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OregonLive
L' « épuration » de
la culture germano-américaine
William B. Fischer
(éditorialiste invité)*
Affiche américaine de bourrage de crâne (Ière guerre mondiale) :
« Repoussez les Huns, en achetant
des Bons de la Liberté ! »
on OregonLive.com, 8 novembre 2008
http://www.oregonlive.com/opinion/...
Les affiches américaines de la Première guerre mondiale (en
particulier celles prônant l’achat de bons nationaux), que l’on
peut retrouver aux Archives nationales, portraituraient les
Allemands exactement de la même manière qu’aujourd’hui, des
organisations raciste caricaturent les Arabes.
Le ‘11/11 - 11:11’ fut le 11 septembre d’il y a quatre-vingt-dix
ans ; oui, je dis bien, le 11 septembre 2001, cette icône
culturelle de notre époque effrayante et belliqueuse. Mais, il y
aura quatre-vingt-dix ans mardi prochain (11 novembre 2008, ndt),
un autre combat national trouvait sa propre icône culturelle
numérique : le ‘11/11 - 11:11’ – la date, et l’heure de
l’armistice qui mit un terme à la Première guerre mondiale, à
onze heures passées de onze minutes, le 11ème jour du
11ème mois de l’année 1918…
Que nous soyons, ou non, engagés
aujourd’hui dans un « clash des civilisations », la guerre que
les attentats du 11 septembre (2001) nous a apportée a joué un
rôle exceptionnel : nous avons procédé à notre examen de
conscience, et nous avons élevé notre niveau de conscience…
Même juste après les attentats du 11
septembre, nous veillâmes à ne pas déclarer que notre ennemi
aurait été l’Islam en lui-même, et encore moins les Américains
musulmans ou arabes. Nous avons étudié leur culture et leur
religion, nous avons appris à faire le distinguo entre les
chiites et les sunnites. Des étudiants se sont précipités en
masse dans les facs pour apprendre l’arabe, et le gouvernement
s’est empressé de financer des programmes d’études
proche-orientales, linguistiques et géographiques.
Mais cela n’avait absolument pas le cas,
lors du ‘11/11 – 11:11’. En plus de la victoire sur l’Allemagne
du Kaiser Wilhelm [Guillaume II, ndt], cette date symbolise
quelque chose qui avait commencé dès 1914 : l’extinction
linguistique et la dévastation culturelle de la plus importante
minorité ethnique dans l’histoire américaine, je veux parler de
la population américaine d’origine germanique…
Il faut vous représenter un groupe ethnique
qui était plus important, proportionnellement à la population
américaine globale, que la communauté hispanique d’aujourd’hui.
Mais, tandis que la Première guerre mondiale se rapprochait, ce
groupe fut assimilé, dans l’esprit de beaucoup des autres
Américains, à un ennemi menaçant et diaboliquement doué qui,
comme Al-Qaida ou les Talibans, de nos jours, faisait montre
d’un dédain évident pour la vie humaine.
Puis il y eut un attentat contre un symbole
de la technologie moderne et du commerce. En 1915, un sous-marin
allemand coula le paquebot transatlantique Lusitania. Près de
1 200 personnes perdirent la vie, dont 124 Américains. (Ce n’est
que bien plus tard qu’émergea cette vérité gênante : ce paquebot
transportait clandestinement des armes destinées à la
Grande-Bretagne).
L’Amérique ayant déclaré la guerre à
l’Allemagne, sa prétendue neutralité laissa place à un
ostracisme éhonté. L’ennemi allemand, même dans les déclarations
officielles, était devenu « les Huns ». Les visages des
Allemands, sur les affiches de la propagande de guerre, étaient
aussi monstrueux que les visages d’Arabes, sur les caricatures
des groupuscules racistes, de nos jours. L’Ennemi (par
excellence) était perçu comme ayant une vision du monde
antidémocratique et antioccidentale, et il était censé parler
une langue impossible, « gutturale », comme ils disaient… A
Collinsville, dans l’Etat de l’Illinois, un nomade d’origine
allemande fut lynché pour avoir exprimé des sentiments
pro-allemands.
