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Oumma
Le « phénomène
Ramadan »
A propos de l’ouvrage de Ian Hamel, La vérité sur Tariq
Ramadan
Vincent Geisser*
Mercredi
17 janvier 2007
« Encore un ouvrage sur Tariq
Ramadan ! » serait-on tenté de dire en découvrant
l’enquête du journaliste Ian Hamel qui fait suite à une longue
série de révélations toujours plus sensationnelles sur le médiatique
intellectuel musulman.
Il est vrai que le « phénomène Ramadan » est inédit
dans l’espace public européen. Le caractère iconoclaste et
inclassable du personnage suscite méfiance et suspicion dans
l’opinion (cf. la fameuse théorie du « double langage »)
ce qui, loin de nous éclairer sur les origines, les ressorts et
les enjeux de la « posture ramadanienne », tend
davantage à brouiller les pistes. Plus on parle de Tariq Ramadan,
moins on a l’impression de le saisir.
Il faut reconnaître que le leader
musulman contribue très largement à ce brouillage des « sens »
en adoptant une démarche qui vient remettre en question nos catégories
classiques de perception du fait musulman, lesquelles sont héritées
de l’orientalisme.
Il se réclame de l’universalisme des Lumières tout en adoptant
une démarche communautaire. Il se dit défenseur de la tradition
musulmane (sunna) tout en revendiquant sa filiation réformiste.
Il développe une pensée conservatrice sur le plan des mœurs et
des valeurs domestiques, tout en affirmant son attachement à un
certain progressisme social et politique.
Mais plus encore, le leader musulman
qui parvient à mobiliser autour de sa pensée des milliers de
citoyens européens de « culture musulmane » est
rebelle à une certaine forme d’institutionnalisation, ce qui
renforce davantage le mythe de l’ubiquité du prédicateur (Tariq
Ramadan est à la fois partout et nulle part), personnage
insaisissable et donc incontrôlable. Autant d’ingrédients qui
provoquent un certain désarroi chez les acteurs médiatiques,
politiques et intellectuels européens, virant parfois à
l’ostracisme. En France, Tariq Ramadan serait aujourd’hui le
leader musulman à abattre, à l’instar de ce qu’avait pu
susciter Henri Curiel dans les années soixante-dix : juif,
égyptien, communiste, de surcroît partisan de « l’Algérie
algérienne », l’action du militant tiers-mondiste était
nécessairement jugée « subversive » et dangereuse
pour notre démocratie occidentale.
En ce sens, la complexité ramadanienne
secoue notre imaginaire français et européen sur l’islam et
les musulmans. Dès lors nous vient la tentation de réduire cette
complexité sur un mode cathartique par une inflation de discours
qui, de manière concurrente ou complémentaire, contribuent à créer
une « légende Ramadan » pour reprendre la formule de
la politologue Khadija Mohsen-Finan.
Des interprétations du « phénomène
Ramadan » marquées idéologiquement
A l’heure actuelle, l’on peut grosso
modo repérer trois types d’énoncés dominants sur le
« phénomène Ramadan ».
La nouvelle incarnation du diable ?
Le premier type, le plus répandu dès
lors qu’il s’agit de traiter de la situation de l’islam et
des musulmans en France, relève du registre du dévoilement à
forte connotation sécuritaire. Il a été amplement analysé par
les spécialistes des médias : « Tout journaliste doit
tenter de trouver, derrière les raisons officielles avancées,
les raisons cachées, les motivations de l’ombre, les intérêts
inavoués parce qu’inavouables. Mais le dévoilement ne
s’acquiert que rarement par une enquête d’investigation.
C’est donc dans l’étude des discours et lors des interviews
que le journaliste tentera de déceler les raisons cachées. Il
s’agit de faire dire aux acteurs ce qu’ils ne veulent pas dire
ou ne peuvent pas dire.
Il faut chercher a priori au-delà
du discours, parce que c’est dans le non-dit que peut se cacher
le scoop potentiel ».
Ironisant sur la façon « très orientée » dont la
plupart des journalistes ou des experts sécuritaires rendent
compte depuis quelques années de sa démarche, Tariq Ramadan aime
à prononcer cette phrase, censée s’appliquer à sa personne :
« Ramadan ne dit pas ce qu’il fait et ne fait pas ce
qu’il dit ».
Dans cette perspective, le « cas Ramadan »
justifierait à lui seul d’un traitement médiatique spécial,
relevant de la posture du dévoilement : démasquer le
« sens caché » de son discours et les motivations
secrètes de ses projets qui sont nécessairement anti-démocratiques,
anti-laïques et anti-républicains.
