Gush Shalom
Du sang sur nos
mains
Uri Avnery
Quand on fait la
paix, les prisonniers de guerre s’attendent à être libérés.
Dans notre cas, cela n’aurait pas été seulement un signe
d’humanité mais aussi de sagesse.
EN CE MOMENT, nous sommes en pleines négociations
sur un échange de prisonniers
Le terme de « négociations » est
vraiment inapproprié. « Marchandage » semble plus
pertinent. On pourrait aussi utiliser une expression plus terrible :
« traffic d’êtres humains ».
Le marché prévu concerne des gens vivants. Ils
sont traités comme des marchandises, sur lesquels les officiels
des deux côtés négocient, comme s’ils étaient un bout de
terrain ou une cargaison de fruits.
A leurs propres yeux, et aux yeux de leurs épouses,
parents et enfants, ils ne sont pas des marchandises. Ils sont la
vie même.
IMMÉDIATEMENT après la signature de l’accord
d’Oslo en 1993, Gush Shalom appela publiquement le Premier
ministre Yitzhak Rabin à libérer les prisonniers palestiniens.
Le raisonnement était simple : ils sont en réalité
des prisonniers de guerre. Ils ont fait ce qu’ils ont fait au
service de leur peuple, exactement comme nos propres soldats. Les
gens qui les ont envoyés étaient les chefs de l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP) avec lesquels nous avons
justement signé un accord d’une grande portée. Quel sens cela
a-t-il de signer un accord avec les commandants, alors que leurs
subordonnés continuent à languir dans nos geôles ?
Quand on fait la paix, les prisonniers de guerre
s’attendent à être libérés. Dans notre cas, cela n’aurait
pas été seulement un signe d’humanité mais aussi de sagesse.
Ces prisonniers viennent de toutes les villes et villages. Les
renvoyer à la maison aurait déclencher une explosion de joie
dans tous les territoires palestiniens occupés. Il est difficile
de trouver une famille palestinienne qui n’ait pas eu un parent
en prison.
Si l’accord n’est pas destiné à rester un
simple morceau de papier, disions-nous, mais s’il est empreint
de contenu et de courage - il n’y a pas d’acte plus sage que
celui-ci.
Malheureusement, Rabin ne nous a pas écoutés. Il
avait beaucoup d’aspects positifs, mais il était plutôt
renfermé, et dénué d’imagination. Il était lui-même
prisonnier de conceptions étroitement sécuritaires. Pour lui,
les prisonniers étaient une monnaie d’échange. Certes, avant
la fondation d’Israël, il avait lui-même été détenu par les
Britanniques pendant quelque temps, mais, comme beaucoup
d’autres, il était incapable de tirer les leçons de son expérience
pour les Palestiniens.
Nous considérions cette question comme décisive
dans la mesure où il s’agissait de la paix. Ensemble avec
l’inoubliable Faiçal Husseini, le dirigeant adoré de la
population palestinienne de Jérusalem-Est, nous organisâmes une
manifestation en face de la prison de Jneid à Naplouse. Ce fut la
plus grande manifestation conjointe israélo-palestinienne jamais
réalisée. Plus de mille personnes y participèrent.
En vain. Les prisonniers ne furent pas libérés.
QUATORZE ANS plus tard, rien n’a changé. Des
prisonniers ont été libérés après avoir purgé leur peine,
d’autres ont pris leur place. Toutes les nuits, des soldats israéliens
capturent à peu près une dizaine de nouveaux Palestiniens
« recherchés ».
En ce moment même, il y a quelque 10.000
prisonniers palestiniens, hommes et femmes, de tous âges depuis
des mineurs jusqu’à des personnes âgées.
Tous nos gouvernements les ont traités comme des
marchandises. Et on ne donne pas des marchandises pour rien. Les
marchandises ont un prix. Souvent, il fut proposé de relâcher
quelques prisonniers pour faire un « geste » à l’égard
de Mahmoud Abbas, afin de le renforcer vis-à-vis du Hamas. Toutes
ces suggestions furent repoussées par Ariel Sharon et Ehoud
Olmert.
Aujourd’hui, les services de sécurité
s’opposent à une opération d’échange de prisonniers pour
obtenir la libération du soldat Gilad Shalit. Non pas parce que
le prix - 1.400 pour un - est exhorbitant. Au contraire, pour
beaucoup d’Israéliens il semble tout à fait normal qu’un
soldat israélien vaille 1.400 « terroristes ». Mais
les service de sécurité mettent en avant des arguments beaucoup
plus forts : si des prisonniers sont libérés pour un soldat
« kidnappé », cela encouragera les « terroristes »
à capturer davantage de soldats.
