Palestine,
boycott, sanctions
Ce que Laurent Joffrin ne nous dit pas
Alain Gresh
Photo:
D.R.
Lundi 17 août 2015
Dans un éditorial publié le
14 août dans le quotidien
Libération, dont il est le
directeur de la rédaction, « BDS,
dessous d’un boycott »,
Laurent Joffrin attaque la
fausse modération, selon lui, de
la campagne internationale
Boycott, désinvestissement et
sanctions (BDS) menée contre
Israël :
« La modération est
parfois trompeuse. En apparence,
le mouvement BDS (Boycott,
Désinvestissement, Sanctions),
qui coalise une myriade
d’associations propalestiniennes
et qui a été au premier rang de
la protestation contre
l’opération “Tel-Aviv sur Seine”
organisée par la maire de Paris,
tient un discours raisonnable.
L’Etat d’Israël, disent ses
animateurs, viole les
résolutions de l’ONU en
maintenant son occupation des
Territoires palestiniens et ne
cesse de jouer le fait accompli
en encourageant l’implantation
de nouvelles colonies en
Cisjordanie. En conséquence,
plutôt que par l’action
violente, BDS se propose de
faire pression sur le
gouvernement israélien en
suscitant à travers le monde une
campagne de boycott des produits
israéliens. »
Lire « Alarmes
israéliennes », par Julien
Salingue, Le Monde
diplomatique, juin 2014. Après
avoir reconnu, bien sûr — qui
pourrait l’oublier —, que le
gouvernement israélien
« poursuit une politique
d’occupation qui n’a aucune
existence juridique et qu’il
tend à rendre irréversible »
par la colonisation de la
Palestine, il en vient au cœur
de son papier, à savoir la
dénonciation du mouvement BDS.
« Le boycott indistinct de
tous les produits israéliens a
d’abord pour effet de mettre
tous ses citoyens dans le même
sac et sanctionner aussi ceux
d’entre eux qui sont favorables
à la paix », explique-t-il.
L’argument est pour le moins
étrange : quand se développait
une campagne de boycott de
l’Afrique du Sud, le
gouvernement raciste de ce pays
expliquait que cela punissait…
les Noirs ; et quand
Libération approuve les
sanctions prises contre la
Russie ou l’Iran, ne met-il pas
dans le même sac ceux qui
soutiennent le pouvoir et ceux
qui s’y opposent ?
Pour justifier cette
position, il affirme que l’« on
ne peut pas assimiler Israël à
une dictature où l’opinion ne
compte pas ». Mais ce qu’il
semble ignorer, c’est, comme le
souligne Benjamin Barthe dans
une excellente analyse publiée
par Le Monde du 12 août,
« “Tel-Aviv
sur Seine”, une grille d’analyse
périmée », qu’en « vingt
ans, l’opinion israélienne a
dérapé à droite. A force de
participer aux gouvernements
dirigés par le Likoud, sous la
tutelle d’Ariel Sharon ou
Benyamin Nétanyahou, la gauche
travailliste a scié la branche
sur laquelle elle était assise.
Quand, en novembre 2009, Bernard
Kouchner, alors chef de la
diplomatie française, déplore
“la disparition du camp de la
paix israélien”, il énonce
une évidence, que seuls ceux qui
ne viennent jamais dans la
région peuvent contester. »
J’irai même plus loin que
Barthe : une partie non
négligeable de l’opinion
israélienne vote pour des partis
d’extrême droite, voire
fascisants — des partis qui,
s’ils accédaient au pouvoir dans
n’importe quel pays de l’Union
européenne, seraient boycottés
par les autres Etats membres.
Vient ensuite l’inévitable
anathème contre les militants de
BDS qui ne condamneraient pas
« le Hamas qui gouverne à Gaza
en pratiquant une répression
impitoyable et qui use lui aussi
de moyens de lutte cruels et
contraires aux conventions
internationales ». Pourquoi
Joffrin ne rappelle-t-il pas
que, lors de la dernière attaque
contre Gaza, ce sont toutes les
organisations palestiniennes
sans exception qui ont participé
à la résistance ? Pourquoi
n’évoque-t-il pas les pratiques
de l’Autorité palestinienne,
laquelle viole aussi les droits
humains mais dans le silence des
pays occidentaux ? Pourquoi ne
rappelle-t-il pas que, selon les
calculs israéliens, un millier
de civils palestiniens ont été
tués durant l’offensive contre
Gaza de l’été 2014 alors que six
civils israéliens sont décédés ?