Cette attitude de suspicion permanente
n’est pas récente. Elle imprégnait déjà les représentations
véhiculées par les autorités coloniales sur les mouvements réformistes
musulmans : « Ces jeunes Musulmans quand ils
protestent, vous vous indignez, quand ils approuvent, vous
suspectez, quand ils se taisent, vous redoutez », reprochait
au siècle dernier le sénateur Maurice Violette à ses collègues
français.
C’est dans ce registre que l’on peut classer notamment les
ouvrages de Caroline Fourest, Frère Tariq et de Lionel
Favrot, Tariq Ramadan dévoilé, dont les « informations »
puisent souvent dans les élucubrations des « spécialistes »
autoproclamés du terrorisme.
Héros malgré lui ?
Le second type de discours sur le
« phénomène Ramadan » ressort du registre
hagiographique, exprimant en quelque sorte « la légende
dans la légende ». Il est véhiculé par les militants et
les sympathisants de la « cause » qui dépeignent le
leader musulman sous les traits d’un héros des temps modernes.
L’on retrouve ici l’une des variantes du mythe du sauveur :
l’efficacité symbolique du message de Tariq Ramadan sur ses
suiveurs (followers) s’opère à la faveur d’une
situation de vide institutionnel et spirituel dans une communauté
musulmane européenne en gestation.
Les déclarations de type « c’est
Tariq Ramadan qui a montré la voie » ou « c’est
en écoutant ses cassettes que je suis revenu à l’islam »
sont fréquentes dans la bouche de ses auditeurs qui reconnaissent
unanimement le rôle pionnier de l’intellectuel musulman dans le
processus de « réislamisation » des nouvelles générations
musulmanes socialisées en Europe. Toutefois, force est
d’admettre que ce registre hagiographique, s’il est présent
de manière récurrente dans le discours de certains sympathisants
et militants ramadaniens, n’a donné lieu à aucun écrit conséquent
(une biographie à la gloire du leader par exemple). L’on ne
trouve pas encore dans les librairies (y compris les librairies
islamiques) de panégyrique de Tariq Ramadan, célébrant ses
qualités extraordinaires et ses vertus. Il est d’ailleurs fort
probable que l’intellectuel musulman s’opposerait à une telle
entreprise hagiographique qui viendrait desservir ses projets.
Tribun populaire au secours de
l’extrême gauche has been ?
Il convient de s’arrêter, enfin, sur
un troisième type d’énonciation qui relève également du
registre militant mais qui s’exprime cette fois-ci « en
dehors » de la communauté de foi musulmane. C’est un
discours que l’on recense notamment dans les cercles
tiers-mondistes et/ou d’extrême gauche, parfois dans certains
milieux chrétiens engagés (les « cathos de gauche »)
et qui tend à présenter Tariq Ramadan comme l’incarnation du
tribun, ou plus précisément du leader proche des « nouvelles
classes populaires » héritières de l’immigration, une
sorte de « Malcolm X arabo-musulman », faisant le lien
(au sens fort du terme) entre les « militants révolutionnaires »
et le nouveau prolétariat urbain majoritairement « musulman ».
Là aussi, l’on retrouve, en grande
partie, la constellation mythique du « sauveur », déclinée
dans sa version profane : le processus de désaffiliation
associative, politique et syndicale qui affecte les banlieues
populaires a créé un vide que seuls des partenariats avec des
leaders « musulmans progressistes », tels que Tariq
Ramadan, pourraient combler. C’est une vision à la fois naïve
et romantique qui tend bien sûr à surestimer les capacités de
mobilisation populaire de l’intellectuel musulman mais qui
trouve néanmoins des relais idéologiques, notamment auprès des
militants du Socialist Workers Party (sa branche française est
intégrée à la LCR) et de certains milieux tiers-mondistes qui
prônent le dialogue des civilisations.
Ni ramadanophobie, ni ramadanophilie :
une investigation journalistique sans complaisance
Où situer l’ouvrage de Ian Hamel
parmi ces multiples registres ? Ceux qui s’attendaient à
une énième enquête à sensation sur les connections de « Frère
Tariq » avec les réseaux islamo-terroristes internationaux
seront très certainement déçus, tout comme ceux qui espéraient
une œuvre de réhabilitation de leur « héros » auprès
de l’opinion publique. L’ouvrage de I. Hamel s’inscrit dans
le registre de l’investigation journalistique rigoureuse,
refusant de céder à une quelconque facilité du « prêt à
clicher sécuritaire » ou du récit héroïque.
