etats
occidentaux.
— Pour Israël,
l'effondrement du régime syrien signifie
l'affaissement du Hezbollah (jugé menace
prioritaire) qui se concentre désormais
sur le front syrien et devrait sortir
très affaibli des années de guerre en
Syrie. Pour cette raison sans doute,
l'Etat hébreu apporte même un
soutien médical direct aux
djihadistes et parmi eux les plus
radicaux (proches du front al Nosra et
donc d'Al-Qaïda), soutien qui a donné
lieu récemment a des
émeutes de protestation de la part
de minorités syriennes (Druzes…)
directement menacées par l'organisation
terroriste.
- L'évolution de la
situation via la création au nord du
pays de ce grand Kurdistan longeant la
frontière avec la Turquie va par contre
à
l'encontre direct des intérêts
d'Ankara. Au cours de la guerre
syrienne, la Turquie a largement soutenu
et continue de soutenir tous les groupes
radicaux qui réduisent l'autorité d'Assad
dans l'ancienne zone d'influence de
l'empire Ottoman allant de Kassab à Alep
en passant par Idlib. Ce soutien s'est
traduit par un
appui militaire direct, l'envoi de
troupes d'élites turques sur place ou
encore le rapatriement des blessés pour
traitement dans des hôpitaux turcs (ici
et
là). Ankara a même coopéré avec l'EI
(via notamment des fournitures
d'électricité) lorsque ce dernier
affrontait et affaiblissait les
mouvances kurdes à sa frontière mais
considère l'établissement de ce
Kurdistan syrien comme le
plus grand danger pour la Turquie
actuellement, car réduisant son pouvoir
de projection potentiel sur le
territoire syrien et pouvant surtout
menacer à terme sa stabilité intérieure.
Que devrait-il se
passer?
Cette opposition
inattendue intra-OTAN entre Ankara et
Washington devrait sans doute
s'accentuer avec les récentes décisions
d'Erdogan de se rapprocher de l'OCS et
de la Russie avec laquelle elle partage
des ambitions régionales.
L'EI devrait lui
continuer son expansion en Syrie avec le
soutien implicite des grandes puissances
régionales mais aussi avec le soutien
plus ou moins direct de la Turquie et
des Etats-Unis, chacun y trouvant pour
l'instant des intérêts indirects
prioritaires même s‘ils sont
contradictoires. On peut imaginer que ce
soutien cessera lorsque l'EI deviendra
un allié trop encombrant qui menacera
les intérêts de certaines puissances
voisines telles que la Jordanie, Israël
ou certains Etats du golfe.
Cette
yougoslavisation de la Syrie et de
l'Irak aura aussi des conséquences
directes sur la Russie et la Chine qui
ont chacun des intérêts historiques,
politiques et économiques dans ces deux
pays. Elle porterait atteinte au projet
de route de la soie que Pékin compte
redévelopper, car historiquement, les
tracés des
routes de la soie qui reliaient la
Chine à l'ouest de l'Europe passaient
par l'Iran et la Syrie et
il n'existe "que deux options
possibles, soit par Deir ez-Zor et Alep,
soit par Palmyre et Damas. Le premier
chemin est coupé depuis début 2013, le
second vient de l'être après la chute de
Palmyre".
Le grand nombre de
candidats
russophones et
sinophones (il y a même un
quartier chinois à Raqqa, la
capitale de l'Etat islamique en Syrie)
qui se sont enrôlés au sein de l'EI,
peuvent laisser imaginer que le prochain
front de l'EI se situera entre le
Caucase et le Xinjiang, visant Pékin et
Moscou.
L'EI, après avoir
déstabilisé le monde chiite, pourrait
donc en quelque sorte devenir un outil
de déstabilisation de l'Eurasie.
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Publié le 25 juillet 2015 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
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