« JE ME FICHE des principes ! Tout ce
que je veux, c’est que mon épouse puisse vivre avec moi et
que nous puissions construire une famille ! » s’est
exclamé le charmant jeune homme à la télévision.
Sammy est un citoyen arabe d’Acre, doctorant
à l’Université de Haïfa. Quelque chose de terrible lui est
arrivé : il est tombé amoureux de la femme qu’il ne
fallait pas - une Palestinienne de Jénine dans les territoires
occupés. Il l’a rencontrée par hasard à Ramallah, il a
obtenu pour elle (pour de fausses raisons, admet-il) un permis
de séjour d’un jour en Israël et il s’est marié avec
elle. Depuis lors, il ne peut la voir qu’à Jénine et
seulement une fois toutes les quelques semaines.
Elle ne peut venir vivre avec lui à Acre, parce
que la Knesset a voté une loi « temporaire » qui
interdit catégoriquement, sans aucune exception, aux femmes
palestiniennes des territoires occupés de rejoindre leur mari
en Israël. (Cela s’applique également, bien sûr, aux maris
palestiniens des territoires occupés de femmes arabes israéliennes.)
La liberté d’aimer et de se marier est un des
droits humains fondamentaux. Son déni pour 1,4 million de
citoyens israéliens, seulement parce qu’ils sont arabes, est
une grave violation de la Déclaration universelle des droits de
l’homme, qui a été signée par Israël. Ce déni ronge également
les racines de la démocratie israélienne.
Le prétexte - peut-il y en avoir un autre ?
- est la « sécurité ». Parmi les 105.000 femmes
palestiniennes des territoires occupés qui, au cours des années,
se sont mariées à des citoyens israéliens, 25 ont pris part
à des actions terroristes. 25 (vingt-cinq !) contre
104.975 (cent quatre mille neuf cent soixante quinze !).
Mais, comme d’habitude chez nous, la « sécurité »
sert ici de camouflage à la vraie raison. Derrière
l’interdiction se cache le démon démographique, un démon
avec un sinistre pouvoir sur le cerveau des Israéliens, qui
peut distordre leurs pensées, éteindre la dernière étincelle
de décence et de moralité et transformer des êtres humains
tout à fait normaux en monstres.
Ses émissaires parcourent le monde à la
recherche de Juifs, vrais ou faux. Ils ont découvert (et ramené
en Israël !) des Indiens qui prétendent descendre de la
tribu de Manasseh, une des dix tribus expulsées de Palestine
par les Assyriens il y a environ 2.720 ans selon la Bible. Au
Nouveau Mexique, ils ont découvert des familles dont les ancêtres
étaient supposés être des Juifs baptisés il y a 500 ans sous
la menace de l’Inquisition espagnole. Ils ramènent des Russes
chrétiens ayant un vague rapport avec une famille juive et des
Falachas d’Ethiopie dont la judéité est sujette à caution.
Tous sont ramenés en Israël et obtiennent immédiatement la
nationalité israélienne et de généreuses « indemnités
d’intégration ». Mais une jeune femme de Jénine, dont
la famille habite ce pays depuis des siècles, n’a pas le
droit d’y vivre avec son mari dont les ancêtres ont vécu à
Acre pendant des générations. Tout cela à cause de ce
terrifiant démon.
IL Y A 120 ANS, Asher Ginsburg, connu sous le
nom de Ahad Haam (« issu du peuple ») grand penseur
juif, s’est rendu en Palestine, et il a été horrifié par la
façon dont les colons juifs traitaient les indigènes arabes.
Depuis lors, de nombreux prétextes ont été trouvés pour
chasser les Arabes. Presque chaque année, le prétexte change.
Aujourd’hui le prétexte à la mode est : « l’Etat-nation ».
Tsipi Livni a peut-être été la première à l’utiliser.
Israël est un « Etat-nation » fait
pour les Juifs, et donc, il a le droit de faire tout ce qui est
bon pour les Juifs et mauvais pour les non-Juifs, même s’ils
sont citoyens israéliens. « Le bien individuel doit céder
le pas au bien commun ! » a dit un éminent
professeur à propos du cas de Sammy, « et le bien commun
interdit de permettre à l’épouse palestinienne de Sammy
d’entrer en Israël, qui est l’Etat-nation juif ».
Cela a l’air simple et logique. L’Etat-nation
existe pour la nation. Mais le concept d’Etat-nation n’est
pas simple du tout. Il soulève plusieurs questions insolubles.