Rien de cela dans ce livre. Au
contraire, s’il fallait définir l’originalité du présent
ouvrage par rapport à ceux qui l’ont précédé, c’est que
son auteur a su faire « feu de tout bois » en ne se
limitant pas aux seules sources policières et militantes mais en
se livrant à une forme de « triangulation journalistique »,
interrogeant tour à tour des responsables des services de
renseignements dont les avis sont souvent contradictoires, des
experts sécuritaires, des spécialistes de l’islam européen,
des militants de la « cause », des « concurrents
musulmans » de l’intellectuel genevois, des « pro-Ramadan »
, des adversaires déclarés mais aussi des « déçus du
ramadanisme », catégories de témoins et d’enquêtés
souvent absentes des précédents écrits sur le leader musulman.
On notera un véritable travail d’investigation : Ian Hamel
suit « son héros » (ou anti-héros) pas à pas dans
de nombreux rassemblements, manifestations et séances
confidentielles, explorant ainsi les moindres recoins de
l’univers ramadanien.
Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de
Ian Hamel contient des informations et des témoignages inédits
qui permettent de restituer toute la complexité du « phénomène
Ramadan » et de rétablir une certaine « normalité dépassionnée ».
Son enquête aide à saisir les ressorts et les enjeux de
l’action de Tariq Ramadan qui relève, en grande partie, d’une
stratégie de leadership à multiples facettes (religieuse,
politique, intellectuelle, médiatique…). De ce point de vue, le
« phénomène Ramadan » peut être assimilé à ce que
les auteurs anglo-saxons qualifieraient de successful leadership,
puisant à plusieurs sources de légitimation et jouant sur de
nombreux registres jugés incompatibles, sinon inquiétants pour
notre « système républicain » : comment
peut-on être musulman et avoir une vision politique ? .
Le « ramadanisme » :
un leadership multi-facettes
A trop vouloir traiter Tariq Ramadan
comme un leader charismatique, on court le risque de verser dans
une représentation néo-orientaliste et culturaliste, comme si
les Arabes et les Musulmans étaient incapables de développer des
relations d’autorité autres qu’émotionnelles et
passionnelles : « le thème du leader dit
‘charismatique’, inspiré (trop librement) de Max Weber,
apparaît récurrent, voire obsessionnel, dès lors qu’il
s’agit du Monde arabe comme si celui-ci était culturellement prédisposé
à produire de tels leaders ».
Malgré ces précautions légitimes dans un contexte post-11
septembre où les discours essentialistes sur l’islam et les
musulmans refleurissent à tout bout de champ, il nous paraît
pertinent d’analyser le « phénomène Ramadan »
comme une manifestation du successful leadership et ceci
pour plusieurs raisons relatées dans l’ouvrage de Ian Hamel.
On y retrouve d’abord les attributs
de l’hérédité qui contribuent à asseoir son leadership
charismatique. Le succès de Tariq Ramadan dans l’espace public
européen doit beaucoup à la mise en scène d’une filiation
prestigieuse, celle de son grand-père Hassan al-Banna, fondateur
du mouvement des Frères Musulmans mais aussi celle, moins connue,
de son père, Saïd Ramadan, acteur visionnaire de l’islam européen.
Bien sûr, l’intellectuel genevois critique ceux qui tendent à
réduire son projet personnel à l’héritage idéologique de son
grand-père : « Je ne me suis jamais dit :
« Il faut que je continue ». Mais je comprends que, de
l’extérieur, les choses soient perçues ainsi »,
déclare volontiers Tariq Ramadan à ses interlocuteurs. Pourtant,
le leader musulman ne renie pas cet héritage. Au contraire, il
l’assume pleinement : « Ainsi que je le répète
depuis des années, je reconnais d’autant mieux cette filiation
qu’elle ne me pose aucun problème. Je suis le petit-fils de
Hassan al-Banna, le fils de sa fille et de Saïd Ramadan. Ce sont
des faits dont je suis fier ».
Au-delà de cette hérédité
prestigieuse, assumée et revendiquée, le charisme ramadanien
doit beaucoup également à la personnalité du leader (ce qui
fait toute la différence avec son frère Hani par exemple), ou du
moins à ses représentations publiques (réunions,
rassemblements, prestations médiatiques) ou semi-publiques
(cercles restreints). A certains égards, Tariq Ramadan apparaît
comme une sorte de « saint vivant », sinon comme un
« monstre sacré » au sens antique du terme. A écouter
certains de ses proches et de ses admirateurs, Tariq Ramadan
serait doté de toutes les qualités humaines, sur les plans
spirituel, moral, intellectuel et physique.
