Amérique latine
Fidel Castro à Oran
Ahmed Bensaada
Mardi 3 janvier 2017
Source :
Afrique Asie
C’était une belle
et chaude journée du mois de mai 1972.
Des nuages blancs et cotonneux
parsemaient ce ciel bleu si typique du
printemps oranais. Il ne manquait que le
triangle rouge et la « Estrella
Solitaria » pour parfaire le drapeau du
pays de l’hôte de la journée. Mais la
météo n’avait pas osé pousser
l’extravagance jusqu’à ce point, même
si, pour être franc, le visiteur du jour
en valait la peine. Il est vrai qu’Oran,
capitale de l’Ouest algérien, n’avait
pas l’habitude de recevoir des
personnages de cette envergure. Et ce
jour-là, une décennie après
l’indépendance de l’Algérie, l’invité
était une icône : Fidel Castro, en
personne !
Le « Líder Máximo
», le compagnon du Che, l’illustre « barbudo »,
le rebelle de la Sierra Maestra, le
héros de la « Baie des cochons », « El
Comandante » : il était à Oran.
Du haut de mes 14
ans, je m’étais frayé, non sans peine,
un chemin à travers une foule dense,
composée de dizaines de milliers de
personnes venues s’amasser sur cette
place qui accueillait ce mémorable
évènement.
Celui qui défiait
la plus grande puissance du monde à
partir de sa minuscule île des Caraïbes
située à une distance ridicule des rives
américaines, était là, devant moi, en
chair et en os. Avec une diction aussi
passionnée que théâtrale, il débuta son
discours :
« Querido
compañero Houari Boumediene ;
Queridos
camaradas dirigentes del FLN y del
Gobierno Argelino ;
Queridos amigos
de Orán » [1].
Les premières
phrases en espagnol du « Comandante »,
amplifiées par des haut-parleurs
crachotants, eurent une résonnance
particulière dans cet immense espace. En
fait, il n’y avait qu’à lever la tête et
regarder vers le nord, pour apercevoir,
majestueusement juché sur une crête du
massif du Murdjadjo, le fameux fort de
Santa Cruz qui domine El Bahia [2]. Cet
imposant édifice, érigé entre 1577 et
1604, est une des œuvres majeures qui
témoignent de l’occupation espagnole de
la ville pendant presque trois siècles
(1509 - 1792). Oran, la plus hispanique
des villes algériennes, garde encore
dans son sabir les empreintes de mets et
des mots qui témoignent de cette
présence qui n’a réellement été
interrompue qu’avec l’indépendance de
l’Algérie en 1962.
Et moi, qui ait
grandi dans le vieux quartier de Scalera
(escalera : escalier en espagnol), j’en
savais quelque chose. À Oran, la figue
de barbarie se dit « chumbo », l’eau de
javel « lejía », l’armoire « armario »
et la paëlla et la « calentita » sont
des plats « authentiquement » oranais !
Hasard de
l’histoire, l’Espagne a conquis Oran et
Cuba presqu’en même temps. En effet, le
conquistador Diego Velázquez de Cuéllar
colonisa Cuba en 1511 et y fonda La
Havane en 1514. Autre coïncidence ? La
libération des peuples cubain et
algérien a été arrachée à quelques
années d’intervalle (Cuba : 1959 ;
Algérie : 1962).
El Comandante
continua de plus belle :
« Nous sommes
ici avec vous tout simplement parce
qu'en Algérie il y avait une révolution
et parce qu’à Cuba il y avait une
révolution […]. […] chaque
combat, chaque bataille, chaque action
de la lutte du peuple algérien a été
suivie chaque jour par notre peuple. La
lutte héroïque contre l'armée
colonialiste de la France, la fermeté du
peuple algérien, leur patriotisme, a
suscité énormément de sympathie dans
notre pays »
Fidel n’exagérait
en rien la sympathie qu’éprouvait le
peuple cubain envers la révolution
algérienne et son combat héroïque contre
la colonisation française. Entre 1956 et
1957, plus de 20 articles sur la guerre
d’indépendance algérienne ont été
publiés par Bohemia, le journal
cubain d’opposition au dictateur
Batista. Illustrés de photos, les
articles relataient aussi bien la lutte
révolutionnaire en Algérie que les
succès militaires du FLN (Front de
libération nationale algérien) ou
l’utilisation de la torture par les
Français [3]. Et les titres étaient
éloquents : « Lágrimas, terror y
sangre en Argelia » (« Larmes,
terreur et sang en Algérie », Bohemia,
14 avril 1957) ou « ¡ Asi es la
guerra en Argelia ! » (« Ainsi est
la guerre en Algérie ! », Bohemia, 7
juillet 1957), etc.
