Lundi 3 mai 2010
http://www.nytimes.com/2010/05/04/business/energy-environment/04weed.html?ref=business
Dyersburg (Tennessee) –
Depuis quinze ans, Eddie Anderson, qui est agriculteur, pratique
de manière stricte l’agriculture douce, une technique
respectueuse de l’environnement qui élimine pratiquement les
labours afin de lutter contre l’érosion des sols, ainsi que les
épandages nocifs de fertilisants et de pesticides. Mais, cette
année, non : impossible.
Il y a quelque temps, un après-midi, M.
Anderson observait tandis que des tracteurs parcouraient un
champ, labourant et introduisant des herbicides dans le sol afin
d’en éliminer les mauvaises herbes avant d’y semer du soja.
Exactement de la même manière dont les
antibiotiques ont contribué à l’émergence de super-microbes
résistant aux traitements, l’utilisation quasi ubiquiste de
l’herbicide Roundup par les agriculteurs américains a entraîné
le développement rapide de nouvelles super-mauvaises herbes
hyper-résistantes.
Pour lutter contre ces mauvaises herbes, M.
Anderson et les agriculteurs dans l’ensemble des régions
américaines de l’Est, du Midwest et du Sud sont contraints de
pulvériser leurs champs avec des herbicides de plus en plus
toxiques, d’arracher les mauvaises herbes à la main et de
recourir à des méthodes plus intensives en travail humain, comme
le labour classique.
« Nous sommes revenus vingt ans en arrière »,
dit M. Anderson, qui labourera environ un tiers de ses 3 000
acres de soja ce printemps, soit bien plus qu’il n’en a labouré
pendant des années. « Nous sommes en train de tout essayer,
jusqu’à ce qu’on trouve un truc qui marche ».
Certains experts agronomes pensent que ces
nouveaux efforts rendus nécessaires risquent de conduire à des
prix plus élevés des produits alimentaires, à des rendements
inférieurs des cultures, à une élévation des coûts de
l’agriculture et à davantage de pollution tant des sols que de
l’eau.
« C’est la plus grave menace pesant sur la
production agricole que nous ayons jamais connue », dit Andrew
Wargo III, président de l’Association des Réserves agricoles de
l’Arkansas.
La première espèce résistante représentant une
menace sérieuse pour l’agriculture a été repérée dans un champ
de soja de l’Etat du Delaware en 2000. Depuis lors, le problème
s’est répandu, dix espèces résistantes infestant dans au minimum
22 Etats des millions d’acres, principalement cultivées en soja,
en coton et en blé.
Ces super-mauvaises herbes pourraient bien
doucher l’enthousiasme manifesté par les agriculteurs américains
pour certaines variétés génétiquement modifiées. Les semences de
soja, de blé et de coton trafiquées de manière à résister aux
pulvérisations de Roundup sont devenues chose courante dans les
champs américains. Toutefois, si le Roundup ne tue pas les
mauvaises herbes, les paysans ont peu de motivation à dépenser
plus pour acheter ces semences spéciales.
Le Roundup – fabriqué initialement par
Monsanto, mais vendu aussi par d’autres entreprises sous le nom
générique de glyphosate – a été pratiquement un miracle chimique
pour la plupart des agriculteurs. Ce désherbant tue en effet un
large éventail de mauvaises herbes, est d’une utilisation
pratiquement sans danger et facile, et il se dégrade rapidement,
ce qui réduit son impact négatif sur l’environnement.
Les ventes de cet herbicide ont décollé en
flèche à la fin des années 1990, après que Monsanto eu développé
des variétés de semences OGM appelées Roundup Ready (= « prêtes
à recevoir le Roundup »). Ces semences, modifiées génétiquement
afin de les rendre résistantes à cet herbicide, permettent aux
agriculteurs de traiter leurs champs par aspersion afin de tuer
les mauvaises herbes, ne laissant que les plantes cultivées
utiles, intactes. Aujourd’hui, les semences Roundup Ready
représentent environ 90 % des semences de soja et 70 % de celles
de blé et de coton utilisées aux Etats-Unis.
