Palestine,
boycott, sanctions
Pourquoi Bernard-Henri Lévy reste
inaudible pour les Palestiniens (et
pourquoi il faut s’en féliciter)
Alain Gresh

Photo:
D.R.
Lundi 26 octobre 2015
« Ce qu’il ne faudrait plus entendre
sur l’“Intifada des couteaux” »,
tel est le titre d’un éditorial de
Bernard-Henri Lévy, publié par
Le
Point du 20 octobre dernier.
Au
risque de surprendre certains lecteurs,
je suis d’accord avec une partie du
chapeau de l’article que publie
Bernard-Henri Lévy : « Il est
inacceptable de renvoyer dos à dos les
kamikazes et leurs victimes. » A une
condition, inverser sa logique. Même si
toute agression contre un civil est
moralement condamnable, on ne peut
mettre sur le même plan les actions d’un
occupant et les réactions de l’occupé.
Les attentats commis par le Front de
libération nationale algérien (FLN)
contre des cafés étaient certes
moralement condamnables, mais on ne peut
les mettre sur le même plan que les
crimes de l’armée française. Les
attentats commis par le Congrès national
africain (ANC) contre des civils blancs
étaient certes moralement condamnables,
mais on ne peut les mettre sur le même
plan que les crimes du régimes de
l’apartheid. C’est toujours la violence
de l’occupant qui est à la source de la
violence de l’occupé.
Voir le dossier « L’imposture
Bernard-Henri Lévy » sur le site du
Monde diplomatique.
Mais, pour BHL, il faudrait condamner
les actions des dominés, et rester
silencieux devant les exactions des
dominants. On ne l’a jamais entendu
s’élever contre les attaques commises
par les colons, contre les crimes de
l’armée israélienne (« la plus morale
du monde », selon lui). C’est même
perché sur un char israélien que BHL
entre dans Gaza lors de la guerre
de 2008-2009, pour « rendre compte » du
conflit (1)
.
Ces remarques étant faites, je
reprends ici le texte intégral de son
éditorial (sur fond coloré) et y
réponds :
« Inaudible, de plus en plus
inaudible, la formule “loups
solitaire” au sujet de ces poignées,
peut-être demain de ces dizaines et,
après-demain, de ces centaines,
d’assassins de juifs “likés” par des
milliers d’“amis”, suivis par des
dizaines de milliers de “twittos” et
connectés à une constellation de
sites (l’“Al-Aqsa Media Center”, la
page “La troisième intifada de
Jérusalem”…) qui, pour partie au
moins, orchestrent le ballet
sanglant. »
Pour BHL, c’est la haine des juifs
qui nourrirait cette « Intifada
rampante ». Comme Nétanyahou sans doute,
il est convaincu que ce sont les
Palestiniens qui ont poussé Hitler à
engager sa politique génocidaire !
Lire Gilbert Achcar, « Le
grand mufti de Jérusalem, inusable outil
de propagande », Le Monde
diplomatique, mai 2010.
Or, en Palestine, ce sont des
Israéliens qui sont visés, non des
juifs. Et s’il y a parfois une
ambiguïté, c’est que, comme BHL ne le
sait sans doute pas, il n’y a pas de
nationalité israélienne en Israël. On
est juif, musulman ou chrétien. C’est
Israël qui se définit comme un Etat juif
et qui fait la confusion entre ses
citoyens et les juifs… Qu’il y ait de
l’antisémitisme dans le monde arabe,
sans aucun doute. Mais les Palestiniens
se révoltent contre ceux qui les
occupent, ceux qui les expulsent, ceux
qui les tuent. Si les occupants avaient
été Turcs ou Indiens, la réaction des
Palestiniens aurait été la même.
Est-elle déraisonnable, immorale,
choquante ? Qu’il est facile de son
bureau à Paris de donner des leçons
d’éthique à ceux qui subissent le pire.
« Inaudible, de plus en plus
inaudible, le refrain sur la
“jeunesse palestinienne échappant à
tout contrôle” quand on a vu la
série de prêches, opportunément mis
en ligne par le Memri, où des
prédicateurs de Gaza, poignard à la
main, face à la caméra, appellent à
descendre dans la rue pour
supplicier le maximum de juifs,
faire couler le maximum de sang ; ou
quand on se souvient de Mahmoud
Abbas lui-même, il y a quelques
semaines, au début de la séquence
tragique, trouvant d’abord
“héroïque” l’assassinat des époux
Henkin en présence de leurs enfants,
puis s’indignant de voir des juifs
“souiller” de leurs “pieds sales”
l’esplanade des Mosquées et, dans la
même déclaration, décrétant “pure”,
à l’inverse, “chaque goutte de sang”
de “chaque chahid” tombé pour
Jérusalem.
