Gush Shalom
Sang
et champagne
Uri Avnery
17 février 2008 Il
y a longtemps qu’il n’y avait pas eu une telle orgie de
jubilation et d’auto-satisfaction dans les médias israéliens
que cette semaine. Tous les reporters, tous les commentateurs,
tous les politicards, toutes les célébrités éphémères
interviewés à la télévision, à la radio et dans les journaux,
étaient rayonnants de fierté. Nous l’avons fait ! Nous
avons réussi ! Nous avons "liquidé" Imad
Mughniyeh !
CHACUN exalte la profession dans laquelle il excelle.
Si on demandait à une personne dans la rue de citer le domaine
dans lequel nous, Israéliens, excellons, sa réponse serait
probablement : le Hi-Tech. Et en effet, dans ce domaine, nous
sommes parvenus à des résultats impressionnants. Il semble
qu’il ne se passe pas un jour sans qu’une start-up
née dans un garage arrive à se vendre des centaines de millions.
Le petit Israël est une des principales puissances hi-tech du
monde.
Mais la profession dans laquelle Israël est non seulement le
plus fort, mais le Number One incontesté est
celle des liquidations.
Cela s’est confirmé une fois de plus cette semaine. Le verbe
hébreu "lekhassel" – liquider –
dans toutes ses formes grammaticales, domine actuellement le
discours public. Des professeurs reconnus débattent avec une
solennité académique sur quand "liquider" et
"qui". De vieux généraux discutent avec un zèle
professionnel les techniques de "liquidation", de ses règles
et de ses méthodes. Des politiciens habiles s’affrontent sur le
nombre et le statut des candidats à la "liquidation".
EFFECTIVEMENT, il y a longtemps qu’il n’y avait pas eu une
telle orgie de jubilation et d’autosatisfaction dans les médias
israéliens que cette semaine. Tous les reporters, tous les
commentateurs, tous les politicards, toutes les célébrités éphémères
interviewées à la télévision, à la radio et dans les
journaux, étaient rayonnants de fierté. Nous l’avons fait !
Nous avons réussi ! Nous avons "liquidé" Imad
Mughniyeh !
C’était un "terroriste". Et pas seulement un
terroriste, un maître terroriste ! Un archi-terroriste !
Le vrai roi des terroristes ! D’heure en heure sa stature
grandissait, atteignant des proportions gigantesques. Comparé à
lui, Osama Ben-Laden n’est qu’un débutant. La liste de ses
exploits augmente de reportage en reportage, de titre en titre.
Il n’y a pas et il n’y a jamais eu quelqu’un comme lui.
Pendant des années il est resté caché. Mais nos bons gars –
beaucoup, beaucoup de bons gars – ne l’ont pas oublié un seul
instant. Ils ont travaillé jour et nuit, des semaines et des
mois, des années et des décennies, pour suivre sa trace. Ils
"le connaissaient mieux que ses amis, mieux qu’il ne se
connaissait lui-même" (citation littérale d’un
commentateur respecté de Haaretz, jubilant
comme tous ses collègues).
Certes, un commentateur occidental rabat-joie a prétendu sur
Al-Jazira que Mughniyeh avait disparu de la scène parce qu’il
avait cessé d’être important, que ses grands jours en tant que
terroriste remontaient aux années 80 et 90, quand il avait détourné
un avion et détruit le quartier général de la Marine à
Beyrouth et des institutions israéliennes à l’étranger.
Depuis que le Hezbollah est devenu un Etat dans l’Etat, avec une
sorte d’armée régulière, il avait – selon cette version –
survécu à son utilité.
Mais peu importe. Mughniyeh-la-personne a disparu, et
Mughniyeh-la-légende a pris sa place, celle d’un terroriste
mythologique d’envergure mondiale, qui a longtemps été considéré
comme "un fils de la mort" (c’est-à-dire une personne
qui doit être tuée) comme l’a déclaré à la télévision un
autre général hors d’usage. Sa "liquidation" a été
événement énorme, presque surnaturel, beaucoup plus important
que la deuxième guerre du Liban, dans laquelle nous n’avons pas
vraiment réussi. La "liquidation" équivaut au moins au
glorieux exploit d’Entebbe et peut être le dépasse.