Par exemple :
De quelle nation s’agit-il ? Une nation
juive mondiale ? Une nation juive israélienne ? Ou
juste une nation israélienne ?
Et de quelle sorte d’Etat-nation parlons-nous ?
De l’Etat-nation français à la fin du XVIIIe siècle ?
De l’Etat-nation polonais né à la fin de la Première Guerre
mondiale ? Ou de l’Etat-nation américain
d’aujourd’hui ? Ce sont tous des versions d’Etats-nations
- mais très différentes l’une de l’autre.
QUICONQUE prétend qu’Israël est l’Etat de
la nation juive mondiale vide le mot « nation » de
son contenu. Ceci voudrait dire que notre Etat appartient à une
communauté dont la plupart des membres ne vivent pas en Israël,
ne sont pas citoyens israéliens, ne paient pas les impôts israéliens
et ne votent pas en Israël. Des Juifs américains comme Henry
Kissinger, Paul Wolfowitz et Thomas Friedman, bien que dévoués
corps et âme à Israël, nieraient vigoureusement appartenir à
la « nation » juive plutôt qu’à la nation américaine.
Il y a des années, la Knesset a adopté une loi
qui oblige quiconque veut se présenter aux élections à déclarer
publiquement qu’Israël est « l’Etat du peuple juif ».
Pourtant c’est la citoyenneté israélienne seule qui détermine
qui peut voter.
Alors peut-être notre Etat-nation appartient-il
réellement à une nation juive israélienne ? Israël
est-il l’Etat-nation de ses citoyens juifs seulement ? De
nombreux Israéliens peuvent le penser. Mais cela est contraire
à la législation israélienne qui dit que tous les citoyens
sont égaux devant la loi. Selon la Cour suprême et la doctrine
officielle, Israël est un « Etat juif et démocratique ».
C’est la quadrature du cercle.
La carte d’identité israélienne mentionne la
« nation » de son possesseur. Les cartes appartenant
à des Juifs indiquent : « Nation : juif ».
Il y a des années, la Cour suprême a rejeté la demande d’un
citoyen que soit indiqué : « nation : israélien ».
Aujourd’hui la Cour est saisie d’une autre demande de
dizaines de citoyens (dont moi-même), qui veulent voir sur
leurs cartes l’indication : « Nation : Israélien ».
Ce pays est-il réellement un Etat-nation israélien ?
Si tel est le cas, la nation israélienne comprend-elle tous les
citoyens israéliens, comme la nation américaine comprend tous
les citoyens américains ? En particulier, cette nation
comprend-elle les 1,4 millions de citoyens palestiniens arabes,
soit environ un cinquième de la population de l’Etat ?
LES CITOYENS arabes d’Israël sont objets de
discriminations dans presque tous les domaines. La liste de ces
discriminations, qui n’est pas secrète, remplirait plusieurs
pages. A titre d’exemples : le système éducatif coûte
pour un enfant arabe le cinquième de ce qu’il coûte pour un
enfant juif. Le système de santé dépense pour un citoyen
arabe beaucoup moins que pour un citoyen juif. Presque tous les
conseils municipaux arabes sont en faillite, une des raisons étant
que le gouvernement leur donne beaucoup moins par tête qu’aux
conseils municipaux juifs. Un citoyen arabe ne peut pas obtenir
de terre de la Land Authority qui détient
presque toutes les terres en Israël. Sans parler de la
discrimination officielle que représente la combinaison de la
loi du retour avec la loi sur la nationalité.
A deux reprises, des soldats et des policiers
israéliens ont tiré sur des manifestants arabes citoyens israéliens,
et en ont tué plusieurs - une fois en 1976 (« Jour de la
terre »), l’autre en 2000 (« les événements
d’octobre »). Ils n’ont jamais tiré sur des
manifestants juifs en Israël. (Une fois la police a tiré sur
un manifestant juif qui était en train de leur tirer dessus
depuis le toit de sa maison.)
Maintenant tout le monde comprend qu’on ne
pourra plus éviter d’aborder le problème.
A la fin de la guerre de 1948, au cours de
laquelle l’Etat d’Israël a été fondé, seul un petit
nombre d’Arabes palestiniens sont restés. La plupart de leurs
compatriotes avaient fui ou avaient été chassés. L’élite
culturelle, sociale et politique était partie au début de la
guerre. Le petit nombre resté sur place a été soumis pendant
dix-huit années à un régime d’intimidation et
d’oppression appelé « gouvernement militaire ».