Mais les agriculteurs ont épandu tellement de
Roundup que certaines mauvaises herbes ont muté rapidement afin
d’y survivre. « Ce à quoi nous sommes aujourd’hui confrontés,
c’est à l’évolution darwinienne, mais en ultra-accéléré ! »,
explique Mike Owen, spécialiste des adventices à l’université de
l’Iowa.
Aujourd’hui, des mauvaises herbes résistantes
au Roundup comme l’érigéron du Canada et l’armoise géante
contraignent les agriculteurs à renouer avec des techniques bien
plus coûteuses, qu’ils avaient abandonnées depuis bien
longtemps.
M. Anderson, notre agriculteur, est aux prises
avec une espèce particulièrement tenace de mauvaise herbe
résistante au glyphosate, appelée l’amarante de Palmer, ou
‘herbe à cochons’, dont la variété résistante a commencé à
infesté sérieusement les exploitations agricoles de l’ouest du
Tennessee l’année dernière seulement.
Cette amarante peu pousser de dix centimètres
par jour et atteindre deux mètres, voire plus, et elle étouffe
les récoltes ; elle est si coriace qu’elle peut endommager les
moissonneuses. Tentant de tuer cette mauvaise herbe avant
qu’elle atteigne cette taille monstrueuse, M. Anderson et ses
voisins labourent leurs champs en enfouissant des herbicides
dans le sol.
Cela menace de remettre en cause une des
avancées agriculturales permises par la révolution du Roundup :
le labour doux. En combinant l’herbicide Roundup et les semences
Roundup Ready, les paysans n’avaient plus à labourer plus
profondément que les racines des mauvaises herbes afin de les
éradiquer. Cela réduisait l’érosion, l’infiltration de
substances chimiques dans les nappes phréatiques et
l’utilisation de fuel pour faire fonctionner les tracteurs.
Si des labours fréquents redevenaient à
nouveau nécessaires, « cela représenterait certainement un
danger grave pour notre environnement », met en garde Ken Smith,
spécialiste des plantes adventices à l’Université de l’Arkansas.
De plus, certains détracteurs des semences génétiquement
modifiées disent que l’utilisation de quantités accrues
d’herbicides, dont certains herbicides anciens moins tolérables,
du point de vue environnemental, que le Roundup, dément
l’affirmation de l’industrie biotechnologique selon laquelle ses
semences seraient meilleures pour l’environnement.
« L’industrie du biotech nous entraîne dans
une agriculture davantage dépendante des pesticides qu’elle ne
nous l’avait promis, et nous devons absolument aller dans la
direction opposée », dit Bill Freese, un analyste des politiques
scientifiques travaillant au Centre de la Sécurité Alimentaire,
à Washington.
A ce jour, les spécialistes des espèces
herbacées estiment que le total des exploitations agricoles
américaines affectées par les mauvaises herbes devenues
résistantes au Roundup est encore relativement peu élevé – de 7
à 10 millions d’acres, selon Ian Heap, directeur de
l’Observatoire International des Adventices Résistantes aux
Herbicides, une institution financée par l’industrie des engrais
chimiques. Il y a, en gros, aux Etats-Unis, 170 millions d’acres
cultivées en blé, en soja et en coton, qui sont les cultures les
plus touchées par ce phénomène de résistance acquise.
L’on trouve aussi des
mauvaises herbes devenues résistantes au Roundup dans d’autres
pays : en Australie, en Chine, au Brésil, notamment, selon cette
même étude.