Insupportable et, surtout,
irrecevable, le couplet connexe sur
la “désespérance politique et
sociale” expliquant, ou excusant,
ces actes criminels quand tout ce
que l’on sait des nouveaux
terroristes, de leurs mobiles et,
souvent, de la fierté des proches
transmuant, après leur mort, le
crime en martyre et l’infamie en
sacrifice est beaucoup plus proche,
hélas, du portrait-robot du
djihadiste parti se sacrifier, hier
au Cachemire, aujourd’hui en Syrie
ou en Irak. »
Rappelons d’abord que le Memri est
une officine de propagande israélienne,
dirigée par un ancien officier. Ce que
certains médias ont souligné durant ce
qu’ils ont appelé l’Intifada des
couteaux, c’est qu’il n’y avait pas de
direction politique palestinienne,
contrairement à la situation lors de la
première et de la seconde Intifada. Mais
il est vrai que la société
palestinienne, et pas seulement les
prédicateurs fous, sont aux côtés des
jeunes. Non par amour du sang, non par
antisémitisme invétéré, mais simplement
parce qu’elle comprend le désespoir des
jeunes et qu’elle ne supporte plus la
prolongation indéfinie de l’occupation.
Et la glorification des martyrs est
commune à toutes les sociétés qui se
battent (ou qui sont en guerre). Rien
d’exceptionnel.
« Pas sûr, du coup, que soit
toujours approprié le mot d’intifada
pour désigner ce qui ressemble
davantage à un énième épisode de ce
djihad mondial dont Israël est une
des scènes, mais une des scènes
seulement. »
Comme si BHL avait jamais considéré
l’Intifada comme une action justifiée.
Qu’il nous explique comment devraient
agir les Palestiniens après des
décennies d’occupation et de
colonisation.
Lire aussi Olivier Pironet, « En
Cisjordanie, le spectre de l’Intifada »,
Le Monde diplomatique,
octobre 2014.
D’ailleurs, et il s’agit là de
l’essentiel du propos de BHL, ce qui
expliquerait la révolte palestinienne,
ce ne serait pas l’occupation, que BHL
se garde bien de dénoncer, ce serait le
fanatisme, ce serait le fait qu’« ils
nous haïssent, non pas à cause de ce que
nous faisons, mais à cause de ce que
nous sommes », comme l’expliquait le
président George W. Bush au lendemain
des attentats du 11-Septembre. D’où la
référence au djihad mondial. Qu’importe
que les autorités israéliennes
elles-mêmes affirment que la plupart des
responsables des attaques sont souvent
peu religieux et sans affiliation
politique (2)
.
Les Palestiniens qui détournaient des
avions dans les années 1970 ne le
faisaient pas au nom du djihad ; à
l’époque, les semblables de BHL
dénonçaient le terrorisme financé par
les Soviétiques. Et quand dans vingt ou
trente ans les Palestiniens continueront
leur combat, ils le feront sans doute au
nom d’une autre idéologie. La seule
chose certaine, c’est qu’ils ne
renonceront pas.
« Pas sûr que les doctes analyses
sur l’occupation, la colonisation,
l’intransigeance netanyahesque
expliquent encore grand-chose d’une
vague de violences qui compte au
nombre de ses cibles prioritaires
les juifs à papillotes ; donc les
juifs les plus visiblement et
ostensiblement juifs ; donc ceux que
leurs assassins doivent tenir,
j’imagine, pour l’image même du juif
et qui, soit dit en passant, se
tiennent parfois eux-mêmes à grande
distance de l’Etat d’Israël, quand
ce n’est pas en sécession ouverte
avec lui. »
Je ne sais pas où BHL a vu que
c’étaient des juifs à papillotes ou
religieux qui étaient visés. Mais on
sait depuis longtemps que les rapports
qu’il entretient avec la vérité sont
assez flexibles, comme le montrent ses
pseudo-reportages sur la Géorgie ou
sur l’Algérie.
« Pas sûr, d’ailleurs, que la
question même de l’Etat, celle des
deux Etats et, donc, du partage
négocié de la terre qui est, pour
les modérés des deux bords, la seule
question qui vaille, ait quoi que ce
soit à voir avec cet embrasement où
le politique cède la place au
fanatisme, voire au complotisme, et
où on décide de poignarder un
passant, n’importe quel passant, à
l’aveugle, du fait d’une vague
rumeur rapportant que l’on aurait
ourdi le plan secret d’interdire à
tout jamais l’accès au troisième
lieu saint de l’islam. »
Mais BHL ne nous explique pas à quel
moment la « modération » a permis aux
Palestiniens d’avancer vers la création
d’un Etat indépendant. S’il est vrai que
ce qu’il appelle le fanatisme progresse,
on pourrait poser l’équation de la
manière suivante, que j’ai rappelée à
plusieurs reprises : « Les Israéliens
n’ont pas voulu le Fatah, ils ont eu le
Hamas ; ils n’ont pas voulu le Hamas,
ils auront Al-Qaida et demain l’Etat
islamique. »
« Pas sûr, en d’autres termes,
que la cause palestinienne gagne
quelque chose à cette montée aux
extrêmes — et sûr, absolument sûr,
qu’elle a tout à y perdre ; que ce
sont les esprits raisonnables qui,
en son sein, achèveront d’être
laminés par ce déferlement ; et que
ce sont les derniers partisans du
compromis qui, avec ce qui reste du
camp de la paix en Israël, paieront
au prix fort les imprécations
irresponsables des imams de Rafah et
Khan Younès. »
Quand a-t-on entendu BHL se
préoccuper de la cause palestinienne ?