Laurent Joffrin, durant la
guerre d’Algérie, aurait-il
dénoncé les porteurs de valises
qui aidaient le Front de
libération nationale (FLN) dont
les militants posaient des
bombes dans des cafés ?
Mais, poursuit Laurent
Joffrin, l’essentiel n’est pas
là. La charte de BDS exige
« le retour sans conditions des
réfugiés palestiniens sur leur
terre d’origine ». Ce retour
« rendrait les juifs d’Israël
minoritaires dans l’Etat qu’ils
ont créé et dont l’ONU reconnaît
le droit à l’existence ».
Etrange raisonnement : dans
toutes les autres situations de
guerre, les Nations unies
prônent le droit des réfugiés
qui sont partis ou ont été
chassés de leurs foyers à
rentrer chez eux — les Croates
en Serbie, les Serbes en
Croatie, etc. Pour les
Palestiniens, ce droit est
reconnu par une résolution votée
par l’Assemblée générale des
Nations unies en décembre 1948,
et entérinée par Israël (c’était
la condition à son adhésion à
l’ONU). Au nom de quels
principes ce droit (qui n’est
pas le retour sans conditions,
mais le droit de choisir entre
retour et compensations)
serait-il refusé aux
Palestiniens ? Au nom de
« l’identité juive » ?
Lire « Un
seul Etat pour deux rêves »,
par Alain Gresh, Le Monde
diplomatique, octobre 2010. Pour
Joffrin, ce qui est
inacceptable, c’est d’envisager
une solution d’avenir qui ne
prévoirait qu’un seul Etat sur
la terre de la Palestine
historique. Et, pour bien
discréditer ceux qui la
défendent, il prétend que le
mouvement BDS rejoint, « sous
les atours d’une action légale
et pacifique, les mouvements les
plus extrémistes », et
notamment le Hamas, partisan
d’un tel Etat. Il aurait pu
préciser que celui qui,
aujourd’hui et sur le terrain,
contribue le plus efficacement à
créer un seul Etat entre le
Jourdain et la mer Méditerranée,
c’est le gouvernement israélien,
largement soutenu par son
opinion.
Mais, sans doute le plus
intéressant dans cet éditorial,
c’est ce que Laurent Joffrin
n’explique pas, ne nous dit
pas : comment pense-t-il arriver
à cette solution à deux Etats
qu’il dit souhaiter ? Quelles
mesures prendre ? Car, comme on
le remarquait plus haut et comme
le soulignent Thomas Cantaloube
et Pierre Puchot dans un texte
paru sur Mediapart, « Tel-Aviv
sur Seine : Anne Hidalgo et les
socialistes dans leur bulle »
(12 août) :
« L’argument qui considère
qu’il existerait aujourd’hui
deux Israël, l’un guerrier et
obscurantiste, l’autre pacifique
et éclairé, est très loin de la
réalité sociétale et politique
israélienne (…), qui n’a plus
rien à voir avec les espoirs de
paix esquissés au cœur des
années 1990. C’est la droite qui
a été portée à nouveau au
pouvoir par les électeurs
israéliens en mars 2015 pour
mener la même politique que
celle déployée depuis 2008, et
qui revient à asphyxier Gaza par
un blocus, à mener une offensive
militaire tous les 18 mois et à
continuer de construire des
colonies. En Israël, la droite
est aujourd’hui toute-puissante,
à Jérusalem comme à Tel-Aviv. Et
elle ne veut pas la paix. »
Que propose Laurent Joffrin
pour arrêter ce gouvernement ?
Rien, et surtout pas des
sanctions. Sinon, comme tous les
politiques et les éditocrates
français, de poursuivre un
« processus de paix » qui
n’existe plus, qui permet
simplement à Israël de continuer
sa colonisation et d’édifier un
seul Etat en Palestine — mais un
Etat fondé sur l’inégalité
juridique et politique de ses
habitants, en un mot un Etat
d’apartheid.
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