Monsanto, qui affirmait il n’y a pas si
longtemps que la résistance des mauvaises herbes ne
représenterait aucun problème majeur, met aujourd’hui en garde
contre l’exagération de leur impact. « C’est un problème
sérieux, mais il est gérable », a ainsi déclaré Rick Cole, qui
dirige l’étude des problèmes de résistance acquise aux
Etats-Unis pour l’entreprise Monsanto. Bien entendu, Monsanto
risquerait de perdre beaucoup de son chiffre d’affaire si les
agriculteurs utilisaient moins de Roundup et moins de semences
OGM labellisée ‘Roundup Ready’.
« Vous devez désormais ajouter un autre
produit au Roundup pour tuer vos mauvaises herbes », dit Steve
Doster, qui cultive du blé et du soja à Barnum, dans l’Etat de
l’Iowa, qui interroge : « Par conséquent, pourriez-vous me dire
pour quelle raison, au juste, nous continuons à acheter leurs
satanées semences Roundup Ready ?? »
Monsanto argue du fait que le Roundup continue
à contrôler des centaines d’espèces de mauvaises herbes. Mais
cette compagnie est tellement préoccupée par le problème qu’elle
a pris l’initiative extraordinaire de subventionner les achats
d’herbicides concurrents par les agriculteurs afin de
supplémenter leur Roundup.
Monsanto et d’autres firmes du biotech
agricole sont en train de développer, par ailleurs, des semences
génétiquement modifiées qui soient résistantes aux autres
herbicides [que le Roundup, ndt].
C’est ainsi que la firme Bayer vend des
semences de coton et de soja résistantes au glufosinate, un
autre herbicide et que la dernière semence de blé que Monsanto a
mise au point tolère tant le glyphosate que le glufosinate,
cette firme développant aussi des espèces résistantes au dicamba,
un herbicide plus ancien. La firme Sygenta développe quant à
elle des semences de soja qui tolèrent son produit
phytosanitaire, le Callisto. Et la Dow Chemical est en train de
mettre au point du blé et du soja qui soient tolérants au 2,4-D,
un composant de l’agent orange, un défoliant utilisé durant la
guerre au Vietnam.
Reste que des scientifiques et des
agriculteurs disent que le glyphosate est ce genre d’invention
qui ne se produisent qu’une seule fois par siècle et qu’il faut
prendre des dispositions afin d’en préserver l’efficacité.
Le glyphosate « est important pour une
production alimentaire mondiale fiable, autant que l’est la
pénicilline dans le domaine médical », a écrit Stephen B. Powles,
un agronome australien, dans le numéro de janvier des Annales de
l’Académie nationale (américaine) des Sciences.
Le Conseil de la Recherche Nationale, qui
conseille le gouvernement américain pour les questions
scientifiques, a lancé sa propre alerte, le mois dernier, disant
que l’émergence de mauvaises herbes résistantes mettait en
danger les profits substantiels que les semences génétiquement
modifiées apportaient tant aux agriculteurs qu’à
l’environnement.
Les spécialistes exhortent les agriculteurs à
alterner le glyphosate avec d’autres herbicides. Mais son prix a
chuté, tandis que la concurrence de versions génériques
s’accroissait, afin d’encourager les agriculteurs à continuer à
se reposer sur cette molécule.
Il faut faire quelque chose, dit Louie Perry
Junior, un cultivateur de coton, dont
l’arrière-arrière-grand-père avait démarré sa ferme à Moultrie,
dans l’Etat de la Géorgie, en 1830.
La Géorgie est un des
Etats les plus touchés par l’amarante résistante au Roundup, et
M. Perry nous a confié que cette peste végétale risque de
représenter une menace pour la culture du coton dans les Etats
du Sud pire que l’insecte qui avait dévasté cette industrie au
début du 20ème
siècle.
« Si nous n’éliminons pas cette saloperie, ça
sera pire que ce que l’Anthonomus grandis avait causé au
coton », nous a dit M. Perry, qui est également président de la
Georgia Cotton Commission, « elle causera sa perte ».
[William Neuman, depuis Dyersburg (Tennessee)
et Andrew Pollack, depuis Los Angeles]