Avant le ‘11/11 – 11:11’, il avait été
possible d’obtenir, ici, aux Etats-Unis, une éducation complète,
tout au long des études secondaires, en langue allemande, et
cela, dans toutes les matières !
Soudain, même l’enseignement de l’allemand
en tant que langue étrangère fut interdit, dans beaucoup de
régions. Des Eglises subirent des pressions pour qu’elles
changent la langue de leurs offices, et qu’elles abandonnent
l’allemand au profit de l’anglais. Des rues portant des noms
allemands furent rebaptisées. Le ‘Sauerkraut’ (la choucroute,
ndt) devint les « choux de la Victoire ». Avant même ces mesures
absurdes, en 1915, Theodore Roosevelt avait déclaré qu’il n’y
avait pas de place, en Amérique, pour des « Américains à trait
d’union » [il visait, par là, les Germano‘-’américains,
ndt]. Le Président Wilson lui fit (malheureusement) écho.
Le Nord-Est du Nebraska, la patrie de mes
parents et de mes grands-parents, était à l’époque – c’est
d’ailleurs encore le cas, aujourd’hui – une région où vivait une
forte communauté d’Américains d’origine allemande. Mon
grand-père était pasteur, il était venu aux Etats-Unis dans son
jeune âge. Il avait été éduqué là-bas, dans des institutions de
langue allemande. Il devint un citoyen, et il fut souvent invité
à diriger l’exécution de l’hymne national des Etats-Unis lors de
manifestations officielles. Un jour, un gang fit irruption dans
son église, emporta tous les ouvrages religieux imprimés en
allemand, dont ils firent un autodafé, les brûlant dehors. De
tels outrages étaient chose courante ; il ne s’agissait
absolument pas d’incidents isolés.
Certes, c’était loin d’être un génocide,
une épuration ethnique ou une mise en camps de concentration. Le
traitement encore bien pire subi par des milliers d’Américains
d’origine japonaise en 1941 fut non seulement une conséquence du
racisme, mais aussi de la démographie. L’internement de millions
d’Américains d’origine allemande, durant la Première guerre
mondiale, aurait, en effet, carrément vidé des grandes villes et
de larges parties de nombreux Etats américains de leur
population… Ce n’est pas seulement l’effort de guerre américain
qui en aurait souffert ; c’est l’économie nationale américaine
dans son entièreté qui aurait été détruite. Comment les très
nombreux Américains d’origine allemande appartenant à la
fonction publique, dont beaucoup de maires et de commissaires de
police, auraient-ils pu gérer leur propre internement ?!? Et
qu’en aurait-il été de ces milliers de soldats américains
d’origine allemande, à commencer par un certain Eisenhower ??
La culture allemande était alors bien plus
profondément enracinée et largement répandue à l’extérieur de sa
propre base ethnique que ne le sont aujourd’hui les cultures
arabo-musulmane et même hispanique, ou que la culture nippone en
1941. Les arts et les institutions éducatives auraient été
dévastés par l’internement des citoyens américains d’origine
allemande, voire même seulement par celle des nationaux
allemands résidant depuis longtemps en Amérique. Les savants et
les techniciens nés allemands étaient partout. La plus grande
ligue de baseball aurait été paralysée par la perte de Babe Ruth
et des nombreux autres joueurs américains d’origine allemande.
Ainsi, ces hommes et ces femmes restèrent en Amérique. Mais leur
langue et leur culture furent extirpées. En un sens, les
Américains d’origine japonaise, durant la Seconde guerre
mondiale, connurent un meilleur sort.
Cette « épuration ethnique » des Américains
d’origine allemande, car on pourrait l’appeler ainsi, fut par
ailleurs facilitée par les suicides. La Première guerre mondiale
ayant éclaté, les Américains d’origine allemande, comme les
Américains d’origine japonaise postérieurement à Pearl Harbor,
tentèrent de prouver leur loyauté en exhibant des signes
évidents d’américanisation. Ils servirent dans l’armée, et s’y
illustrèrent. Pershing, le commandant suprême de l’armée
américaine, était un Américain d’origine allemande. Beaucoup
d’entre eux devinrent des américanisateurs virulents et des
garde-chiourmes culturels. Peu avant de mourir, mon père ajouta
ce détail qui tue à l’histoire de la profanation de l’église de
mon grand-père : « Ton oncle maternel était un des chefs du
gang », me confia-t-il.
