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Opinion
Tunisie. Voyage au
cœur du « monstre » islamiste
Zohra Abid
Mardi 31 mai 2011 Un immeuble imposant
dans une citée moderne. Un accueil chaleureux. Un peu trop
peut-être et une armada de personnes dévouées corps et âme à
Ennahdha. Par Zohra Abid
Pour
séduire, s’imposer et se protéger des mauvaises langues, le
parti islamiste tunisien enfile aujourd’hui la cape de l’Akp,
son équivalent au pouvoir en Turquie, et se dit ouvert à tout...
Même si vous n’avez pas l’adresse exacte du parti Ennahdha, vous
ne risquez ni de tourner en rond à l’entrée du quartier
huppé de Montplaisir, au cœur de la capitale, ni de vous perdre.
Il suffit de poser la question à n’importe quel passant qui vous
conduira à l’ancien immeuble de Tunisie Telecom: un building
moderne de plusieurs étages fraîchement peint en blanc, aux
portes et fenêtres en verre fumé.
Le siège d'Ennahdha à Montplaisir
L’autre gros détail: à l’entrée, une affiche géante en forme de
couronne, estampillée du slogan de ce parti qui a survécu, des
décennies dans la clandestinité, et qui tente aujourd’hui
d’occuper une bonne place dans le prochain gouvernement.
Un accueil digne… de foi
Portes vitrées, parterre marbré, plantes vertes et des
mots de bienvenue écrits sur deux panneaux, en arabe, en
anglais, en français et en italien. A gauche de l’ascenseur,
tout est indiqué comme si on était dans un ministère ou autre
établissement officiel. Pour tel étage, tel service et tout
semble dans l’ordre et minutieusement organisé. Tout parait
nickel, et partout, ça sent le propre. Des va et viens, des
hommes et des femmes s’affairent en silence. Un silence
religieux interrompu par «Assalamou Alaykom» à chaque fois où
quelqu’un passe.
Ennahdha vous souhaite la bienvenue
dans toutes les langues Les hommes qui
peuplent le siège ne sont pas barbus. Pas un seul. Au contraire,
tous bien rasés. Et les femmes! Les unes sont voilées, les
autres non. Plusieurs sont en pantalons et en jean mais se font
discrètes. Pas de petits hauts choquants ou de tee-shirts
échancrés.
A l’accueil: un jeune au grand sourire. Ce bachelier est tout
content de décrocher ce travail et ne le cache pas. Content
aussi d’avoir un salaire de 500 dinars dès le premier mois. Dans
la salle d’attente, deux autres jeunes diplômés, originaires de
la banlieue sud de Tunis. Eux aussi attendent de signer leur
contrat de travail au sein du parti. Ils sont heureux d’être au
service d’Ennahdha et d’avoir un boulot. A leur côté, un
militant quinquagénaire attend d’être reçu par le bureau
exécutif. Un autre, beaucoup plus jeune, demande le formulaire
pour s’adhérer à Ennahdha.
«J’ai assisté à plusieurs meetings. Là, je suis décidé. Je suis
musulman et moderne et ce parti se veut moderne et tolérant. Là,
ça me convient», raconte, à Kapitalis, Marouane, un caissier
dans un restaurant au centre-ville.
Des dons et des millions
Au bureau des décideurs, la vue qui donne sur Tunis est
imprenable. Tout est neuf: meubles, ordinateurs, outils de
travail et autres équipements. L’un des deux jeunes que nous
avons croisés en bas en train d’attendre d’être embauchés, nous
sert un café qui sent bon. C’est du 100% arabica servi dans une
tasse d’un goût très raffiné.
Alors que Hamadi Jebali, porte-parole du parti, est réuni,
mercredi, avec quatre ou cinq membres du bureau exécutif, Ajmi
Lourimi, 48 ans, un éternel étudiant (et membre du bureau
exécutif) nous a consacré un peu de son temps. L’homme à la
casquette est resté à l’ombre 17 ans et demi. Son délit était
d’appartenir au parti islamiste. Ajmi Lourimi est philosophe de
formation, un élève de l'éminent Mohamed Abed Al-Jabri. Ce qui
ne lui a pas évité d'avoir été «trimbalé» dans presque toutes
les prisons du pays de Bizerte à Kasserine en passant par
9-Avril de Tunis, aujourd’hui détruit, Borj Erroumi, près de
Bizerte, Grombalia, Sfax, Monastir, avant de le libérer le 24
juillet 2007.
Sur cette période noire de sa vie, l’homme se veut plutôt
discret. Cinq minutes après, arrive Zied Daoulatli, un docteur
en pharmacie qui n’a jamais exercé sa profession – lui aussi a
connu les geôles et l’asile.
Ce qui fait bruit aujourd’hui dans la cité, c’est le financement
d’Ennahdha, qu’en pense le pharmacien? M. Daoulatli dit que tout
revient aux militants. «C’est grâce aux dons de nos militants.