Il se produit un véritable phénomène
de fascination collective qui ne manque pas d’exaspérer le
leader. La description des attitudes et des comportements de
certains de ses auditeurs et « suiveurs » lors des
meetings publics ou des halaqat (cercles) en fournit de
multiples illustrations : l’entrée et la sortie du leader
sont orchestrées comme celles d’une star, sans que l’on sache
vraiment quelle est la part d’organisation et d’improvisation
dans la mise en scène.
L’hérédité reconstruite et les
qualités personnelles du leader ne produiraient qu’une
efficacité limitée sur les mobilisations et les représentations
collectives si elles n’étaient pas corrélées à une forme
d’institutionnalisation de la « parole ramadanienne ».
Les prestations et les rassemblements organisés autour du leader
(et pour lui) font appel à des codes et des rituels spécifiques
qui se sont institutionnalisés avec le temps (1994-2005), bien
que Tariq Ramadan ait toujours rejeté toute idée de « structure »
ou d’ « organisation centralisée ».
Sur ce plan, Tariq Ramadan fait figure
aujourd’hui de « petit entrepreneur indépendant »
de l’islam européen, créant et gérant des biens et des
services symboliques à destination des croyants et des
pratiquants. L’on retrouve la figure du « nouveau prédicateur »,
décrite il y a plus de vingt ans par le politologue Bruno Etienne
qui est plus ou moins transposable - avec beaucoup de précautions
- au contexte européen actuel : « Or nous avons
relevé à travers l’étude de la Da’wa (l’appel)
l’apparition de ‘petits entrepreneurs indépendants’ et
d’associations (dont la forme varie) enracinés dans l’Islam
en tant que source de légitimité et entrant en compétition avec
les clercs et les structures orthodoxes pour briser leur monopole
de la production des biens symboliques légitimes. Il faudra à
ceux-ci beaucoup d’imagination et/ou de répression pour
contrecarrer ce projet, car la fin n’est rien moins qu’une
société alternative ».
Toutefois, cette institutionnalisation
de la parole du leader n’est performative que parce qu’elle
s’articule à un « récit ». De ce point de vue,
l’ouvrage de I. Hamel nous donne à voir des éléments « inédits »
de la « légende Ramadan », clef essentielle pour
comprendre les fondements et les enjeux actuels de son leadership
dans le paysage islamique européen.
En effet, il est aisé de repérer
dans le « succès du leader » un registre hautement
symbolique qui consiste en l’énonciation d’un « récit »,
d’une « légende » à la fois individuelle,
familiale et collective : « La dimension individuelle
du leadership tient à la relation entre le leader et ses
‘suiveurs’ (followers), celui-ci apparaissant comme un
narrateur, un acteur qui raconte une histoire (story, narrative)
et symbolise la teneur de ce récit. En la circonstance, raconter
une histoire ne préjuge pas de la véracité historique du récit
relaté.
Pas plus que cette activité ne
revient à « raconter des histoires », au sens où le
locuteur s’emploierait délibérément à tromper ou à
mystifier ses auditeurs. Le dispositif narratif et symbolique du leadership
se situe dans cet entre-deux de l’histoire (history) et
de la manipulation ».
Le récit ramadanien renvoie à un « dispositif narratif
captivant »,
mobilisant les émotions et les passions de ses « admirateurs »
comme de ses « détracteurs » : l’assassinat de
son grand-père (Hassan al-Banna), l’exil forcé de son père en
Europe (Saïd Ramadan), la campagne de dénigrement médiatique
qui l’atteint personnellement (la « ramadanophobie »),
autant de scènes d’une « martyrologie familiale »,
suscitant tantôt l’agacement, tantôt la compassion. La
« légende Ramadan » laisse rarement indifférent.
Elle vient donner un sens à un
monde complexe, se greffant sur un contexte d’incertitude :
celui d’une communauté musulmane européenne en rupture avec
ses anciens repères (l’islam consulaire contrôlé par les
Etats d’origine) et à la recherche de nouveaux « jalons ».
Elle est inséparable de l’expression d’un registre victimaire :
confronté à diverses campagnes de diffamation, Tariq Ramadan
face à une assemblée majoritairement musulmane, répète fréquemment
cette phrase : « A travers moi, c’est vous [nous]
qu’ils visent ».
