Maintenant que la première émotion provoquée
par la publication de son rapport partial est retombée, il est
possible d’évaluer ce rapport. La conclusion est qu’il a
fait beaucoup plus de mal que de bien.
L’aspect positif est bien connu. La commission
a accusé les trois dirigeants de la guerre - le Premier
ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major
- de nombreuses fautes. Le mot favori de la commission est
"échec".
Il est essentiel de pondérer ce mot. Que dit-il ?
Une personne "échoue" quand elle ne remplit sa tâche.
On ne prend pas en considération la nature de la tâche, mais
seulement le fait qu’elle n’a pas été accomplie.
L’utilisation du mot "échec" tout
au long du rapport est en lui-même un échec de la commission.
Le nouveau mot hébreu inventé par les groupes protestataires -
quelque chose comme "nullocrates" - s’applique aussi
aux cinq membres de la commission.
EN QUOI les trois mousquetaires qui ont dirigé
la guerre ont-ils échoué, selon la commission ?
La décision de lancer la guerre a été prise hâtivement.
Les objectifs de la guerre annoncés par le Premier ministre étaient
irréalistes. Il n’y a eu aucun plan militaire détaillé et
finalisé. Il n’y a eu aucun état-major opérationnel de
constitué. Le gouvernement a adopté tel quel le projet
improvisé du chef d’état-major, sans proposer ni demander
d’alternatives. Le chef d’état-major a pensé qu’il
gagnerait en bombardant et en mitraillant uniquement. Aucune
attaque terrestre n’était planifiée. Les réservistes
n’ont pas été appelés à temps. La campagne terrestre a eu
lieu très tard. Au cours des années précédant la guerre, les
forces n’ont pas été correctement entraînées. De nombreux
équipements manquaient dans les magasins d’urgence. La grosse
attaque terrestre, qui a coûté la vie à tant de soldats,
n’a commencé qu’après l’adoption par les Nations unies
des conditions du cessez-le-feu.
Diagnostic fort. Quelle est la conclusion ?
Que nous devons en tirer les leçons et mettre rapidement à
l’épreuve nos capacités, avant de commencer la prochaine
guerre.
Et en effet, c’est précisément la conclusion
qu’a tirée une grande partie de la population : les
trois "nullocrates" doivent être renvoyés, et
remplacés par trois dirigeants plus responsables et "expérimentés",
et nous lancerons la troisième guerre du Liban, afin de réparer
les dégats causés par la deuxième guerre du Liban.
L’armée a perdu son pouvoir de dissuasion ?
Nous le lui rendrons dans la prochaine guerre. Il n’y a pas eu
d’attaque terrestre victorieuse ? Nous ferons mieux la
prochaine fois. A la prochaine guerre, nous pénétrerons plus
profondément dans le pays.
Le problème est technique de bout en bout. De
nouveaux dirigeants ayant une expérience militaire, un état-major
opérationnel bien préparé, des préparations minutieuses, un
chef de l’armée issu des forces terrestres au lieu d’un
commandant de l’armée de l’air - et alors tout ira bien.
LA PARTIE la plus importante du rapport est la
seule qui n’y est pas. le rapport est plein de trous comme le
proverbial fromage suisse.
Aucune mention n’est faite que cette guerre était
depuis le début superflue, insensée et sans espoir.
Une telle accusation serait très grave. Une
guerre cause mort et destruction des deux côtés. Il est
immoral d’en lancer une à moins que l’existence même de
l’Etat soit clairement en danger. D’après le rapport, la
deuxième guerre du Liban n’avait pas de but particulier. Cela
signifie que nous n’étions pas obligés de faire cette guerre
par quelque nécessité existentielle que ce soit. Une telle
guerre est un crime.
Pour quoi le trio est-il allé à la guerre ?
En théorie : afin de libérer les deux soldats capturés.
Cette semaine, Ehoud Olmert a admis publiquement qu’il savait
très bien que les soldats ne pourraient pas être libérés par
la guerre. Cela signifie que quand il a décidé de lancer la
guerre, il a délibérément menti au peuple. Style George Bush.
Le Hezbollah non plus ne représente pas un
danger pour l’existence de l’Etat d’Israël. Une
irritation ? Oui. Un ennemi provocateur ? Absolument.
