Nouvelles d'Orient
Pas en mon nom ?
De la mobilisation des musulmans contre
le terrorisme
Alain Gresh
Photo:
D.R.
Dimanche 28 septembre 2014
Depuis plusieurs jours, on assiste à
la prolifération de textes dénonçant
l’Organisation de l’Etat islamique
(OEI), ses exactions, ses meurtres.
Libération du 26 septembre titre en
« une » : « Nous sommes tous des “sales
français” » avec, en surtitre, « Les
musulmans contre l’Etat islamique ». Le
quotidien fait référence à un texte paru
le 25 septembre sur le site du
Figaro, et écrit par un collectif « Nous
sommes aussi de “sales français” » :
« Nous, Français de France et de
confession musulmane, tenons à exprimer
avec force notre totale solidarité avec
toutes les victimes de cette horde de
barbares, soldats perdus d’un prétendu
Etat islamique, et dénonçons avec la
dernière énergie toutes les exactions
commises au nom d’une idéologie
meurtrière qui se cache derrière la
religion islamique en confisquant son
vocabulaire. » Les signataires
viennent d’horizon politiques très
divers : de Bariza Khiari (première
vice-présidente du Sénat) à Ghaleb
Bencheikh (président de la Conférence
mondiale des religions pour la paix), de
Said Branine (journaliste rédacteur en
chef d’Oumma.com) à Marwane Ben de
Yahmed (directeur de la publication de
Jeune Afrique) à Majed Nehmé
(directeur de la rédaction d’Afrique
Asie), en passant par Kamel Kabtane
(recteur de la Mosquée de Lyon).
Tous les médias, ou presque, se
félicitent de cette mobilisation, qui
touche d’ailleurs de nombreux pays
européens, et notamment le Royaume-Uni
(avec le hashtag #NotInMyName).
Pourquoi alors soulève-t-elle des
polémiques et réactions très négatives
parmi diverses associations ? Le Comité
contre l’islamophobie en France (CCIF)
s’est
désolidarisé de cet appel.
L’organisation, qui fait un travail de
terrain remarquable contre les actes
anti-musulmans en France, explique :
« Il serait temps d’arrêter de
culpabiliser les musulmans pour des
actes dont ils ne sont PAS responsables.
D’autant plus que l’écrasante majorité
d’entre eux s’est soulevée contre les
va-t’en guerre qui entreprirent
d’attaquer et de détruire l’Irak.
L’ensemble des populations de l’Ouest et
de l’Est payent aujourd’hui le prix des
appétits voraces de ces criminels alors
que les partisans de la paix appelaient
à la vigilance face aux conséquences de
telles expéditions hasardeuses et
irresponsables.
Agressions qui n’ont fait
qu’engendrer l’anarchie dans lesquels
ces mêmes pays se trouvent aujourd’hui,
permettant à des mouvements armés de se
développer. Les pays qui ont participé à
ces crimes sont les premiers
responsables de la crise actuelle et
laissent leurs citoyens de confession
musulmane en payer le prix. Le CCIF ne
soutient pas le message porté par ce
hashtag. Les musulmans ne doivent pas
jouer le jeu islamophobe qui consiste à
les placer en coupable et suspect idéal,
les poussant sans arrêt à se justifier
par rapport aux agissements de tiers. »
La campagne pose deux questions
essentielles : les musulmans doivent-ils
s’exprimer sur ce qui se passe dans la
région et condamner les exactions de
l’OEI — et, plus largement, sont-ils
comptables de tout ce que fait un
musulman, où que ce soit dans le monde ?
Et si l’on ne répond pas oui, quel
devrait être le contenu de ces
positions ?
Rue89, dans un
texte très ironique, riposte le
25 septembre :
« La logique à l’œuvre dans tout
cela est terrible. Elle présuppose que
les musulmans seraient, par défaut,
solidaires des actes des terroristes.
Elle présuppose que tout musulman est
relié au terrorisme islamiste et qu’il
doit publiquement couper ce lien. Elle
présuppose une suspicion a priori. Une
suspicion qui est parfois explicite mais
qui est le plus souvent sourde, voire
intériorisée par les musulmans
eux-mêmes. »
« Nous devrions interroger la
petite satisfaction à voir un imam
affirmer qu’il condamne l’égorgement
d’un otage, comme si nous étions
rassurés de constater qu’il y avait de
“bons musulmans”, comme s’il fallait que
les musulmans prouvent qu’ils peuvent
être bons, qu’ils prouvent qu’il y a un
islam ouvert, tolérant. »
Alors, poursuit Rue89 ?
« Alors, folie contre folie, voici
une liste des désolidarisations qui
auraient pu être exigées, et ne l’ont
pas été, va savoir pourquoi.