Ce registre victimaire à la fois
individuel (Moi) et collectif (Vous/Nous) est consubstantiel à
l’exercice du leadership de type charismatique. Comme le
rappelle le politologue Michel Camau, « la fonction
charismatique s’exerce sous le signe du bouc émissaire. Elle répond
aux enjeux de l’expression d’une identité de groupe tant en
ce qui concerne la préservation des valeurs transmises que ‘la
conquête du devenir’.
Elle s’actualise dans des
circonstances où le groupe, percevant une menace ou aspirant à
un devenir, vit son identité sur le mode de l’unisson ».
La finalité implicite de la narration ramadanienne, à
l’instar du récit des grands leaders, est la redéfinition de
l’identité du groupe de référence (la communauté musulmane
européenne) et la promotion de son intégration à un ensemble
plus vaste.
Mais le successful leadership
de Tariq Ramadan sur l’islam européen s’explique aussi très
largement par l’absence de récits concurrents. Sans détenir le
monopole, le récit ramadanien a réussi à s’imposer comme
discours de référence sur toutes les questions touchant à
l’islam européen : « L’existence d’un champ
de production spécialisé est la condition de l’apparition
d’une lutte entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie qui ont en
commun de se distinguer de la doxa, c’est-à-dire de
l’indiscuté. Or, dans la situation actuelle, les producteurs de
biens symboliques concurrentiels en lutte pour le monopole de
cette production puisent dans le même stock, font appel au même
capital culturel : l’Islam. C’est son interprétation et
donc son utilisation qui diffèrent ».
Comme le montre très bien Ian Hamel dans la deuxième partie de
l’ouvrage, Tariq Ramadan a su indiscutablement « faire la
différence » par rapport à divers types d’énoncés déjà
existant dans le champ islamique officiel ou le contre-champ
islamique (officieux et/ou oppositionnel), marginalisant du même
coup les discours « importés » des clercs liés aux
Etats d’origine, des leaders islamistes exilés et des « nouveaux
prédicateurs », pourtant jeunes mais beaucoup moins
charismatiques et surtout trop focalisés sur les aspects purement
religieux et cultuels, alors que l’intellectuel genevois a su
insuffler une dimension sociétale à son discours, en
l’attelant aux nouvelles réalités européennes (le chômage,
les inégalités sociales, le racisme, les discriminations, les
relations hommes-femmes, l’homosexualité…).
Mais dans le même temps, l’hégémonie
du récit ramadanien se fonde sur des ressources précaires (au
sens symbolique comme au sens matériel). Le paradoxe de la stratégie
du leader musulman européen est de chercher à institutionnaliser
un discours et une démarche, tout en rejetant par principe l’idée
de « structure ». Tariq Ramadan prône en quelque
sorte « une institutionnalisation anti-structures »,
fustigeant la « notabilisation » et la
bureaucratisation affectant certaines organisations islamiques
françaises et européennes qui, selon lui, se seraient éloignées
des préoccupations quotidiennes de la « base musulmane ».
A propos du Conseil français du culte
musulman (CFCM), il écrit ainsi : « Sur le fond, la
situation est grave et les musulmans de France ont de quoi
s’inquiéter : on organise sous leurs yeux des élections-mises-en-scène
– parasitées par le mensonge et la magouille les plus
indigestes – pour un Conseil dont le moins que l’on puisse
dire c’est qu’il brille par son inefficacité […]. Les dés
seront alors à rejouer sans doute… tant il est vrai que la représentation
de l’islam de France répond aujourd’hui davantage à un
agenda politique et politicien qu’à la nécessité de
structurer dignement et honnêtement la seconde religion de France ».
Dans une perspective similaire, Tariq
Ramadan rejette avec virulence toute idée de constitution d’une
« minorité musulmane » à l’échelle européenne,
n’hésitant pas à porter la controverse à certains théologiens
proches ou membres de l’UOIF qui tentent, eux, de jeter les
fondements d’une « sharia des minorités » :
« je pense, affirme t-il, que cette approche strictement
‘minoritaire’, de surcroît entretenue par une course éperdue
vers une ‘adaptation’ qu’il faut continuellement prouver,
est piégée et mène à une impasse ».
Un intellectuel solitaire ?
