Tunisie
Les Tunisiens
rassemblés par la soif de liberté,
séparés par les appétits politiques
Zohra Abid
Mardi 15 janvier
2013
Petites violences
ordinaires d'un 14 janvier célébré en
rangs séparés par une Tunisie déjà
éclatée en morceaux. Chronique d'un
anniversaire triste, sous un ciel gris
et légèrement pluvieux.
Reportage de
Zohra Abid
En cette journée de célébration du 2e
anniversaire de la révolution,
l'ambiance à l'Avenue a été plutôt
électrique. Face aux citoyens, toutes
tendances confondues, qui défilaient
avec drapeaux, banderoles et chants
patriotiques, les membres des Ligues de
protection de la révolution (LPR) et
autres islamistes pro-gouvernementaux –
dont certains étaient munis de bâtons et
lançaient des grossièretés aux femmes du
camp adverses – étaient prêts à en
découvre, mais les heurts furent
limités, car les forces de l'ordre
veillaient au grain. Au final, la fête
n'a pas été joyeuse – pour beaucoup, le
cœur n'y était pas – mais elle n'a pas
tourné au cauchemar, comme on le
redoutait la veille. Ce qui, en soi, est
un véritable miracle.
Contre le
Parti de la France.
Entre Allah
Akbar et les youyous des femmes
Face aux membres des LPR, chauffés à
blanc, prêts à en venir aux mains,
tempêtant contre les démocrates, les
opposants, les femmes, les médias (notre
collègue Zied El-Heni a même été
agressé. Une petite heure après, le tour
est au journaliste et syndicaliste Neji
Bghouri menacé de mort), les laïcs, les
homosexuels, «Hizb frança»
(parti de la France) et Tutti quanti.
L'Avenue devait être pour eux, et rien
que pour eux. Mais ils n'ont pu
finalement imposer leur loi. La loi du
nombre a prévalu. Les manifestants de
l'autre camp étaient tout aussi
nombreux, organisés et solidaires, qui
n'ont pas lâché le moindre mètre carré
concédé par le ministère de l'Intérieur.
Le Parti
de l'Alliance démocratique fait sa
première manifestation publique.
Pour empêcher les échauffourées, les
forces de l'ordre ont multiplié les
cordons, pour séparer, mais ils ont du
mal à avoir l'œil partout.
Côté Théâtre municipal, des «Allah
Akbar», des chants religieux... En
face, près de la statue Ibn Khaldoun,
les partisans du Front populaire, d'Al-Jomhouri
et Al-Massar chantent l'hymne national,
aux cris de «Tounes horra et
démocratia» (Tunisie libre et
démocrate)... Les femmes donnant libre
cours à leurs youyous...
La
jeunesse d'Ennahdha fait acte de
présence.
L'ambiance, dès le matin, était loin
d'être festive. Ça ressemblait à une
manifestation de protestation. Et les
protestataires de différentes
sensibilités ne se supportaient pas.
Loin s'en faut.
Une foule par-ci demande
l'indemnisation des martyrs de la
révolution; une autre par-là revendique
l'emploi, la liberté, la dignité et le
développement; une autre proteste contre
la cherté de la vie; une autre encore
exige l'accélération de la rédaction de
la constitution... Il y en avait même
qui crie la douleur de la Syrie, une
autre celle de la Palestine...
Tous dans le
même sac
Les agents
de la protection civile célèbrent la
mémoire de leur martyr.
Alors que les membres des partis de
l'opposition reprenaient en chœur les
revendications dela révolution du 14
janvier 2011 (liberté, dignité, emploi,
égalité, développement...), les
partisans des LPR et des groupes
apparentés au parti islamiste Ennahdha,
des milliers, de tous les âges,
tempêtaient contre «ïlam al-âr»
(les médias de la honte), contre «Essebsi
el-jarboô» (le rat Caïd Essebsi,
sic!), les «femmes non voilées»...
«Il faut les frapper toutes...
Allez-y, ne reculez pas... Ce sont des
teignes. Il n'y a pas de place, dans la
Tunisie musulmane, pour les laïques, les
athées et ''franciss''
(francophones)», lance à ses camarades
un sexagénaire. Qui ajoute, avec la même
qualité de langage: «Nida Tounes
c'est l'appel des putes».
Au milieu de l'avenue, l'Association
de la protection civile fait son show.
Son slogan : «Ensemble pour protéger
et construire le pays», scandent
ses membres défilant sur l'Avenue. Ils
brandissent le portait de l'un des
martyrs du corps de la Protection
civile, tombé lors des évènements de la
révolution.
Les
salafistes en rangs serrés.