La version soft de cette auto-négation
collective fut une inclination – qui n’était pas l’exclusivité
des Américains d’origine allemande de l’époque – à profiter des
nombreux avantages du « melting pot » qui leur était offert.
Beaucoup de Germano-américains étant anglophones de naissance,
et blancs, une assimilation superficielle était donc, pour eux,
chose aisée. En une génération, l’assimilation la plus profonde
qui soit était devenue quasi-totale. Non pas à la fin de la
guerre contre les nazis, comme le croient beaucoup de gens, mais
bien dès le 11 Novembre 1918, dès le fatidique ‘11/11 – 11:11’.
Aujourd’hui, il y a d’amples raisons de conserver les traits
d’union, pour ceux des groupes ethniques qui ont conservé les
leurs. Dans le monde entier, il est sérieusement question de
réparations, de foyers nationaux et toponymes en langues
vernaculaires. Les Américains d’origine germanique doivent-ils
réclamer des excuses nationales, voire même des réparations ?
Dans le genre « Enterrez mon cœur près du Lac Wobegon » ? [Il
s’agit d’un lieu imaginaire, ndt].
Ne soyons pas stupides ! Il est impossible
de ressusciter une langue et une identité ethnique qui ont
disparu pratiquement sans laisser de trace. Peut-être alors, une
réparation symbolique ? Restaurer les anciens noms germaniques
des rues, comme nous renommons avec libéralité d’autres rues des
noms de « King » et de « Naito » ? Il n’y a pas assez de
culpabilité, pas assez de voix potentielles aux élections, pas
assez de fierté ethnique germano-américaine pour obtenir que la
Rue Lafayette de Portland redevienne la Rue Francfort et pour
qu’on redonne à la rue Pershing son ancien nom de Frederick. En
revanche, redonner à notre Rue Bush locale son nom originel de
Rue Bismarck, cela pourrait s’avérer un tout petit peu plus
sexy…
Alors, quid des Américains d’origine
germanique ? Nous sommes l’Histoire ! Oups :
ils sont l’Histoire,
car j’en suis à peine un moi-même, et mes enfants n’en sont
absolument pas ‘des’. J’ai appris l’allemand au collège, en tant
que langue « étrangère ». Deux de mes filles ont commencé le
japonais au kindergarten [école maternelle, ndt] – mais, bigre :
c’est un nom allemand, ça ! – dans un système scolaire où les
programmes de langue allemande se portent fort bien. Cela
m’émeut, quand les élèves de mes cours de langue m’appellent « Herr
Fischer »…
Et pourtant, nous pourrions prendre de la
graine sur le 11 novembre (1918), sur ce fameux ‘11/11 – 11:11’
en matière de réassurance américaine, typiquement optimiste. Et
tandis que nous ne sommes pas encore sortis des conséquences du
11 septembre, ce n’est pas seulement l’expérience vécue par les
Américains d’origine japonaise après Pearl Harbor qui peut nous
rappeler la nécessité d’éviter de répéter les erreurs du passé –
et nous rassurer, par ailleurs, sur le fait que notre pays a
vraiment fait beaucoup de chemin depuis 1941. Nous devons
remonter encore plus loin, jusqu’à 1918, jusqu’au 11 novembre
1918, à 11 heures 11 minutes, que nous avons très largement
oublié.
Gott segne Amerika. C’est d’ailleurs ce
qu’Il a fait…
Je me demande à quoi ressembleront les communautés américaines
arabes et musulmanes, en 2091, quatre-vingt-dix ans après les
attentats du 11 septembre 2001 ?
Elles seront terriblement américaines,
probablement.
Mais pas totalement américaines, j’espère :
la perte de son trait d’union, c’est quelque chose de trop
terrible…
[* William B. Fischer est professeur d’allemand à la Faculté des
Langues & Littératures étrangères de l’Université d’Etat de
Portland. Son adresse mél :
fischerw@pdx.edu ].
Traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier
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