Chacun selon ses moyens. Il y a ceux qui donnent cent dinars et
plus. Il y a des personnes qui ont mis dans les caisses du parti
un million d’un seul coup», a-t-il dit sans oublier ceux qui
sont mobilisés volontairement et qui donnent de leur temps et de
leur personne.
«Nos militants ont tous été formés au principe du volontariat.
Puis, nous avons bien sûr les cartes d’adhérents», a-t-il
ajouté. La carte d’adhésion dans le parti Ennahdha est à 30
dinars. «Le parti est aujourd’hui présent partout. C’est-à-dire
dans les 265 délégations du pays», précise M. Daoulatli. Un
petit calcul, ça doit chiffrer…
Pas de financement de l’étranger ? «Pas un centime», affirme M.
Daoulatli.
Un Islam à la Turque
Des années 1980, les Tunisiens gardent un mauvais
souvenir des exactions commises par le parti. L’incendie
provoqué dans la cellule du Rcd, l’ex-parti au pouvoir, à Bab
Souika, qui a fait deux morts, reste une tache noire dans
l’histoire d’Ennahdha. Beaucoup de Tunisiens pensent qu’il
s’agit d’un mouvement violent et ne font pas confiance à son
pacifisme affiché actuellement. On lui reproche toujours le
double-langage. A ces soupçons, M. Daoulatli répond
qu’aujourd’hui, les éléments les plus durs se sont détachés du
parti. «Même dans les mosquées, ils nous prennent pour des
athées. Notre orientation est claire aujourd’hui, et notre
modèle c’est un Islam à la Turque. Et notre devise, c’est
l’alliance entre tous les partis contre la dictature et pour la
démocratie, qu’elle qu’en soit la forme», plaide-t-il. Et de
préciser qu’à chaque fois qu’il y a crise, il y a toujours un
courant extrémiste qui naît et se développe. «Tout comme la
montée de Le Pen en France», dit-il. Et de souligner: «Nous ne
partageons pas l’extrémisme de certains partis se réclamant de
l’islamisme».
Zied Daoulatli, Ajmi Lourimi
A entendre M. Daoulatli, Ennahdha cherche à ce que tous les
partis cohabitent ensemble pour instaurer une vraie démocratie.
«Nous sommes en contact avec le Fdtl de Mustapha Ben
Jaâfar, le Cpr de Moncef Marzouki et même avec l’Ugtt», affirme
M. Daoulatli. Et de préciser que les Tunisiens ont besoin
aujourd’hui de faire la paix entre eux afin de tourner la page
et essayer de construire leur démocratie.
«La Tunisie a besoin d’un gouvernement parlementaire qui mettra
les bouchées doubles pour trouver un plan d’urgence et mettre en
place rapidement l’infrastructure nécessaire au développement
des régions et à la résorption du chômage, notre principal
défi», explique M. Daoulatli.
Est-ce possible? Est-ce faisable! Réponse du pharmacien:
«Actuellement, nous sommes capables de réaliser une croissance
de 8 à 9%. Oui, c’est faisable. Il nous faut seulement une
constitution pluraliste. De notre côté, nous n’écartons aucun
parti et la parole doit revenir à toutes les familles
intellectuelles», promet le dirigeant islamiste.
Modérément vôtre…
Les bars et l’alcool, les droits de la femme, la
liberté du culte…, qu’en dites-vous? «Chacun est libre. Ça ne
nous dérange pas de voir des gens qui boivent et qui fréquentent
les bars. D’ailleurs, j’habite à Kheïreddine et je vois des
choses dans la banlieue notamment des couples sur les plages.
Mais à chacun sa vie qui n’appartient qu’à lui», répond M.
Daoulatli.
Qu’est ce qui aujourd’hui vous dérange le plus? «Le dictateur
est parti, mais son système est encore là. Il nous faut quatre,
peut-être cinq ans pour nous débarrasser de cet héritage et
construire enfin un pays sur des bases démocratiques. Les
secteurs comme la magistrature, les médias, la sécurité
nationale doivent être mis au service du peuple et pas détournés
au profit de quelques individus», répond Ajmi Lourimi. Selon
lui, plusieurs institutions ont besoin aujourd’hui d’être
réformées et dotées de l’indépendance nécessaire.
Le cheikh Mourou est-il encore membre d’Ennahdha? «Oui», répond
M. Lourimi. Pour le moment, le parti Ennahdha n’a pas encore
dévoilé le nom de son leader. Il a un porte-parole, Hamadi
Jebali, un leader historique, Rached Ghannouchi, un orateur hors
pair, Abdelfattah Mourou, mais pas encore de candidat à la
prochaine présidentielle. Le parti va-t-il récupérer la couleur
mauve de ses listes aux législatives de 1989, sachant que cette
couleur est devenue emblématique de l’ancien dictateur? «Non
surtout pas !», répond fermement M. Daoulatli. Il sait que les
Tunisiens ont horreur de cette couleur qui ne leur a porté que
malheur!
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Publié le 31 mai 2011
avec l'aimable autorisation de Kapitalis
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