Mais la seconde génération a repris courage et a relevé la tête.
Maintenant une troisième génération arrive.
Nombre de ses membres, hommes et femmes, ont fréquenté les
universités et deviennent entrepreneurs, professeurs, avocats
et médecins. Récemment, leurs représentants ont publié une
« prise de position » qui exige non seulement l’élimination
de toutes les formes de discrimination, mais aussi une autonomie
religieuse, culturelle et éducative.
C’est un message révolutionnaire, et
plusieurs autres documents du même genre circulent également.
Aujourd’hui les citoyens arabes sont une communauté confiante
en elle-même, avec ses propres institutions (non reconnues) et
ses propres partis politiques. Cette communauté est maintenant
deux fois plus nombreuse que l’était la communauté juive qui
a fondé l’Etat d’Israël en 1948.
On ne peut ignorer l’existence d’une minorité
nationale de cette importance. On ne peut plus prétendre que le
problème n’existe pas ou qu’il peut être résolu (et écarté)
avec quelques millions de shekels supplémentaires. Israël se
trouve face à une décision fatidique qui non seulement déterminera
le caractère de ses relations avec ses citoyens arabes, mais
aussi le vrai caractère de l’Etat lui-même.
IL NE SERT à rien de discuter avec ceux qui espèrent
ouvertement ou secrètement un nettoyage ethnique et le départ
de tous les Arabes de l’Etat, et même de l’ensemble du pays
entre la mer et le Jourdain. De même qu’il ne sert à rien de
discuter avec ceux qui veulent maintenir les Arabes israéliens
dans un statut de citoyens de seconde zone, détachés de l’Etat
et privés d’influence. C’est une bombe à retardement.
La démocratie israélienne se trouve face à
une alternative :
(a) Un Etat de citoyens,
dans lequel tous les citoyens sont égaux, sans considération
de l’origine ethnique, de la nation, de la religion, de la
langue et du sexe. En jargon politique israélien, on
l’appelle « un Etat de tous ses citoyens » -
expression absurde, car comment un Etat démocratique peut-il ne
pas appartenir à tous ses citoyens ?
Un tel Etat ne s’occupe pas d’origine
ethnique ni de foi religieuse. Chaque groupe de parents peut décider
de la façon d’éduquer ses enfants (dans le cadre de certains
paramètres fixés par l’Etat). Il n’y aura pas de différence
entre un citoyen juif, arabe ou polynésien. Les relations entre
l’individu et l’Etat ne seront basées que sur la citoyenneté.
Exemple : les Etats-Unis, où toute personne fait
automatiquement partie de la nation américaine dès lors
qu’elle en devient citoyenne.
(b) Un Etat national, dans
lequel une majorité juive israélienne coexiste avec une
minorité palestinienne israélienne. Dans un tel Etat, la
majorité a ses institutions nationales, mais la minorité est
aussi reconnue comme une entité nationale, avec des droits
nationaux clairement définis dans certains domaines, comme la
culture, la religion, l’éducation, etc. (Ces droits ont été
définis par le leader sioniste de droite Vladimir Zeev
Jabotinsky il y a déjà cent ans, quand il a établi le
« plan Helsingfors » demandant des droits pour les
Juifs en Russie.) Exemple : le statut des Catalans en
Espagne.
Il y a quelques jours, le chercheur Yossi Amitay
a attiré mon attention sur un article écrit par Pinhas Lavon
un mois ( !) après la fondation de l’Etat d’Israël.
Lavon (qui plus tard a été ministre de la Défense et impliqué
dans la tristement célèbre « affaire Lavon ») a
analysé le problème de la minorité arabe après la guerre. Il
a suggéré un choix entre une approche « autonomiste »
permettant à la minorité de former ses propres institutions
autonomes dans un Etat dominé par la m« sajorité
appartenant à une autre nation, et un Etat « state-values »,
dans lequel tous les citoyens seraient traités selon des
standards universels et égalitaires.
Lavon a préféré la seconde branche de
l’alternative (un Etat de tous ses citoyens). Et moi aussi.
IL N’Y A PAS LONGTEMPS, Avigdor Lieberman a présenté
son propre plan : abandonner la région dite « du
triangle » (du côté israélien de la ligne verte) en même
temps que la dense population arabe qui y vit, en échange de
territoires palestiniens dans lesquels vivent des colons juifs.
Le principe en est : les Juifs à Israël, les Arabes à la
Palestine.