Mais bien que Fidel
eût la décence de ne pas le souligner
publiquement, la sympathie du peuple
cubain n’a pas été que des sentiments
« protocolaires » entre deux nations que
séparent des milliers de kilomètres.
Au-delà de la langue, de la religion, de
la géographie et de la culture, Fidel et
Cuba ont concrètement aidé l’Algérie à
se faire une place dans le concert des
nations, à recouvrer son indépendance, à
préserver son intégrité territoriale et
à soigner son peuple.
Fidel renchérit :
« A cette
époque, personne ne pouvait penser à une
rencontre comme celle-ci. La solidarité
était d’un autre type. Qu’était-il
possible de faire pour soutenir la lutte
algérienne, la cause algérienne,
qu’était-il possible de faire pour
coopérer avec le peuple algérien dans ce
combat ? »
Et ces
questionnements ne sont pas restés sans
lendemain, bien au contraire. Selon
Giraldo Mazola, ancien ambassadeur de
Cuba en Algérie (1974-1978), une
délégation du Gouvernement provisoire de
la république algérienne (GPRA) a été
reçue dès 1960 par les autorités
cubaines. Le 27 juin 1961, soit
seulement 2 mois à peine après le
débarquement de la Baie des Cochons
(avril 1961), Cuba reconnut le
gouvernement algérien en exil. Et ce
n’était pas anodin : Cuba fut le premier
pays de l’hémisphère occidental à le
faire, ce qui lui attira les
représailles du gouvernement français
[4].
L’aide à la cause
algérienne durant sa révolution ne
s’arrêta pas là. Vers la fin octobre
1961, Fidel Castro envoya un émissaire,
le jeune journaliste argentin Jorge
Ricardo Masetti, pour rencontrer les
combattants algériens à Tunis et
s’enquérir de leurs besoins. Masetti y
rencontra les leaders du FLN, dont
Benyoucef Benkhedda, le président
du gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA).
Deux mois plus
tard, le bateau cubain Bahia de Nipe
quitta La Havane en direction de
Casablanca (Maroc). La cargaison qu’il
transportait comprenait 1500 fusils,
plus de 30 mitrailleuses et 4 mortiers
de fabrication américaine. Elle fut
transportée dans un camp du FLN installé
à proximité de la ville d’Oujda, à la
frontière algérienne. Cet épisode est
reconnu comme étant la toute première
aide militaire envoyée par Cuba à
l’Afrique.
À son retour, le
Bahia de Nipe ramena 76 combattants
algériens blessés et 20 enfants
algériens provenant de camps de
réfugiés, pour la plupart des orphelins.
Comme l’explique le professeur Piero
Gleijeses, l'aide octroyée par Cuba à
l'Algérie n'avait rien à voir avec le
conflit Est-Ouest. Ses racines sont
antérieures à la victoire castriste de
1959 et relève de l'identification d’un
grand nombre de Cubains avec la lutte du
peuple algérien [5].
Le soutien du
peuple cubain ne s’interrompit pas avec
l’indépendance de l’Algérie en 1962. Il
se poursuivit tout spécialement lors de
ce qui fut nommé la « Guerre des
sables », un conflit frontalier entre le
Maroc et l’Algérie. Hassan II, le jeune
roi du Maroc avait décidé « d’agrandir »
son pays aux dépens de la jeune Algérie,
exsangue après 132 ans de colonisation
et près de 8 années de guerre sans merci
contre le colonialisme français. Ainsi,
le 25 septembre 1963, un peu plus d'une
année à peine après l’indépendance de
l’Algérie, les troupes du monarque
chérifien envahirent le territoire
algérien pour y occuper les importants
postes frontaliers de Hassi-Beida et
Tindjoub [6]. Hassan II, qui avait
accédé au trône à peine 2 ans et demi
auparavant, initia un sanglant conflit
qui causa des dizaines de morts et des
centaines de blessés [7].
