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Opinion
De la révolution en
Tunisie
Yadh Ben Achour
Samedi 5 février 2011
Le 17 décembre 2010,
Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé, blessé par le mal-vivre,
victime de l'indifférence et de l'oppression, s'immola par
le feu. Ce n'était pas le premier cas. Mais, cette fois-ci,
l'histoire était au rendez-vous. Elle répondit à l'appel du
désespoir et le peuple entier quitta sa Bastille pour
démolir le gouvernement de la trahison.
14 janvier 2011 : fin de la
monstruosité politique. Le tyran, toujours animé par cette
mentalité de la trahison, prit la fuite. Par ce fait, le
peuple tunisien rejoignit le convoi des grandes nations
modernes qui, depuis des siècles, ont rappelé à toutes les
forces d'oppression, de violence et d'ignorance, si
présentes dans notre humanité, l'évidente clarté de «
l'esprit de justice » et de la « logique de l’indignation ».
« Le chemin de la dignité »
nous a été révélé par des femmes et des hommes victimes de
l'exclusion, de la torture, de la propagande policière
diffamante, par des partis marginalisés, mais toujours
debout, par des personnalités indépendantes résistant à la
tyrannie. Nous les avons suivis, sans vraiment croire que le
despotisme partirait de sitôt et tout en priant la
providence de nous donner assez de vie pour voir sa chute.
Et puis... le peuple, ses jeunes en particulier, ces jeunes
formés à la culture mondiale de la libre communication des
idées, a frappé fort et juste, obligeant le pitoyable tyran
à fuir. Non content d'avoir ravagé le pays pendant plus de
23 ans, sur le plan de ses ressources humaines, d'avoir
dilapidé ses deniers, d'avoir opprimé et torturé ses
opposants, il laissa derrière lui ses polices privées pour
faire du pays un champ de ruines, afin de pouvoir justifier
un éventuel retour. L'anarchie, pour toute société, est en
effet pire que la tyrannie. Le peuple tunisien, se
solidarisant avec l'armée nationale, mit un terme à la
destruction du pays. Ruse de l’histoire : le mal politique
absolu, en dévorant la société, se dévastait lui-même.
Il est prétentieux, au cœur
de l'événement, de vouloir le théoriser ou prédire ses
effets. Un point me semble pourtant certain. Le peuple
tunisien a révélé, au cours des derniers événements, que
l'idée démocratique n'était ni orientale ni occidentale, ni
du nord ni du sud, qu’elle dépassait les territoires et les
frontières et qu’elle était constitutive de notre humanité.
L’homme a été créé pour être démocrate. Il ne tolère ni la
torture, ni la discrimination, ni l’étouffement de son être
pensant.
C'est la première fois que
dans le monde arabe, à la surprise de tous, le peuple se
soulève, non pas seulement pour le pain quotidien, mais pour
la dignité, l'égalité des droits et devoirs, la liberté,
l'alternance au pouvoir, le pluralisme politique, la
sincérité des élections, la probité et la responsabilité des
gouvernants. Nous l'avons entendu, nous l'avons vu porter
les slogans, les principes et les valeurs de la démocratie
et de l'État de droit. Nous avons compris par là que la
légende de la démocratie importée de l'Occident est morte.
Elle n’était qu’une fausseté colportée par tous les chefs en
mal de dictature ou par leurs amis occidentaux qui nous
laissaient entendre par leurs propos que la démocratie était
l’apanage des belles et nobles nations de l’univers et que
pour nous la dictature avec le pain était meilleure. Nous
n’eûmes droit, en définitive, ni au pain ni à la liberté. Le
peuple a rejeté leurs leçons et l’Idée démocratique a ainsi
reçu l’honneur du couronnement social par le peuple
tunisien.
