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The
Jerusalem Post
Le problème,
cher Benny Morris, c’est le sionisme
Yakov
M. Rabkin *
in The Jerusalem Post, 29 janvier 2007
http://www.jpost.com
Benny Morris est un homme honnête. Il fut un des premiers à révéler
l’histoire de la dépossession des Palestiniens et de leur
expulsion par les sionistes. Par la suite, il a regretté
ouvertement que cette épuration ethnique n’ait pas été
suffisamment radicale : les Etats-Unis avaient bien mieux
fait le travail, en éradiquant totalement les indigènes qui
peuplaient leur territoire.
Dernièrement, il a publié une prophétie cataclysmique à faire
froid dans le dos : l’ensemble de l’entreprise sioniste
en Terre d’Israël serait condamnée à un anéantissement causé
par une frappe nucléaire iranienne. Son article « Le
prochain Holocauste sera différent » [This Holocaust will
be different], publié par le Jerusalem Post du 18 courant,
n’est pas d’une lecture plaisante ; il contient, en
effet, une violence palpable. Mais il faut le lire.
Benny Morris, professeur d’histoire à l’Université Ben-Gurion,
compare à l’Holocauste la situation actuelle d’Israël. La
description qu’il fait de la tragédie des juifs d’Europe
glace le sang. Eliminant du revers de la main l’arsenal nucléaire
supposé – mais ô combien réel – d’Israël, au motif
qu’il serait « inutilisable », c’est avec un désespoir
authentique qu’il envisage des frappes de missiles sur les
centres urbains israéliens, estimant que les victimes pourraient
être aussi nombreuses que celles du génocide perpétré par les
nazis.
Morris semble perpétuer la tradition prophétique qui inspire pas
mal de juifs, ces jours-ci. Certains d’entre eux dénoncent les
mauvais traitements infligés par Israël aux Palestiniens ;
d’autres s’interrogent sur la nature sioniste de l’Etat d’Israël ;
tous sont convaincus de dire au pouvoir ses quatre vérités. Tous
proposent des solutions, expriment des positions et défendent des
opinions.
Mais Morris, lui, ne fait rien de tout ça : il pleure le pays dans lequel il a choisi de
vivre, et dans lequel il a fondé une famille. Il ne dit pas de
quelle manière sauver les habitants de l’Etat d’Israël. En
ce sens, il est sans doute plus près des auteurs des tragédies
grecques que des prophètes de la Bible, qui indiquent
invariablement une issue. C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle le Livre de Jonas, dans lequel la repentance permet d’éviter
la catastrophe, est lu pour la fête de Yom Kippour, la Fête du
Pardon, durant laquelle les juifs redoutent le jugement divin.
Le fatalisme de Morris s’explique. Le sionisme fut une rébellion
contre le judaïsme diasporique et son culte de la soumission, de
l’humilité et de la conciliation. Le sionisme fut une tentative
valeureuse de transformer l’humble juif s’en remettant à la
providence divine en un Hébreu intrépide, ne comptant que sur sa
propre force. Cette transformation a connu un succès
impressionnant : Israël s’est doté de l’armée la plus
puissante de la région. Mais cela ne lui a apporté ni la paix,
ni la tranquillité.
Morris aurait pu conclure son article en citant un prophète de la
Bible : « Car ce n’est pas par la force, que
l’homme est justifié » [Samuel I 2:9]. Intimement
familiarisé comme il l’est avec la création de l’Israël
moderne, il aurait pu proposer des moyens de reconnaître
l’injustice faite aux Palestiniens aux seuls fins de créer et
d’étendre l’Etat sioniste. Il aurait pu exhorter ses
compatriotes à rechercher des moyens de corriger l’injustice
et, partant, d’atténuer les griefs des Palestiniens, qui
n’ont cessé d’être une plaie, pour Israël, depuis sa création.
Après quoi, Morris nous aurait indiqué une manière de sortir de
l’impasse violente actuelle. En l’état actuel des choses, sa
prophétie ne peut que légitimer des frappes militaires contre
l’Iran et par voie de conséquence, la poursuite de l’escalade
de la violence au Moyen-Orient. Cette fois-ci, encore une fois,
Israël peut sortir victorieux. Mais les Israéliens n’en
continueront pas moins à vivre dans la crainte du prochain
ennemi.
Plusieurs penseurs juifs ont mis en garde contre cette situation.
L’un d’entre eux prophétisait, durant la Guerre d’Indépendance
[d’Israël, ndt], en 1948 : « Et même si les juifs
devaient remporter cette guerre, ces juifs « victorieux »
vivraient entourés par une population arabe totalement hostile,
enfermés à l’intérieur de frontières sans cesse menacées,
entièrement absorbés par la nécessité de se défendre
physiquement. Et cela serait la fin d’une nation qui – et peu
importe le nombre d’immigrants qu’elle serait capable
d’absorber et l’éloignement de ses frontières –
demeurerait un très petit peuple, largement dépassé numériquement
par des voisins hostiles. »
Cet avertissement fut formulé par Hannah Arendt, qui comprit les
dangers qu’il y avait à établir un Etat contre la volonté des
habitants locaux et de toutes les nations avoisinantes. Des
penseurs, aussi bien laïcs que juifs orthodoxes, redoutèrent, de
la même façon, que la représentation que Ben-Gurion se faisait
du sionisme ne mette en danger la survie, tant spirituelle que
physique, des juifs.
Aujourd’hui, alors qu’aucun pays arabe ne représente de menace
militaire pour Israël, c’est l’Iran que redoutent de nombreux
Israéliens. Juste à côté de l’Iran, qui est encore loin
d’acquérir un potentiel nucléaire, se trouve le Pakistan –
un régime instable, avec une présence islamiste importante et un
arsenal nucléaire nullement imaginaire, celui-là, mais bien réel.
Comme l’a prophétisé Hannah Arendt, des menaces existentielles
risquent fort de continuer à peser sur Israël, si ce pays ne
change pas de comportement. Benny Morris a peut-être, quant à
lui, écrit une tragédie grecque – un enchaînement d’événements
fatal que ni les hommes, ni les dieux, ne sauraient modifier.
Mais à l’instar du polythéisme, le fatalisme est totalement étranger
au judaïsme. Une référence juive à la haine éternelle des
nations est la citation talmudique : « Esaü hait Jacob ».
Pourtant, certains rabbins, dont Rabbi Naphtali Zvi Berlin [dont
le nom abrégé est le Netziv], soulignent qu’à l’avenir, ces
deux-là s’aimeront mutuellement profondément, comme ce fut le
cas pour le Rabbin Judas le Prince et l’Empereur Romain Antonin.
A la lumière de cette interprétation, on comprend mieux la raison
pour laquelle beaucoup de dirigeants de la communauté [juive] se
sont inspirés de l’histoire d’Esaü et Jacob avant de négocier
avec des autorités hostiles : ce faisant, ils s’efforçaient
de faire d’un ennemi – un ami.
C’est ce que les rabbins antisionistes, de nos jours, entendent
faire en se rendant en Iran pour aller y embrasser le Président
Ahmadinejad. Contrairement à Benny Morris, ils s’efforcent de
trouver un moyen permettant d’éviter qu’une tragédie ne
devienne réalité.
Leur succès n’est pas garanti. Mais on ne saurait les condamner
pour avoir essayé.
[* L’auteur est Professeur
titulaire au Département d'histoire de l’Université de Montréal.
Son dernier ouvrage
a pour titre :
Au nom de la Torah: une histoire de l’opposition juive au
sionisme (PUL).]
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
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