Certes, le Livre Saint nous enjoint : "Quand ton
ennemi tombe, ne te réjouis pas, et quand il s’effondre, que
ton cœur n’exulte pas/ De peur que le Seigneur ne le voie et
que cela ne lui déplaise." (Proverbes XXIV,17) Mais ce n’était
pas n’importe quel ennemi, c’était un super-super-ennemi, et
donc le Seigneur nous excusera certainement de danser de joie, à
longueur de débats télévisés, d’éditions de journaux, de
discours... tant que nous n’allons pas jusqu’à distribuer des
friandises dans la rue – même si le gouvernement israélien
conteste mollement que ce soit nous qui ayons "liquidé"
l’homme.
COMME PAR HASARD, la "liquidation" a eu lieu quelques
jours seulement après que j’ai écrit un article sur
l’incapacité des puissances occupantes à comprendre la logique
interne des organisations de résistance. La
"liquidation" de Muniyeh en est un exemple éclatant.
(Bien sûr, Israël a cessé son occupation du Sud-Liban il y a
quelques années, mais les rapports entre les parties sont restés
les mêmes.)
Aux yeux du leadership israélien, la "liquidation" a
été un énorme succès. Nous avons "coupé la tête du
serpent" (autre titre du Haaretz). Nous
avons infligé un immense dommage au Hezbollah, un dommage irréparable.
"Ce n’est pas de la vengeance mais de la prévention",
comme l’a déclaré un autre reporter téléguidé (du Haaretz
également). C’est un événement tellement important qu’il dépasse
les inévitables représailles, quel que soit le nombre des éventuelles
victimes qu’elles entraineront.
Aux yeux du Hezbollah, les choses sont tout à fait différentes.
L’organisation a acquis un nouvel atout précieux : un héros
national, dont le nom résonne de l’Iran au Maroc. Le Mughniyeh
"liquidé" vaut plus que le Mughniyeh vivant, indépendamment
de son statut réel à la fin de sa vie.
Il suffit de se rappeler ce qui s’est passé ici en 1942,
quand les Britanniques ont "liquidé" Abraham Stern
(alias Yair) : c’est de son sang que l’organisation Lehi
(alias groupe Stern) est née et est devenue peut-être
l’organisation terroriste la plus efficace du XXe siècle.
Par conséquent, le Hezbollah n’a aucun intérêt à
minimiser l’importance du liquidé. Au contraire, Hassan
Nasrallah, exactement comme Ehoud Olmert, a tout intérêt à
gonfler son importance dans d’énormes proportions.
Si le Hezbollah a dernièrement été loin des projecteurs du
monde arabe, il est maintenant revenu en force. Presque toutes les
stations arabes consacrent des heures au "frère, martyr, le
commandant Imad Mughniyeh al-Hajj Raduan".
Dans la lutte pour le Liban – la principale bataille qui
occupe Nasrallah – l’organisation a marqué un point très
important. Des foules de gens sont allées aux funérailles, éclipsant
la cérémonie presque simultanée organisée à la mémoire de
son adversaire, Rafiq Hariri. Dans son discours, Nasrallah a décrit
avec dédain ses opposants comme des complices du meurtre du héros,
des collaborateurs méprisables d’Israël et des Etats-Unis, et
les a invités à quitter la patrie et à aller s’installer à
Tel-Aviv ou à New-York. Il est monté d’un nouveau cran dans sa
bataille pour la domination du Pays des cèdres.
Et, point principal : la colère engendrée par le meurtre
et la fierté dans le martyr inspireront une nouvelle génération
de jeunes, qui seront prêts à mourir pour Allah et Nasrallah.
Plus la propagande israélienne gonflera l’importance de
Mughniyeh, plus les jeunes chiites seront tentés de suivre son
exemple.