L'Algérie
s'empressa de demander une aide
militaire à Cuba pour faire face à
l'invasion marocaine. Il ne fallut aux
autorités cubaines que quelques heures
pour qu'elles acceptent de soutenir
l'Algérie agressée. Malgré la violence
de l’ouragan Flora, une des pires
catastrophes naturelles depuis des
décennies qui dévasta la partie
orientale de l’île en tuant plus de 1000
personnes, Cuba affréta 2 navires en
direction de l’Algérie : l’Aracelio
Iglesias etl’Andres
Gonzalez Lines. Le premier accosta
dans le port d’Oran le 21 octobre 1963.
À son bord, un bataillon de chars
composé de 22 T-34 russes et 50
techniciens militaires cubains [8]. Le
second arriva à Oran le 28 octobre avec
un bataillon d’infanterie et une
cargaison de fusils, de canons et de
mortiers. Avec le reste des troupes qui
arrivèrent à l’aéroport d’Oran par avion
le 29 octobre, l’effectif cubain
s’élevait à 686 militaires. Et ce
n’était pas tout :l’Andres
Gonzalez Lines
transportaitaussiunprésent au peuple
algérien : 4744 tonnes de sucre [9] !
Les forces cubaines
n’eurent pas besoin de participer au
combat contre l’armée marocaine.
L’arrivée de l’aide massive en
provenance de Cuba (qui avait été
signalée dans la presse) a précipité un
accord de cessez-le-feu entre les deux
pays voisins, signé le 29 octobre à
Bamako.
Les Cubains ne
prirent pas le chemin du retour
immédiatement après l’arrêt des
hostilités. Ils demeurèrent en Algérie
jusqu’au 17 mars 1964 pour former des
militaires algériens dans le maniement
des armes qu’ils avaient ramenées. Le
responsable cubain de la mission avouera
que tout l’armement fut offert à l’armée
algérienne « sans charger quoi que ce
soit, même pas un cent » [10].
L’engagement de
Cuba auprès de l’Algérie a été
exceptionnel de par l’aide matérielle et
humaine octroyée par le pays frère mais
aussi par le fait qu’il nuisait à ses
intérêts comme ce fut le cas en 1961. En
effet, le soutien cubain à l’Algérie
souleva l’ire du Maroc qui rompit ses
relations diplomatiques avec Cuba le 31
octobre 1963 et annula un colossal
contrat d’approvisionnement en sucre
cubain d’un million de tonnes sur 3 ans.
Un manque à gagner de 184 millions de $
au moment où les États-Unis essayaient
d’asphyxier Cuba et Fidel Castro [11].
Il n’y pas que la
politique internationaliste militaire
cubaine qui commença en Algérie. La
tradition médicale internationaliste y
débuta aussi. Sous l’initiative de Fidel
Castro, le premier groupe médical arriva
en Algérie le 24 mai 1963. C’était un
moment où Cuba avait besoin de son
personnel médical à cause de l’exode
post-révolutionnaire. Mais, comme le
souligna à l’époque Machado Ventura, le
ministre cubain de la Santé publique, «
le peuple algérien en avait plus
besoin que nous et il le méritait ».
C'était un acte de véritable solidarité
qui n'apportait aucun bénéfice tangible
à Cuba et qui se soldait par des coûts
matériels pour le pays [12]. La présence
médicale cubaine n’a jamais cessé
depuis. On la trouve encore à l’heure
actuelle dans diverses régions du
territoire algérien et elle est très
appréciée par les populations locales
[13].
Pour Piero
Gleijeses, il n’y a aucun doute : « l’Algérie
a été le premier amour de Cuba en
Afrique ». Un amour noble,
désintéressé, humaniste, qui promeut la
dignité des peuples. De plus, « son
aide à l'Algérie reflète un niveau
d'idéalisme qui est inhabituel dans les
affaires étrangères des grandes ou
petites puissances […]» [14].