Quelle alternative organisationnelle
Tariq Ramadan propose-t-il donc aux musulmans de France et d’Europe
pour « résister » - sinon contenir - à ces dérives
oligarchiques, caractérisant aujourd’hui la plupart des
associations et des mouvements islamiques ? Mise-t-il sur
l’émergence à moyen terme d’un « mouvement ramadanien »
autonome, ancré dans la « société civile musulmane »
européenne, une sorte d’UOIE-bis
mais davantage marquée à gauche ? C’est une hypothèse
peu probable que nous avons déjà eu l’occasion d’examiner.
S’il convient de reconnaître qu’aucune personnalité
islamique n’avait acquis une telle audience dans les milieux
musulmans et au-delà, dans les cercles intellectuels européens,
en dehors de tout appui d’une organisation structurée et hiérarchisée,
force est d’admettre que ce qui fonde aujourd’hui la « puissance »
du leader charismatique pourrait très bien se transformer en
faiblesse.
A l’instar de la gauche
autogestionnaire des années soixante-dix, la ‘mouvance
Ramadan’ joue actuellement le rôle de ‘laboratoire d’idées’
de l’islam européen, pionnier et devancier en matière de
« réformes islamiques »,
mais en marge des ‘logiques de pouvoir’ qui animent les
grandes fédérations musulmanes, toujours prêtes au compromis,
voire à la compromission.
Rebelle aux « structures »,
peu à l’aise dans les partenariats avec les autres
organisations musulmanes (il l’est davantage avec les mouvements
laïques et tiers-mondistes), trop pragmatique pour se lancer dans
une aventure politique et électorale (il sait que le « vote
musulman » est une illusion),
il nous paraît plus probable que Tariq Ramadan soit conduit à délaisser
progressivement toute prétention à bâtir un leadership de type
institutionnel pour revêtir l’habit de l’intellectuel
solitaire au risque de perdre tout pouvoir d’influence
directe sur sa propre communauté de foi mais d’en gagner autant
dans le reste de l’opinion publique européenne. Leader
communautaire au départ, Tariq Ramadan deviendrait
progressivement une « élite transnationale », ce qui
implique bien sûr une forte visibilité mais pas forcément une
organisation de suiveurs et de fidèles.
Au-delà des élucubrations sécuritaires
habituelles, c’est tout le paradoxe de la trajectoire de ce
« leader musulman », dont nous rend compte Ian Hamel
dans son livre, La vérité sur Tariq Ramadan.
Vincent
Geisser. Politologue, chercheur à l’Institut de recherches
et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS), enseigne à
l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence
A l’exception de l’ouvrage de Aziz Zemouri, Faut-il faire
taire Tariq Ramadan ?, L’Archipel, 2005,
qui repose sur un entretien approfondi avec le leader musulman,
les écrits sur T. Ramadan relèvent principalement des
registres sécuritaire et sensationnaliste. Cf. Jack-Alain Léger,
Tartuffe fait Ramadan, Denoël, 2004 ; Lionel Favrot,
Tariq Ramadan dévoilé,. LyonMag, 2004 ; Elie Ayoub,
Tariq Ramadan ou la Tentation de Dieu, Jacques-Marie
Laffont, 2004 ; Caroline Fourest, Frère Tariq,
Grasset, 2004 ; Paul Landau, Le Sabre et le Coran, Tariq
Ramadan et les Frères musulmans à la conquête de l’Europe,
Editions du Rocher, 2005.
Alex Callinicos, leader du SWP déclarait ainsi : « Cce
qui est pratiquement devenu "la question musulmane"
est le test de la capacité des révolutionnaires à se lier à
la classe ouvrière telle qu’elle est, et non telle qu’elle
était il y a trente ans ou dans les livres que nous avons lus »,
cité par Eddy Fougier, « Altermondialisme, le nouveau
d’émancipation ? ». Se reporter plus particulièrement
au paragraphe intitulé « Les
limites de l’élargissement : le cas du rapport entre
altermondialistes et organisations musulmanes », www.lignes-de-reperes.com,
13 juillet 2005.
Bruno Etienne, « La moelle de la prédication. Essai sur
le prône politique dans l’Islam contemporain », Revue
française de science politique, année 1983, numéro 4,
p. 711.
Michel Camau, « Leader et leadership en Tunisie :
potentiel symbolique et pouvoir autoritaire », dans M.
Camau et V. Geisser, Habib Bourguiba. La trace et l’héritage
(dir.), Paris, Karthala, 2004.
Lire entre autres son « Appel international à un
moratoire sur les châtiments corporels, la lapidation et la
peine de mort dans le monde musulman », publié le 30 mars
2005. Pour consulter le texte original et les réactions suscitées
dans le monde musulman, cf. www.tariqramadan.com.
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