Opinion
Maurice Audin, « l’œil dans la tombe… »
Ahmed Halfaoui
© Ahmed
Halfaoui
Lundi 22 juin 2015
Ils sont très touchants les nostalgiques
du pays, de son soleil et de ses plages,
de son anisette, de ses soirées merguez
sous les pergolas et les treilles
généreuses, et des yeux envoûtants de
ses moukhères, qui fleurent un indicible
mystère. Il n’y en a que pour eux et
pour leur mémoire martyrisée. Ils osent
étaler leur superbe les camusiens des
deux rives, qui se lamentent que le
maître et sa justice soit restés
incompris et des bourreaux et de leurs
victimes, qui se seraient laissés
entraîner dans un malentendu. Les
colporteurs d’Albert Camus peuvent
vendre à la criée, à titre posthume, sa
vision d’une Algérie restée française où
l’Arabe, qui aura déposé les armes, se
contente de réclamer ses droits et la
France d’en prendre conscience, le tout
dans le système qui le ravale en seconde
zone. Mais l’histoire ne s’accommode que
de la vraie vie, celle qui l’écrit et
qui l’a écrite. La vie de millions
d’Algériens qui a nourri leur colère et
l’a faite exploser à la face de
l’ignoble colonialisme, qui faisait que
Camus cachait l’origine espagnole de sa
mère, celle-ci qu’il assimile à la
France, dans sa tirade sur la
« justice ». Cette vie là Maurice Audin
la savait, même s’il ne la vivait pas et
la colère l’a aussi pris, tout
naturellement. Car il faisait partie
d’une humanité qui lui dictait de lutter
contre le crime. Le mathématicien qu’il
était est mort assassiné, à 25 ans, à
cause de ce qu’il avait posé l’équation
réelle, bien au-dessus des limbes où
s’est réfugié Camus. Camus voulait la
protéger, Audin « a quitté sa
communauté », il en a payé le prix. Le
parachutiste Massu en a fait un exemple,
en ordonnant son exécution et sa
« disparition ». Audin comprenait qu’il
ne pouvait y avoir de « justice » sans
que les « petits-blancs » perdent leur
statut d’occupants. Camus ne voulait pas
qu’ils le perdent. Il les plaignait
désespérément et ils ne lui sauront pas
gré, en manifestant ne serait-ce que la
sympathie pour ses efforts. Bien au
contraire, ils laisseront les Ultras,
Salan et les commandos de l’OAS les
représenter, se confinant dans
l’attentisme, dans le soutien ou dans la
prostration, en attendant le verdict du
« conflit », la peur de l’Arabe au fond
des yeux. Un Arabe, l’indigène qui
rasait les murs, qui donnait du
« monsieur-madame » quoi qu’il fut et
quoi que fut « l’Européen-l’Européenne ».
Le verdict du « conflit » a donné raison
à Maurice Audin. Camus a perdu
l’Algérie, la sienne, sans des Arabes
visibles dedans, avec un nom. Massu et
ses sbires n’ont pas pu gagner, imposer
la terreur. Ils seraient restés les
« petits-blancs ». Ils ont préféré
partir pour ne plus revenir. Ils ne
voulaient plus rester dans une Algérie
où il n’y aurait plus d’indigènes,
seulement des citoyens. Là était la peur
réelle, inavouée. Bien tard, des regrets
d’avoir quitté le « pays natal » sont
apparus, poussant à visiter les
souvenirs vestiges d’un temps disparu,
les amis d’enfance, le quartier et les
cimetières. Les tueurs, eux, le regard
d’Audin n’a jamais dû cesser de les
hanter et la peur de trouver l’œil dans
la tombe.
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