Quand a-t-il publié un éditorial sur la
violence des colons ? La seule chose qui
l’intéresse, prétend-il, c’est la paix.
Mais la paix à l’israélienne, une paix
dans laquelle les colonies ne seraient
pas démantelées, une paix qui
signifierait que la sécurité d’un
Israélien vaut la vie de
dix Palestiniens.
« Irrecevable encore, la formule
“cycle de violences ”, ou “spirale
des représailles”, qui, en renvoyant
dos à dos les kamikazes et leurs
victimes, entretient la confusion et
vaut incitation à recommencer.
Insupportable, pour la même raison,
la rhétorique de l’“appel à la
retenue”, ou de l’invitation à ne
pas “enflammer la rue”, qui
renverse, elle aussi, l’ordre des
causes et fait comme si le militaire
ou le civil en situation de légitime
défense avaient les mêmes torts que
celui qui a pris le parti de mourir
après avoir semé la plus grande
terreur autour de lui. »
Légitime défense ? cela ne vous dit
rien ? Le droit du colon français en
Algérie abattant le paysan qui lui
résiste ; le droit du colon en Afrique
du Sud de riposter aux insolences d’un
Noir ; le droit du colon en Australie
d’exterminer les autochtones sauvages
qui refusent de l’accueillir à bras
ouverts. Les autochtones ont toujours
été des sauvages aux yeux de ceux qui
venaient leur prendre leur terre et
souvent leur vie.
Etranges
indignations embarrassées
« Etranges, oui, ces indignations
embarrassées et dont on ne peut
s’empêcher de penser qu’elles
seraient probablement plus fermes si
c’était dans les rues de Washington,
de Paris ou de Londres que l’on se
mettait à occire le premier venu ou
à lancer des voitures béliers sur
les arrêts de bus. Plus qu’étrange,
troublante, la différence de ton
entre ces réactions et l’émotion
mondiale, la solidarité
internationale sans faille ni
nuance, suscitées, le 22 mai 2013,
par la mort d’un militaire, en
pleine rue, à Londres, assassiné à
l’arme blanche et selon un scénario
pas très différent de celui qui a
cours, aujourd’hui, à Jérusalem et
Tel-Aviv. »
La différence, et elle est de taille,
entre les deux situations, c’est que le
soldat britannique assassiné n’occupait
pas un pays étranger.
« Insupportable encore que la
plupart des grands médias ne portent
pas aux familles israéliennes
endeuillées le dixième de l’intérêt
qu’ils portent aux familles des
Palestiniens. Et insupportable
enfin, la petite mythologie en train
de se constituer autour de cette
histoire de poignards : l’arme du
pauvre, seulement ? celle dont on se
sert parce qu’elle est là, sous la
main, et qu’il n’en est point
d’autre ? Quand je vois ces lames,
je pense à la lame de la mise à mort
de Daniel Pearl ; je pense à celle
des décapitations d’Hervé Gourdel,
James Foley ou David Haines — je
pense que les vidéos de Daesh ont,
décidément, fait école et que l’on
se trouve là au seuil d’une barbarie
qu’il faut inconditionnellement
dénoncer si l’on ne veut pas qu’elle
exporte partout, je dis bien
partout, ses procédures. »
Un intérêt aux victimes
palestiniennes ? Rappelons, pour
mémoire, que dans les mois qui ont
précédé les derniers événements, nombre
de Palestiniens ont été tués, blessés,
arrêtés, chaque semaine, sans que les
médias s’en préoccupent vraiment. C’est
quand il y a des victimes israéliennes
que les médias occidentaux s’intéressent
à la Terre sainte. Durant le mois
d’août 2015, selon
un rapport des Nations unies (PDF),
sept Palestiniens ont été tués en
Cisjordanie (en fait neuf, car deux ont
succombé à leurs blessures). Des morts
ordinaires qui n’émeuvent jamais BHL.
Et BHL ne dit jamais rien non plus
sur les innombrables crimes que
« nous », les Occidentaux, commettons en
Afghanistan ou en Irak, aux pays
détruits (dont la Libye), aux centaines
de milliers de réfugiés. Il ne rappelle
pas que l’Etat islamique n’existerait
pas si les Etats-Unis n’avaient pas
envahi l’Irak. « Nous » sommes toujours
innocents. Et si l’assassinat de Hervé
Gourdel ou James Foley sont des crimes,
que faut-il dire des bombardements
indiscriminés que les drones américains
effectuent à des milliers de kilomètres
des frontières des Etats-Unis, au Yémen
ou en Afghanistan ?
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