La carrière de l’homme est intéressante de ce point de vue.
Quand il est né dans un village chiite du Sud-Liban, les Chiites
y étaient une communauté méprisée, opprimée et impuissante.
Il a rejoint l’organisation palestinienne Fatah, qui dominait le
Sud-Liban à l’époque, devenant finalement un des gardes du
corps de Yasser Arafat (il se peut même que je l’aie vu quand
j’ai rencontré Arafat à Beyrouth). Mais quand Israël a réussi
à chasser les forces du Fatah du Sud- Liban, Mughniyeh est resté
et a rejoint le Hezbollah, la nouvelle force combattante qui avait
émergé comme résultat direct de l’occupation israélienne.
ISRAEL RESSEMBLE aujourd’hui à la personne dont le voisin du
dessus laisse tomber le soir une chaussure sur le sol, et qui
attend pour s’endormir que la seconde chaussure tombe à son
tour. Tout le monde sait qu’il y aura des représailles.
Nasrallah l’a promis, ajoutant qu’elles pourraient avoir lieu
n’importe où dans le monde. Depuis longtemps déjà, en Israël,
les gens croient beaucoup plus Nasrallah qu’Olmert.
Les organismes de sécurité israéliens lancent des
avertissements alarmistes aux gens qui vont à l’étranger –
être sur ses gardes à tout moment, ne pas se faire remarquer, ne
pas se réunir avec d’autres Israéliens, ne pas accepter
d’invitations inattendues, etc. Les médias ont amplifié ces
avertissements jusqu’à l’hystérie. Dans les ambassades israéliennes,
la sécurité a été renforcée. Sur la frontière nord, aussi,
on a entendu une alerte, quelques jours à peine après
qu’Olmert s’est vanté à la Knesset du fait que, grâce à la
guerre, la frontière nord était aujourd’hui plus tranquille
que jamais.
De telles inquiétudes sont loin d’être sans fondement.
Toutes les "liquidations" passées de cette sorte ont eu
de graves conséquences :
l’exemple
classique est, bien sûr, la "liquidation" du prédécesseur
de Nasrallah, Abbas Mussawi. Il fut tué au Sud-Liban en 1992 par
des hélicoptères de combat Apache. Tout Israël s’en est réjoui.
Alors, le champagne a aussi coulé à flot. En représailles, le
Hezbollah fit sauter l’ambassade d’Israël à Buenos Aires
ainsi que le centre communautaire juif de cette ville. Le
planificateur des attentats était, prétend-on aujourd’hui,
Imad Mughhniyeh. Plus de cent personnes ont péri. Principal résultat :
à la place du plutôt fade Mussawi, c’est le très brillant et
magistral Nasrallah, qui est arrivé à la direction.
Avant
cela, Golda Meir avait ordonné une série de
"liquidations" pour venger la tragédie des athlètes
israéliens aux Jeux Olympiques de Munich (la plupart ont en fait
été tués par l’incompétente police allemande essayant
d’empêcher leur transfert en Algérie comme otages). Pas un
seul des "liquidés" n’avait quoi que ce soit à voir
avec l’attentat lui-même. Il s’agissait de représentants
diplomatiques de l’OLP, cibles faciles dans leurs bureaux. Le
sujet est traité en détail dans le film kitsch de Stephen
Spielberg "Munich". Résultat : l’OLP s’est
renforcée et est devenue un Etat en formation, Yasser Arafat est
finalement retourné en Palestine.
La
"liquidation" de Yahyah Ayache à Gaza en 1996 ressemble
à l’affaire Mughniyieh. Elle fut perpétrée au moyen d’un téléphone
portable piégé. L’importance d’Ayache avait été considérablement
gonflée, de telle sorte qu’il était devenu une légende déjà
de son vivant. Le surnom "l’ingénieur" lui avait été
donné parce qu’il fabriquait les explosifs utilisés par le
Hamas. Shimon Pérès, qui avait pris la tête du gouvernement après
le meurtre de Yitzhak Rabin, croyait que la
"liquidation" lui donnerait une énorme popularité et
lui permettrait d’être réélu. C’est le contraire qui
s’est passé : le Hamas a réagi par une série
d’attentats suicides qui ont fait sensation, ce qui conduisit
Benyamin Netanyahou au pouvoir.