Lieberman, le raciste qui a immigré de
l’ex-Union soviétique, a appris de Staline que des communautés
entières peuvent être traitées comme des pièces de jeu d’échecs.
Très peu de gens ont pris ce plan au sérieux. Il est notoire
que Lieberman prône le nettoyage ethnique (qualifié de
« volontaire ») de tous les Arabes de l’Etat et
des territoires occupés. Son « plan » est de toute
façon totalement irréaliste, parce que la plupart des citoyens
arabes d’Israël habitent en Galilée et dans le Neguev, loin
de la ligne verte, et Lieberman ne suggère pas d’abandonner
Galilée et Neguev.
Ce qui a été intéressant n’a pas été le
« plan » lui-même, mais la réaction des citoyens
arabes à ce plan. Pas une seule voix arabe ne s’est élevée
en faveur de l’idée. Les citoyens arabes sont déterminés à
rester citoyens d’Israël, même si un Etat palestinien voit
le jour à côté de lui.
Cette communauté veut s’intégrer dans la vie
d’Israël, dans son économie, dans ses institutions démocratiques
et dans son tissu social. Elle a réussi en faisant tout ce qui
lui était permis. Elle soutient sans réserve la création
d’un Etat de Palestine en Cisjordanie et dans la bande de
Gaza, mais elle entend rester une minorité nationale en Israël
- de la même façon que la plupart des Juifs américains ont
soutenu la création de l’Etat d’Israël mais ont préféré
rester eux-mêmes comme minorité aux Etats-Unis.
Israël, pour sa part, ne peut pas abandonner
1,4 millions de travailleurs qui paient des impôts et qui
contribuent au produit national. L’histoire montre qu’un
pays qui expulse des communautés entières est toujours
perdant. L’Espagne ne s’est pas remise de l’expulsion des
juifs et des musulmans il y a 500 ans. La France a été
durement frappée par l’expulsion des Huguenots. L’Allemagne
souffre encore de l’expulsion (et pire) des Juifs.
JE SUIS Israélien. Je désire certes vivre dans
un Etat d’Israël où la majorité parle hébreu et où
l’identité hébraïque, la culture hébraïque et la
tradition hébraïque peuvent se développer. Cela ne m’empêche
pas d’aspirer à une situation dans laquelle les citoyens
palestiniens de l’Etat sont libres de développer leur identité,
leur culture et leurs traditions nationales propres.
L’Etat-nation a pris forme il y a quelques siècles
sur les ruines d’un Etat féodal et monarchique, en réponse
aux besoins de l’époque. Les développements économique,
technologique, militaire et culturel d’alors exigeaient
l’organisation d’unités territoriales-politiques plus
vastes. Comme la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne.
Afin de consolider cette forme d’Etat, chaque nation a inventé
pour elle-même une histoire nationale unificatrice (plus ou
moins « imaginée », comme l’érudit Benedict
Anderson l’a qualifiée) et l’a imposée à des peuples
conquis ou incorporés volontairement (Corses, Ecossais,
Bavarois, Basques et de nombreux autres).
Cette sorte d’Etat-nation est maintenant
devenue obsolète. La réalité a changé. Les Etats-Unis ont créé
un Etat fédéral géant couvrant un demi-continent, et plus
tard l’Allemagne et la France ont créé l’Union européenne
et lui ont redonné des fonctions économiques, militaires et même
politiques qui étaient habituellement exercées par les
Etats-nations.
L’Etat-nation en tant que tel continue
d’exister, parce qu’il remplit un besoin humain profond
d’appartenance à un groupe. Mais il se transforme
progressivement en un Etat multiculturel, ouvert et libéral,
qui absorbe (bien que non sans peine) des millions d’étrangers,
parce qu’il ne peut pas exister sans eux. Les Etats-Unis ont
été les premiers à prendre cette orientation, et maintenant
cela se passe y compris dans de petits pays de l’Europe
orientale - ceux-là même où beaucoup des premiers sionistes
ont été contaminés par leur espèce de nationalisme étroit
et fanatique.
Si l’Etat d’Israël ne veut pas imploser, il
doit tôt ou tard devenir un tel Etat - un Etat israélien dans
lequel Sammy d’Acre pourrait vivre dignement, avec sa femme
Lola de Jénine.
Article publié en hébreu et en anglais le 31 décembre 2006
sur le site de Gush Shalom. Traduit de l’anglais « What
Makes Sammy Run ? » : RM/SW