Enfin, certains des prisonniers relâchés
retourneront dans leurs organisations et à leurs activités, et
il en résultera plus d’effusions de sang. Des soldats israéliens
seront obligés de risquer leur vie pour les arrêter de nouveau.
Et il y a en arrière plan autre chose de non dit :
certaines des familles d’Israéliens tués dans des attentats,
qui sont organisées en un lobby très véhément par l’extrême
droite, feront du boucan. Comment ce gouvernement pitoyable, dépourvu
de toute popularité, pourrait-il résister à une telle pression ?
POUR CHACUN de ces arguments, il y a un contre
argument.
Ne pas relâcher les prisonniers donne aux
« terroristes » une motivation permanente pour
« kidnapper » des soldats. Après tout, rien d’autre
ne semble nous conduire à relâcher des prisonniers. Dans ces
conditions, de telles actions jouiront toujours d’une énorme
popularité chez les Palestiniens, dont des milliers de famille
attendent le retour de certains de leurs proches.
D’un point de vue militaire, il y a un autre
argument fort. « Des soldats ne sont pas laissés sur le
terrain ». C’est considéré comme un principe sacré, un
pilier de la morale militaire. Chaque soldat doit savoir que
s’il ou elle est capturé(e), l’armée israélienne fera tout,
absolument tout, pour le faire libérer. Si cette croyance est ébranlée,
les soldats seront-ils prêts à risquer leur vie au combat ?
De surcroît, l’expérience montre qu’une
grande proportion de prisonniers palestiniens libérés ne
retombent pas dans le cycle de la violence. Après des années de
détention, tout ce qu’ils désirent est de vivre en paix et de
consacrer leur temps à leurs enfants. Ils ont une influence modératrice
sur leur entourage.
Et quant à la soif de vengeance des familles des
« victimes du terrorisme » - malheur à un
gouvernement qui cède à de telles émotions car, évidemment,
celles-ci existent des deux côtés.
L’ARGUMENT politique va dans les deux sens. Il y
a une pression de la part des « victimes du terrorisme »
- mais il y a une pression encore plus forte de la part de la
famille du soldat capturé.
Dans le judaïsme, il y a un commandement appelé
« rançon des prisonniers ». Il est tiré de la réalité
d’une communauté persécutée dispersée à travers le monde.
Tout Juif est obligé de faire des sacrifices et de payer
n’importe quel prix pour sortir un autre Juif de prison. Si des
pirates turcs capturaient un Juif en Angleterre, les Juifs d’Istamboul
payaient le rançon pour sa libération. Dans l’Israël
d’aujourd’hui, cette obligation demeure.
Des meetings publics et des manifestations se
tiennent actuellement pour la libération de Gilad Shalit. Leurs
organisateurs ne disent pas ouvertement que leur but est le
pousser le gouvernement à accepter l’opération d’échange.
Mais, puisqu’il qu’il n’y a pas d’autre moyen pour obtenir
que le soldat revienne vivant, en pratique c’est bien le message
qu’ils veulent transmettre.
On ne voudrait pas être à la place des membres
du gouvernement qui se trouvent dans cette situation. Pris entre
deux mauvaises options, la tendance naturelle d’un politicien
comme Olmert est de ne pas décider du tout et de tout remettre à
plus tard. Mais c’est une troisième mauvaise solution, dont le
prix politique est lourd.
L’ARGUMENT émotionnel le plus fort avancé par
les opposants de l’opération est que les Palestiniens demandent
la libération de prisonniers qui ont « du sang sur les
mains » : dans notre société, les mots « sang
juif » - deux mots bien-aimés de la droite - suffisent pour
réduire au silence même beaucoup de gens de gauche.
Mais c’est un argument stupide. Il est aussi
mensonger.
Dans la terminologie des services de sécurité,
cette définition s’applique non seulement à une personne qui a
personnellement pris part à un attentat dans lequel des Israéliens
ont été tués, mais aussi à quiconque a envisagé une action,
donné un ordre, l’a organisée ou a aidé à la réaliser - préparé
les armes, conduit les auteurs sur le terrain, etc.
Selon cette définition, tout soldat et officier
de l’armée israélienne a « du sang sur les mains »
ainsi que de nombreux hommes politiques.
Celui qui a tué ou blessé des Israéliens est-il
différent de nous, les soldats israéliens passés et présents ?