Fathi
Shihaki, chef du Djihad islamique, fut "liquidé" en
1995 par un cycliste qui tira sur lui dans une rue de Malte. La
petite organisation n’a pas été éradiquée, mais s’est au
contraire développée à partir de ses actions de représailles.
Aujourd’hui c’est le groupe qui lance les Qassams sur Sderot.
Le
dirigeant du Hamas Khaled Meshaal fut en fait "liquidé"
dans une rue d’Amman par une injection de poison. L’acte fut révélé
et ses instigateurs identifiés et un roi Hussein furieux obligea
Israël à fournir l’antidote qui lui sauva la vie. Les
liquidateurs ont pu retourner chez eux en échange de la libération
du fondateur du Hamas Cheikh Ahmed Yacine jusque là emprisonné
par Israël. Résultat : Meshaal a été promu et est
maintenant le principal dirigeant politique du Hamas.
Cheikh
Yacine lui-même, paraplégique, fut "liquidé" par des
hélicoptères d’attaque alors qu’il quittait une mosquée après
la prière. Un précédent attentat par le bombardement de sa
maison avait échoué. Le Cheikh est devenu un martyr aux yeux de
tout le monde arabe et, depuis, a été depuis une source
d’inspiration pour des centaines d’attaques du Hamas.
LE DÉNOMINATEUR commun de toutes ces actions et de beaucoup
d’autres est qu’elles n’ont pas fait de mal aux
organisations des "liquidés", mais ont eu un effet
boomerang. Et toutes ont entraîné dans leur sillage de graves
attaques de représailles.
La décision de perpétrer une "liquidation"
ressemble à celle qui permit de déclencher la seconde guerre du
Liban : aucun des décideurs ne se préoccupe de la
souffrance de la population civile qui devient inévitablement
victime de la vengeance.
Pourquoi donc les "liquidations" sont-elles perpétrées ?
Réponse de l’un des généraux à qui l’on a posé cette
question : "Il n’y a aucune réponse tranchée à
cela."
Ces mots sont écœurants de cynisme : comment peut-on décider
une telle action quand il n’y a pas de réponse tranchée à la
question de savoir si elle en vaut la peine ?
Je pense que la vraie raison est à la fois politique et
psychologique. Raison politique : parce qu’elle est
toujours populaire. Après chaque "liquidation", il y a
beaucoup de jubilation. Quand les représailles arrivent, la
population (et les médias) ne voit pas la connexion qu’il y a
entre la "liquidation" et la riposte. Chacune est considérée
séparément. Peu de gens ont le temps et l’envie d’y penser,
alors que tout le monde est furieux après le dernier attentat
meurtrier.
Dans la situation présente, il y a une motivation politique
supplémentaire : l’armée n’a pas de réponse aux
Qassams, pas plus qu’elle ne désire être empêtrée dans la réoccupation
de la bande de Gaza, avec toutes ses conséquences désastreuses.
Une "liquidation" spectaculaire est une alternative
simple.
La raison psychologique est également claire : une telle
action apporte satisfaction. Certes, la "liquidation"
– comme le mot le montre – est plus adaptée au monde
clandestin qu’aux organes de sécurité de l’Etat. Mais
c’est une tâche stimulante et complexe, comme dans un film sur
la Mafia, qui donne beaucoup de satisfactions aux
"liquidateurs". Ehoud Barak par exemple, était un
liquidateur depuis le début de sa carrière militaire. Quand les
"liquidations" se terminent par un succès, les exécuteurs
peuvent lever les verres de champagne Un mélange de sang, de
champagne et de folie est un cocktail grisant mais toxique.
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