On n’a pas demandé aux Martiens de
se désolidariser de Jacques Cheminade ;
on n’a pas demandé aux chrétiens de se
désolidariser du Ku Klux Klan ; on n’a
pas demandé aux porteurs de prothèses de
se désolidariser d’Oscar Pistorius »…
Suivent un grand nombre d’autres
exemples…
Le journaliste Akram Belkaïd s’est
exprimé dans le même sens
sur Twitter :
Il faut ajouter que des autorités
religieuses ont pris position depuis
longtemps contre telle ou telle action
dite terroriste, depuis le
11 septembre 2001. On fait pourtant
comme si, écrit Laurent Joffrin dans
l’éditorial de Libération du
25 septembre intitulé
« Dignité », « les autorités de
l’islam français ne dénonçaient pas,
avec une régularité d’horloge, mais dans
le silence des médias, les actes
violents commis au nom d’une conception
dévoyée de leur foi ».
Mais l’injonction semble viser tous
les musulmans, dont on ne donne jamais
la définition. Ceux-là même qui
dénoncent le communautarisme musulman y
font appel quand cela les arrange.
Ainsi, sur le site du Figaro,
Natacha Polony, une des éditorialistes
islamophobes du quotidien (nettement
moins, toutefois, que son confrère Ivan
Rioufol) se félicite de la « Dignité
des musulmans de France », mais
regrette les positions des « multiculturalistes ».
Si des musulmans se sentent
interpellés par ce qui se passe dans le
monde musulman et veulent réagir en tant
que croyants ou parce qu’il se
considèrent comme des musulmans
sociologiques — c’est-à-dire qu’ils
s’appellent Mohammed ou Fatima et se
sentent, pour des raisons culturelles ou
affectives, interpellés par ce qui
concerne l’islam —, ils ont bien sûr la
liberté de le faire, comme ils le font
sur d’autres sujets, notamment la
Palestine. Il n’y a pas si longtemps
pourtant, durant la dernière agression
contre Gaza (sûrement pas la dernière),
ce droit leur a été contesté. Certains
dénonçaient alors leur communautarisme,
voire leur antisémitisme. A ce propos,
on ne peut que se féliciter, par
exemple, de l’expression de voix juives
contre les agressions israéliennes comme
celles que porte l’Union juive française
pour la paix (UJFP)
Cette analogie nous ramène à la
deuxième dimension de ce débat sur les
musulmans, à savoir le contenu politique
de ces prises de position. Que faut-il
dénoncer ? Le seul assassinat d’un otage
français ? Cela fait des mois que l’OEI
a mis en scène des exécutions d’autres
musulmans, notamment chiites, sans que
les médias occidentaux en aient fait
grand cas. Et, surtout, peut-on
condamner ce qui se passe en
Irak et en
Syrie, sans évoquer, même en
passant, l’invasion américaine de 2003 ?
Sans évoquer cette nouvelle phase de
« la guerre contre le terrorisme »
lancée aujourd’hui (je reviendrai sur le
sujet dans le numéro du Monde
diplomatique du mois d’octobre, en
kiosques mercredi) ?
Lire Noam Chomsky, « Terrorisme,
l’arme des puissants », Le Monde
diplomatique, décembre 2001. Le
Parti des indigènes de la République
condamne, de manière un peu excessive
dans la forme, les ambiguïtés politiques
de l’appel, sous le titre « Un
curieux “appel des musulmans de France”
contre l’EIL mais pas contre la nouvelle
expédition militaire occidentale »
(25 septembre) :
« Pour commencer, il fait
complètement l’impasse sur les
conditions politiques qui ont permis
l’émergence de l’EIL, en Irak, suite aux
interventions impérialistes, notamment
aux deux guerres du Golfe, et à la
déstabilisation systématique de cette
région du monde, dont les processus
internes sont invariablement
instrumentalisés par les intérêts
géostratégiques des puissances
occidentales. Si l’EIL est effectivement
un monstre — cela ne fait aucun doute
pour nous — il est d’abord le monstre de
l’OTAN — pas celui de l’Islam ! — qui a
inauguré un cycle de violences sans fin
dans la région. Mais dans l’appel, rien
sur la destruction de l’Irak, et au
contraire un silence coupable et
impardonnable ! Rien sur les
responsabilités et les intérêts de
l’OTAN, de l’administration étatsunienne
et de la France ! Obama et Hollande
peuvent tranquillement partir en guerre,
continuer à propager l’horreur et à
disséminer l’injustice, avec la gentille
bénédiction de ces prédicateurs de
“paix” et de “justice”. »
Il ne fait aucun doute qu’avec la
nouvelle croisade contre le terrorisme
déclenchée en Irak et en Syrie, non
seulement la région sera encore plus
déstabilisée, mais l’islamophobie risque
de se répandre davantage encore en
Occident et de menacer des populations
entières, considérées comme
collectivement responsables de n’importe
quelle action menée au nom de l’islam
aux quatre coins de la planète.
L’existence du
Monde diplomatique ne peut pas
uniquement dépendre du
travail de la petite équipe
qui le produit, aussi
enthousiaste soit-elle. Nous
savons que nous pouvons
compter sur vous.
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