Un danger existentiel ? Sûrement pas.
Ce sont des solutions politiques qui doivent être
trouvées à ces problèmes. Il était clair alors, comme il est
clair aujourd’hui, que les prisonniers doivent être libérés
dans le cadre d’un échange de prisonniers. La menace du
Hezbollah ne peut être supprimée que par des moyens
politiques, puisqu’elle a des causes politiques.
LA COMMISSION accuse le gouvernement de
n’avoir pas examiné d’alternatives militaires aux
propositions du chef d’état-major. De même, la commission
elle-même doit être accusée de ne pas avoir examiné
d’alternatives politiques à la décision du gouvernement
d’aller à la guerre.
Le Hezbollah est d’abord une organisation
politique, une partie de la réalité complexe du Liban. Pendant
des siècles, les chiites du Sud Liban ont été opprimés par
les communautés les plus fortes. - les maronites, les sunnites
et les druzes. Quand les troupes israélienne ont envahi le
Liban en 1982, les chiites les ont reçues comme des libérateurs.
Quand il s’est avéré que notre armée n’entendait pas
partir, les chiites ont commencé une guerre de libération
contre elles. C’est seulement alors, au cours de la longue et
finalement victorieuse guerre de guérilla que les chiites se
sont révélés être une force majeure au Liban. S’il y avait
une justice dans le monde, le Hezbollah érigerait une statue à
Ariel Sharon.
Pour renforcer leur position, les chiites
avaient besoin d’aide. Ils se sont tournés vers la République
islamique d’Iran, patron naturel des chiites dans la région.
Mais l’aide venant de Syrie a été encore plus importante.
Et pourquoi la Syrie sunnite est-elle venue
aider le Hezbollah chiite ? Parce qu’elle voulait créer
une double menace : contre le gouvernement de Beyrouth et
contre le gouvernement de Jérusalem.
La Syrie n’a jamais renoncé au Liban. Aux
yeux des Syriens, le Liban est une partie intégrante de leur
patrie qui leur a été arrachée par les colonialistes français.
Un regard sur la carte suffit à montrer pourquoi le Liban est
si important pour la Syrie, tant économiquement que
militairement. Le Hezbollah représente pour la Syrie un point
d’appui dans l’arène libanaise.
Encourager et soutenir le Hezbollah comme une
menace contre Israël est encore plus important pour la Syrie.
Damas veut récupérer les hauteurs du Golan, qui ont été
conquises par Israël en 1967. Il s’agit pour les Syriens
d’un devoir national primordial, d’une question d’honneur
national, et il ne l’abandonneront à aucun prix. Ils savent
que pour l’instant, ils ne peuvent pas gagner une guerre
contre Israël. Le Hezbollah offre une alternative : des
petites piqûres continuelles qui entendent rappeler à Israël
qu’il est peut-être préférable de rendre le Golan.
Celui qui ignore ce contexte politique et ne
voit dans le Hezbollah qu’un problème militaire se révèle
être un ignare. Il était du devoir de la commission de le dire
clairement, au lieu de jacasser sur "l’état-major opérationnel
bien préparé" et les "alternatives militaires".
Elle aurait sorti le carton rouge aux trois "nullocrates"
pour ne pas avoir mis en balance l’alternative politique à la
guerre : des négociations avec la Syrie pour neutraliser
la menace du Hezbollah au moyen d’un accord israélo-syro-libanais.
Le prix aurait été le retrait israélien des hauteurs du
Golan.
En ne le faisant pas, la commission a dit en
fait : on ne pourra pas échapper à une troisième guerre
du Liban. Mais, s’il vous plait, braves gens, faites un effort
la prochaine fois.
UN TROU qui saute au yeux concerne le contexte
international de la guerre.
Le rôle joué par les Etats-Unis a été évident
dès le tout début. Olmert n’aurait pas décidé de lancer
cette guerre sans la permission explicite des Etats-Unis. Si les
Etats-Unis l’avait interdite, Olmert n’aurait même pas pensé
à l’engager.