Avant janvier 2011, l’ère
démocratique n'avait pas encore réellement commencé dans le
monde arabe. Ce dernier a certes vécu des expériences de
démocratie représentative. Il a pratiqué des suffrages
douteux pour la désignation des chefs d’Etat ou des
assemblées, il a adopté des réformes constitutionnelles
taillées sur mesures. Cela ne correspondait nullement à une
demande démocratique profonde, venant du fond de l’âme du
peuple. Deux raisons l'expliquent. La première découle du
décalage entre le statut constitutionnel et officiel du
peuple et ses conditions de vie réelle. Il faut revenir sur
ce point à la politique pratiquée par certains chefs en
quête de légitimité pour eux-mêmes et de généralisation du
progrès social pour leur peuple. Accompagnant de près le
développement de l'exode rural et de la vie misérable et
périphérique qu’il génère, cette souveraineté des masses
populaires va se trouver vidée de son sens. Nasser,
Bourguiba, Ben Bella, Boumédiene, ont appelé le peuple à
l'exercice de la souveraineté. Mais ce dernier s’est heurté
en fin de compte à un mur d'exclusion et de précarité,
c'est-à-dire, en fait, à une négation de la citoyenneté. La
deuxième raison provient de la réponse d'une partie de
l'opinion, gagnée par l'islamisme militant, à l’implantation
de la démocratie parlementaire, jugée comme étant un mode de
gouvernement importée de l'Occident par l'élite nationale,
elle-même occidentalisée.
Dans ce climat, le discours
fondamentaliste pouvait constituer une alternative
attrayante, pour la cohérence de la personnalité et
l'apaisement des angoisses. Ce discours puisait sa force
dans les sources profondes du patrimoine culturel, proposait
une réconciliation entre la voix des ancêtres et les
générations présentes, offrait un refuge pour l'identité
disloquée. Le potentiel d’islamité explique l’implantation
et le renforcement de l’islamisme et l’échec de l’Etat
modernisateur. La Révolution tunisienne, révolution dans
laquelle les slogans islamistes étaient totalement absents,
est un évènement inaugural capital parce qu’il remet en
cause l'ensemble de ces données. Désormais, la démocratie
est intériorisée par l’ensemble du peuple et l'islamisme
politique, de toutes tendances, devra composer avec la
massification de l'idée démocratique. Il devra s'inspirer de
« l'esprit de l'islam » dressé contre sa lettre.
L’auto-immolation de
protestation sociale par le feu est un geste foncièrement et
fondamentalement antimusulman sur tous les plans de la norme
théologique, morale et juridique. On ne peut imaginer pire
atteinte à la charia. Ces immolations ont été pourtant
soutenues par la population qui a mêlé sa voix à celle des
victimes et a massivement suivi leurs enterrements. Tout
cela a été l’occasion d’une remise en cause radicale de tout
le système de gouvernement, puis de sa chute. Nous n’avons
entendu personne affirmer au nom de la charia : "Ce ne sont
plus des musulmans, ils ne seront donc pas enterrés avec les
musulmans". La charia est restée muette, délaissée dans une
société marquée, croyait-on, par la « réislamisation » des
mœurs. L’homme réel, dans la vie réelle, « bricole » ses
normes au quotidien, comme il le peut, sans se soucier du
licite et de l’illicite théologico-législatif. La vérité
n'est donc jamais à sens unique. Nous vivons toujours et
partout avec un cœur et un esprit diffringents. Le
fonctionnement des normes n'est pas un cursus mais un
télescopage perpétuel.
Il est cependant une
certitude : en Tunisie, mais, à terme, dans l’ensemble du
monde arabe, rien ne sera plus comme avant janvier 2011.
Même si, qu’à Dieu ne plaise, cette révolution échoue, un
nouvel ordre de la pensée et de l’action politique vient
d’être inauguré. Janvier 2011 est la fracture profonde de
notre histoire actuelle.
Il reste à gagner la
dernière bataille : empêcher les vieux démons de notre
esprit civique, toujours aux aguets, de renaître. Passant de
l’absence à l’ivresse de liberté, du désert politique à
l’excès des surenchères partisanes, aux luttes de clans, aux
paroles incendiaires, au fondamentalisme et à la démagogie,
aux propos irresponsables ou haineux des médiocres ou des
laissés pour compte, les acquis de janvier restent sous la
menace de Mars.
Yadh Ben Achour, Juriste tunisien, spécialiste de
droit public et des théories politiques islamiques. Ancien doyen
de la faculté des sciences juridiques de Tunis, membre de
l'institut de droit international. Actuellement à la tête de la
haute commission de la réforme politique.
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