11 heures. Il commence à faire gris
sur Tunis. Il pleut légèrement. Mais il
en fallait plus pour tempérer les
ardeurs ou obliger les foules à
rebrousser chemin.
La Tunisie
terre d'islam et de chariâ
A quelques mètres de l'Horloge, à la
Place du 14 Janvier, les islamistes
radicaux ont occupé tout l'espace, en
plantant, dans le gazon, des tentes et
en collant dessus des affiches appelant
à l'adoption de la chariâ par la
«Tunisie musulmane». Ici, on vend
des cartes d'adhésion à certains partis,
islamistes s'entend. Étrangers et non
voilées, il vaut mieux s'abstenir
«La Tunisie est musulmane. Elle
n'est ni juive ni chrétienne. Ceux qui
souhaitent vivre dans le pays n'ont qu'à
respecter son mode de vie et suivre ses
coutumes et sa chariâ à la lettre. La
Tunisie est musulmane et ne tolère pas
qu'on idole les morts et que l'on
fréquente les mausolées», a lancé
un cheikh du haut de sa tribune. Ce
discours est prononcé à quelques
dizaines de mètres du bâtiment du
ministère de l'Intérieur, où l'on
recherche toujours les auteurs des
incendies de mausolées, zaouias et
autres monuments religieux.
Le message semble reçu 5/5 par une
foule de quelques centaines de personnes
agitant des bannières noires, et qui
lançaient, à intervalle régulier, des
«Allah Akbar» (Dieu est grand)
plus guerriers que spirituels.
Sous la
tente, la chariâ.
Au même moment, près d'une centaine
de personnes, avancent, les pas fermes.
Ce sont les jeunes d'Ennahdha. Ils
posent volontiers devant les
photographes. N'est-ce pas pour cela
qu'ils étaient venus en cette mémorable
journée de célébration du second
anniversaire de la révolution...
révolution dont ils se considèrent les
héritiers «légitimes» mais à
laquelle aucun d'entre eux n'a contribué
ni de près ni de loin.
Ballons de
fête, pralinés et drapeaux
Un marchand ambulant vend des
pralinés chauds. Un autre plus loin
propose des jouets et des ballons. Et
d'autres cherchant à liquider leurs
articles au plus vite: des drapeaux
rouge et blanc et même des bannières
noires. Business as usual...
La foule a enflé. L'Avenue a débordé
et la proximité est devenue
insupportable. La police a demandé du
renfort. D'autres cordons de sécurité
ont été constitués. Sait-on jamais...
Al-Qotb
dit non au retour du despotisme.
Le cortège de Nida Tounes a pris son
départ devant son nouveau bureau de la
rue Mokhtar Attia, direction l'avenue
Mohamed V. Les militants agitaient les
drapeaux du pays et les couleurs de leur
parti. Soudain, du côté de l'ancien
bâtiment du Rcd (parti dissous), une
trentaine de jeunes, venus de nulle
part, munis de bâtons (manches de
balais), venaient dans leur direction,
prêts à l'affrontement. Avec des
chapelets de gros mots et des gestes
violents, ils ont voulu arrêter le
cortège d'avancer vers l'Avenue. «Ce
sont des Rcdistes; il faut les
éradiquer; il faut les achever; allez,
ne reculez pas. Ne les laissez pas
avancer. Le Rcd est de retour»,
crie un jeune homme aussi grand que sa
barbe hirsute et longue.
Le cortège de Nida Tounes a continué
d'avancer. Des milliers. Impossible pour
les partisans des LPR de les empêcher
d'avancer, tant leur nombre était
impressionnant. Ils ont préféré aller
«guerroyer» ailleurs. Ils
couraient, déjà, comme des fous, vers
l'Avenue, avec leurs bâtons, au vu et au
su de tout le monde. L'image n'a pas pu
échapper aux forces de l'ordre.
«On vient, à l'instant, de
s'attaquer aux journalistes. Hizb
Ettahrir a interdit à une journaliste de
prendre des photos. On lui a demandé de
se voiler et de ne pas se mélanger aux
hommes... Hé, notre collègue Zied El
Heni vient d'être agressé par les mêmes
gens. Neji Bghouri menacé de mort par
Ricouba, l'invité d'honneur de Marzouki,
samedi au Palais de Carthage. Des femmes
d'Al-Jomhouri, du Front populaire et
d'Al-Massar ont été tabassées par des
jeunes armés de balais», les
alertes ont vite fait le tour des
manifestants.
Violence ordinaire d'un 14 janvier
célébré en rangs séparés par une Tunisie
déjà éclatée en morceaux.
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Publié le 15 janvier 2013 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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