George Bush avait intérêt à cette guerre. Il
était (et est) empêtré dans le bourbier irakien. Il essaie
d’en faire porter la responsabilité à la Syrie. Donc il
voulait porter un coup contre Damas. Il voulait aussi briser
l’opposition libanaise, afin d’aider les mandataires des Américains
à Beyrouth. Il était sûr que ce serait une promenade pour
l’armée israélienne.
Quand la victoire attendue a tardé à arriver,
la diplomatie américaine a fait tout son possible pour empêcher
un cessez-le-feu, afin de "donner le temps" à l’armée
israélienne de gagner. Et cela s’est fait presque
ouvertement.
A quel point les Américains ont-ils dicté à
Olmert la décision de lancer la guerre, de bombarder le Liban
(mais pas l’infrastructure du gouvernement Siniora), de
prolonger la guerre et de lancer une offensive terrestre au
dernier moment ? Nous ne le savons pas. Peut-être la
commission en a-t-elle traité dans la partie secrète du
rapport. Mais sans cette information, il est impossible de
comprendre ce qui est arrivé, et par conséquent, le rapport
dans une large mesure ne permet pas de comprendre la guerre.
QUE MANQUE-t-il d’autre dans le rapport ?
Il est difficile de le croire, mais il n’y a pas un seul mot
sur la terrible souffrance infligée à la population libanaise.
Sous l’influence du chef d’état-major, le
gouvernement a accepté une stratégie qui disait :
bombardons le Liban, transformons la vie des Libanais en enfer,
alors ils feront pression sur leur gouvernement à Beyrouth qui
dissoudra le Hezbollah. C’est une imitation servile de la
stratégie américaine au Kosovo et en Afghanistan.
Cette stratégie a tué environ un millier de
Libanais, détruit des quartiers entiers, des ponts et des
routes, et pas seulement en zones chiites. Du point de vue
militaire, c’était facile à faire, mais le prix politique a
été immense. Pendant des semaines, des images et mort et de
destruction infligées par Israël ont dominé les informations
mondiales. Il est impossible de mesurer le dommage fait à la
position d’Israël dans l’opinion publique mondiale, dommage
irréversible et qui aura des conséquences durables.
Tout ceci n’a pas intéressé la commission.
Elle n’a été concernée que par l’aspect militaire.
L’aspect politique a été ignoré, excepté pour remarquer
que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas été
invité aux consultations importantes. L’aspect moral n’a
pas du tout été évoqué.
Pas plus que l’occupation. La commission
ignore un fait qui crève les yeux : qu’une armée ne
peut pas mener une guerre moderne quand, depuis 40 ans elle est
utilisée comme force de police coloniale dans des territoires
occupés. Un officier qui agit comme un cosaque ivre contre des
militants pacifistes désarmés et contre des enfants qui
lancent des pierres - comme on l’a encore vu cette semaine à
la télévision - ne peut pas diriger une compagnie dans une
guerre réelle. C’est une des plus importante leçons de la
deuxième guerre du Liban : l’occupation a corrompu
l’armée israélienne en profondeur. Comment cela peut-il être
ignoré ?
LA COMMISSION juge qu’Olmert et Peretz sont
incompétents à cause de leur manque d’expérience, c’est-à-dire
de leur manque d’expérience militaire. Ceci conduit à la
conclusion que la démocratie israélienne ne peut pas compter
sur des dirigeants civils, qu’elle a besoin comme dirigeants
de généraux. Elle impose au pays un programme militaire. Cela
peut bien être le résultat le plus dangereux.
Cette semaine, j’ai vu sur internet une présentation
bien faite par les "Réservistes", mis en place par un
groupe de soldats de réserve très amers pour lancer une
protestation contre les trois "nullocrates". Elle
montre, image après image, beaucoup d’erreurs de la guerre,
et atteint son sommet quand elle énonce que la direction
politique incompétente n’a pas permis à l’armée de
gagner.
Les jeunes producteurs de cette présentation
n’ont certainement pas conscience de l’odeur désagréable
que dégage cette idée, l’odeur du "Dolchstoss
im Ruecken" - le poignard dans le dos de l’armée.
Autrement ils ne se seraient probablement pas exprimé sous
cette forme, qui a servi, il n’y a pas si longtemps comme cri
de ralliement du fascisme allemand.
Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush
Shalom le 20 mai 2007 - Traduit de l’anglais "A Swiss
Cheese" : SW