Quand j’étais soldat pendant la guerre de 1948, dans laquelle
des dizaines de milliers de civils, combattants et soldats des
deux côtés ont péri, j’étais mitrailleur dans l’unité de
commando Les Renards de Samson. J’ai tiré des milliers de
balles sinon des dizaines de milliers. C’était la plupart du
temps de nuit, et je ne pouvais pas voir si je touchais
quelqu’un, et si tel était le cas, qui. Ai-je du sang sur les
mains ?
L’argument officiel est que les prisonniers ne
sont pas des soldats, et donc qu’ils ne sont pas des prisonniers
de guerre, mais des criminels de droit commun, des meurtriers et
leurs complices.
Cet argument n’est pas original. Tous les régimes
coloniaux dans l’histoire ont dit la même chose. Aucun
gouvernant étranger, luttant contre le soulèvement d’un peuple
opprimé, n’a jamais reconnu chez son ennemi des combattants légitimes.
Les Français n’ont pas reconnu les combattants de la lutte de
libération, les Américains ne reconnaissent pas les combattants
de la liberté irakiens et afghans (ils sont tous des terroristes,
qui peuvent être torturés et détenus dans d’abominables
centres de détention), le régime d’apartheid sud-africain a
traité Nelson Mendala et ses camarades comme des criminels, comme
les Britanniques l’ont fait avec le Mahatma Gandhi et les
combattants clandestins juifs en Palestine. En Irlande, ils ont
pendu les membres de l’armée clandestine irlandaise, qui laissèrent
derrière eux des chants émouvantes (« Tuez moi en tant que
soldat irlandais / Ne me pendez pas comme un chien / car j’ai
combattu pour la liberté de l’Irlande / en cette sombre aube de
septembre... »)
Le mythe selon lequel les combattant d’une lutte
de libération sont des criminels de droit commun est nécessaire
pour légitimer un régime colonial et rendre plus facile pour un
soldat de tirer sur des gens. Il est, bien sûr, tordu. Un
criminel de droit commun agit pour son compte. Le combattant
d’une lutte de libération ou le « terroriste »,
comme la plupart des soldats, croit qu’il sert son peuple ou une
cause.
UN DES PARADOXES de la situation est que le
gouvernement israélien est en train de négocier avec des gens
qui ont connu les prisons israéliennes. Quand nos gouvernants
parlent du besoin de renforcer les éléments palestiniens
« modérés », c’est d’eux qu’il s’agit
principalement.
C’est une caractéristique de la situation
palestinienne, dont je doute qu’elle existe dans d’autres pays
occupés. Des gens qui ont passé cinq, dix et même vingt ans
dans les prisons israéliennes, et qui ont toutes les raisons du
monde de nous vomir, sont tout à fait ouverts à des contacts
avec les Israéliens.
Depuis que j’en connais quelques-uns, et que
certains sont devenus des amis proches, j’en ai souvent été émerveillé.
J’ai rencontré des militants irlandais à des
conférences internationales. Après plusieurs pintes de Guiness,
ils me racontaient qu’ils ne connaissaient pas de plus grande
joie dans la vie que de tuer des Anglais - Je me suis alors rappelé
le chant de notre poète Nathan Alterman, qui priait Dieu « Donne-
moi une haine féroce » (pour les nazis) - Après des
centaines d’années d’oppression, c’est ce qu’ils
ressentaient.
Bien sûr, mes amis palestiniens haïssent
l’occupation israélienne. Mais ils ne haïssent pas tous les
Israéliens, du seul fait qu’ils sont israéliens. En prison, la
plupart d’entre eux ont appris un bon hébreu et écouté la
radio israélienne, lu des jounaux israéliens et regardé la télévision
israélienne. Ils savent qu’il y a toutes sortes d’Israéliens,
comme il y a toutes sortes de Palestiniens. La démocratie israélienne,
qui permet aux membres de la Knesset de vilipender leur Premier
ministre, les a profondément impressionnés. Quand le
gouvernement israélien a manifesté son intention de négocier
avec les Palestiniens, les meilleurs partenaires ont été trouvés
parmi ces ex-prisonniers.
Cela est aussi vrai pour les prisonniers qui
doivent être relâchés aujourd’hui. Si Marwan Barghouti est
relâché, il sera une partenaire naturel dans tout effort de
paix.
Je serai très heureux quand lui et Gilad Shalit
seront libres.
Article publié, en hébreu et en anglais, le 14 avril 2007, sur
le chiite de Gush Shalom
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