Nouvelles
d'Orient
Egypte, chroniques
d'une contre-révolution (III)
Alain Gresh
Alain
Gresh
Lundi 2 décembre 2013
Lire « Egypte,
chroniques d’une contre-révolution
(I) » et « Egypte,
chroniques d’une contre-révolution
(II).
Durant la semaine qui s’est écoulée
en Egypte, et qui devrait s’achever par
l’adoption du projet de Constitution qui
sera soumis à référendum, la répression
a pris un tour nouveau, visant désormais
non plus seulement les Frères musulmans,
mais aussi les militants de gauche,
souvent opposés aux Frères mais qui
refusent le retour de l’ancien régime.
Pour ceux qui ne l’avaient pas encore
remarqué, derrière la façade d’un
gouvernement qui comprend certains
membres de partis démocratiques, c’est
l’ancien système et la sécurité d’Etat
qui affirment haut et fort, soutenus par
la plupart des médias, qu’ils sont les
seuls décideurs. Ils entendent même
réécrire l’histoire et éradiquer
l’héritage révolutionnaire (« Égypte :
l’Histoire officielle contre la mémoire »,
OrientXXI, 29 novembre).
C’est le moment que Catherine Ashton,
la haute représentante de l’Union
européenne pour les affaires étrangères
et la politique de sécurité, a choisi
pour signer un accord de 90 millions
d’euros d’assistance à l’Egypte (« Ashton
signs €90 million assistance to Egypt »,
Ahram online, 28 novembre). Dans le même
temps, mais sans que cela remette en
cause l’alliance stratégique entre les
Etats-Unis et l’Egypte, Washington a
exprimé de manière beaucoup plus claire
que les Européens sa condamnation de la
répression (« Hagel
voices US concern over new Egyptian law
limiting protest », Egypt
Independent, 1er décembre.)
L’élément déclencheur des événements
a été l’adoption par le gouvernement (il
n’y a pas de Parlement) d’une nouvelle
loi réglementant les manifestations : en
résumé, et sans caricaturer, on peut
dire qu’il s’agit d’une interdiction
pure et simple du droit de manifester —
une telle loi était déjà en gestation
lorsque Mohammed Morsi était au pouvoir,
mais il n’avait pas osé la faire adopter
(lire « Egypt :
New protest law gives security forces
free rein », 25 novembre 2013).
Première application de cette loi, la
violente répression contre des
manifestants qui, le 26 novembre, la
contestaient et l’arrestation de deux
figures emblématiques des mobilisations
de janvier-février 2011, Ahmed Maher, un
des fondateurs du mouvement du 6 avril
(il a été libéré le 1er décembre), et
Alaa Abdel Fattah, un célèbre bloggeur,
déjà arrêté à l’époque du Conseil
supérieur des forces armées (CSFA) et
dont j’avais parlé sur ce blog (« Dans
les prisons égyptiennes »). La
police a envahi sa maison, battu sa
femme, confisqué son ordinateur et
commencé une campagne de désinformation
sur les réseaux sociaux en se camouflant
derrière… Anonymous ! (lire « And
it seems the government in #Egypt got
its own #Anonymous group »,
Egyptian Chronicles,
29 novembre 2013). C’est durant ces
manifestations qu’un groupe de jeunes
femmes ont été arrêtées, harcelées
sexuellement et ensuite abandonnées à
quarante kilomètres du centre du Caire.
Rappelons que Abdel Fattah Al-Sissi,
l’homme fort du régime, est celui qui
avait justifié, à l’époque du CSFA, les
tests de virginité sur les
manifestantes.
Le Monde diplomatique de
décembre (en kiosques) publie un
article sur le rôle des intellectuels
égyptiens, qui apporte un éclairage sur
les raisons pour lesquelles ceux de
gauche soutiennent les militaires (Fadi
Awad et Claire Talon, « Fracture
chez les écrivains égyptiens »). La
répression vise notamment les
universités, où les interventions
brutales des forces de l’ordre ont
entraîné la mort de plusieurs étudiants.
Des représentants des syndicats
étudiants ont demandé la destitution du
ministre de l’éducation supérieure et de
celui de l’intérieur (lequel occupait
déjà ce poste sous la présidence Morsi)
(« Student
groups demand dismissal of Egypt higher
education, interior ministers »,
Ahram online, 30 novembre).
L’administration de l’Université du
Caire a elle aussi condamné les
violences policières (« Cairo
University : Police responsible for
Thursday clashes », Ahram online,
30 novembre).
Parallèlement, la répression contre
les Frères musulmans, dont des milliers
de cadres croupissent en prison,
se poursuit. Une cour d’Alexandrie a
ainsi condamné quatorze femmes (dont
sept mineures) à onze ans de prison pour
avoir manifesté (« Egyptian
court gives female Islamist protesters
harsh jail terms », Ahram online,
27 novembre). Ce verdict, ainsi que les
photos des jeunes militantes qui ont
circulé, ont suscité un tel tollé que
leur cas devrait être examiné en appel
le 7 décembre (« Appeal
date set for 21 pro-Morsi female
protesters case », Ahram online,
30 novembre).
Les
manifestantes condamnées à 11 ans de
prison
Photo : Xinhua
Au début du mois, douze étudiants
d’Al-Azhar avaient été condamnés à
dix-sept ans de prison pour les mêmes
charges (détérioration de biens publics,
attaques contre des policiers).
Ces jugements controversés sont
l’occasion de dire un mot sur l’appareil
judiciaire égyptien, présenté sous la
présidence de Mohammed Morsi comme un
bastion de la lutte contre la
« dictature » des Frères et pour un
régime démocratique. L’on constate que
les juges se comportent le plus souvent
en fidèles soutiens de l’ancien régime,
appliquant sans rechigner de lourdes
sentences contre les opposants. Ainsi,
lors d’une récente réunion, un certain
nombre d’entre eux ont soutenu la
nouvelle loi liberticide contre le droit
de manifester (« Judges
defend protest law », Egypt
Independent, 26 novembre).
Une dernière remarque sur le climat
qu’entretiennent les médias en Egypte,
marqué par un mélange de chauvinisme
exacerbé et de xénophobie (notamment à
l’encontre des Palestiniens et des
Syriens). Le ridicule ne tuant plus
depuis longtemps, le projet de
Constitution s’ouvre sur cette phrase :
« L’Egypte est un don du Nil aux
Egyptiens et l’Egypte est un don des
Egyptiens à l’humanité. »
L’existence du Monde
diplomatique ne peut
pas uniquement dépendre du
travail de la petite équipe
qui le produit, aussi
enthousiaste soit-elle. Nous
savons que nous pouvons
compter sur vous.
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