Il faut reconnaitre
que Fidel Castro, le stratège de cette
incomparable politique, est la
conscience qui se dresse entre les
colonisateurs et les peuples opprimés,
entre ceux qui veulent dominer le monde
et ceux qui ne cherchent qu’à vivre en
paix, entre les nations prédatrices et
leurs proies sans défense.
Il faut l’admettre,
n’en déplaise à la bienpensance
occidentale« mainstream », celle-là même
qui défend ceux contre lesquels Fidel
s'est dressé sa vie durant...
Le discours arriva
à sa fin. Le Líder Máximo l’acheva en
apothéose, sous les acclamations d’une
foule en liesse :
« ¡Viva la
Revolución Argelina!, ¡Viva la amistad
entre Argelia y Cuba !
¡Patria o Muerte
!, ¡Venceremos! » [15]
Lorsqu’il m’arrive
de passer par cette place, au hasard de
mes voyages à Oran, il me semble
toujours y entendre virevolter ces mots
et résonner cette voix.
Dorénavant, je
lèverai la tête vers l’azur et je
chercherai le visage de Fidel entre les
nuages blancs et cotonneux. Qui sait,
avec un peu de chance, je l’entendrai me
dire :
« ¡Hasta la
victoria siempre, querido amigo
de Orán ! » [16]
P.S. : À l’annonce
de la mort de Fidel Castro, l’Algérie
décréta 8 jours de deuil national, un
jour de moins que Cuba.
Montréal, le 14
décembre 2016
Notes et
références
-
« Cher compagnon Houari
Boumediene ; chers camarades du FLN
et du gouvernement algérien ; chers
amis d’Oran ».
Le discours complet
de Fidel Castro, prononcé à Oran le 12
mai 1972, peut être lu à l’adresse
suivante :
http://www.fidelcastro.cu/es/discursos/discurso-pronunciado-por-el-comandante-fidel-castro-en-la-ciudad-de-oran-argelia
-
El Bahia est le surnom arabe de la
ville d’Oran qui veut dire « La
Radieuse ».
-
Rodriguez Drissi, Susannah, « Between
Orientalism and Affective
Identification : A Paradigm and Four
Case Studies towards the Inclusion
of the Moor in Cuban Literary and
Cultural Studies », Thèse de Ph.D.,
Université de Los Angeles (UCLA),
2012, p. 124.
-
Giraldo Mazola, « La independencia
del pueblo argelino nuestro pueblo
la siente como propia », Granma, 5
juillet 2012,
http://www.granma.cu/granmad/2012/07/05/interna/artic01.html
-
Piero Gleijeses, « La primera
experiencia cubana en África:
Argelia, 1961-1965 », Temas No. 16,
Octobre 1998 - Juin 1999
-
6.Ibid
-
Alexander Mikaberidze, « Conflict
and Conquest in the Islamic World :
A Historical Encyclopedia, Volume 1
», ABC-CLIO, Santa Barbara (USA),
2011, p.797.
-
William J. Durch, « The Cuban
Military in Africa and the Middle
East : From Algeria to Angola »,
Studies in Comparative Communism,
Vol. XI, N° 1 &. 2. Spring/Summer
1978. 34-74
-
Voir réf. 5
-
10.Ibid
-
Yasmina Allouche, « Algeria and Cuba
allied by a shared revolutionary
struggle », The New Arab, 27 octobre
2016,
https://www.alaraby.co.uk/english/comment/2016/10/28/algeria-and-cuba-allied-by-a-shared-revolutionary-struggle
-
Voir réf. 5
-
Alex MacDonald, « Fidel Castro
laisse au Moyen-Orient un héritage
durable », Arrêt sur Info, 27
novembre 2016,
http://arretsurinfo.ch/fidel-castro-laisse-au-moyen-orient-un-heritage-durable/
-
Voir réf. 5
-
« Vive la révolution algérienne !
Vive l’amitié entre l’Algérie et
Cuba ! La patrie ou la mort ! Nous
vaincrons ! »
-
« Jusqu’à la victoire toujours,
cher ami d’Oran ! »
Publié avec l'aimable autorisation
de l'auteur
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