AFPS
Combien de divisions ?
Uri Avnery
11 janvier 2009
Dans cette guerre, comme dans toute guerre moderne, la
propagande joue un rôle majeur. La disparité entre les forces,
entre l’armée israélienne – avec ses avions, ses hélicoptères de
combat, ses drones, ses navires de guerre, son artillerie et ses
tanks – et les quelques milliers de combattants du Hamas
légèrement armés, est peut-être de un à un million. Sur le plan
politique, le fossé entre eux est encore plus grand. Mais en
termes de propagande de guerre, le fossé est presque infini.
IL Y A PRÈS de soixante dix ans, au cours
de la Seconde guerre mondiale, un crime odieux fut commis dans
la ville de Léningrad. Pendant plus de mille jours, une bande
d’extrémistes appelée "l’Armée rouge" ont pris les millions
d’habitants de la ville en otage et provoqué les représailles de
la Wehrmacht
allemande dans les centres de population à l’intérieur de la
ville. Les Allemands n’ont eu d’autre alternative que de
bombarder la population et d’imposer un total blocus qui a causé
la mort de centaines de milliers de personnes.
Quelque temps avant
cela, un crime semblable avait été commis en Angleterre. La
bande à Churchill se cachait dans la population londonnienne,
utilisant les millions de citoyens comme boucliers humains. Les
Allemands ont été obligés d’envoyer leur
Luftwaffe
et de réduire la ville en ruines. Ils ont appelé cela le Blitz.
C’est la description qui serait faite dans
les livres d’histoire aujourd’hui – si les Allemands avaient
gagné la guerre.
Absurde ? Pas plus que
les descriptions quotidiennes dans nos médias, qui répètent
ad nauseam :
Les terroristes du Hamas utilisent les habitants de Gaza comme
"otages" et exploitent les femmes et les enfants comme
"boucliers humains", ils ne nous laissent aucune alternative que
de procéder à des bombardements massifs, dans lesquels, à notre
grand regret, des milliers de femmes, d’enfants et d’hommes
désarmés sont tués et blessés.
DANS CETTE GUERRE, comme dans toute guerre
moderne, la propagande joue un rôle majeur. La disparité entre
les forces, entre l’armée israélienne – avec ses avions, ses
hélicoptères de combat, ses drones, ses navires de guerre, son
artillerie et ses tanks – et les quelques milliers de
combattants du Hamas légèrement armés, est peut-être de un à un
million. Sur le plan politique, le fossé entre eux est encore
plus grand. Mais en termes de propagande de guerre, le fossé est
presque infini.
Presque tous les médias occidentaux ont au
début répété la ligne de propagande officielle israélienne. Ils
ont presque entièrement ignoré la version palestinienne de
l’histoire, et n’ont fait aucune mention des manifestations
quotidiennes du camp de la paix israélien. La raison avancée par
le gouvernement israélien ("l’Etat doit défendre les citoyens
contre les roquettes Qassam") a été acceptée comme la pure
vérité. L’autre version, selon laquelle les lancements de Qassam
sont des représailles pour le siège qui affame le million et
demi d’habitants de la bande de Gaza, n’a pas du tout été
mentionnée.
C’est seulement quand les horribles scènes
venant de Gaza ont commencé à être montrées sur les écrans des
télévisions occidentales, que l’opinion publique mondiale a
commencé à changer.
Certes, les chaînes occidentales et
israéliennes n’ont montré qu’une toute petite partie des
événements meurtriers qui apparaissent 24 heures sur 24 chaque
jour sur la chaîne arabe Al Jazira, mais une photo d’un enfant
mort dans les bras de son père terrifié est plus forte qu’un
millier de phrases bien structurées du porte-parole de l’armée
israélienne. Et c’est ce qui est décisif à la fin.
La guerre, toute guerre, est le royaume des
mensonges. Si on en appelle à la propagande ou à la guerre
psychologique, tout le monde accepte l’idée qu’on a le droit de
mentir pour son pays. Celui qui dit la vérité prend le risque
d’être traité de traître.
L’ennui est que c’est pour celui qui la porte
lui-même que cette propagande est la plus convaincante . Et
après, vous vous convainquez qu’un mensonge est la vérité, vous
falsifiez la réalité, et vous ne pouvez plus prendre de
décisions rationnelles.
Un exemple de ce processus entoure l’atrocité
la plus choquante de cette guerre : le bombardement de l’école
de l’ONU Fakhura dans le camp de réfugiés de Jabaliya.
Dès après que l’événement a commencé à être
connu dans le monde, l’armée a "révélé" que des combattants du
Hamas avaient tiré des obus de mortier depuis l’entrée de
l’école. Pour preuve, ils ont fourni une photo aérienne qui
montrait en effet l’école et le mortier. Mais peu de temps
après, le menteur officiel de l’armée admettait que la photo
datait de plus d’un an. En bref : une falsification.
Par la suite, le menteur officiel a déclaré
que "nos soldats étaient ciblés de l’intérieur de l’école". Il
fallut à peine un jour pour que l’armée soit obligée d’admettre
vis-à-vis d’un agent de l’ONU que c’était un mensonge aussi.
Personne n’a tiré de l’intérieur de l’école, et aucun combattant
du Hamas ne se trouvait dans l’école, qui était pleine de
réfugiés terrifiés.
Mais cette reconnaissance n’avait plus
vraiment d’impact. Entre temps, les Israéliens avaient été
complètement convaincus qu’"ils tiraient de l’intérieur de
l’école", et les présentateurs de télévision avaient annoncé
cela comme un fait.
Il en va de même pour les autres atrocités.
Chaque bébé est transformé, en mourrant, en terroriste du Hamas.
Chaque mosquée bombardée devient instantanément une base du
Hamas, chaque immeuble d’habitation une cache d’armes, chaque
école un poste de commande terroriste, chaque bâtiment du
gouvernement civil un "symbole de l’administration Hamas". Ainsi
l’armée israélienne garde sa pureté et reste "l’armée la plus
morale du monde".
LA VÉRITÉ est que les atrocités sont le
résultat direct du plan de guerre. Il reflète la personnalité d’Ehoud
Barak – dont le mode de pensée et les actions sont ce que l’on
appelle "alinéation morale", un trouble sociopathe.
L’objectif réel (A part gagner des sièges aux
prochaines élections) est de mettre fin au gouvernement Hamas
dans la bande de Gaza. Dans l’imagination de ses concepteurs,
Hamas est un envahisseur qui a pris le contrôle d’un pays
étranger. La réalité est bien sûr toute autre.
Le mouvement Hamas a obtenu la majorité dans
des élections éminemment démocratiques qui ont eu lieu en
Cisjordanie, à Jérusalem-est et dans la bande de Gaza. Il a
gagné parce que les Palestiniens étaient arrivés à la conclusion
que l’approche pacifique du Fatah n’avait rien obtenu d’Israël –
ni gel de la colonisation, ni libération des prisonniers, ni
aucun pas en direction de la fin de l’occupation et de la
création d’un Etat palestinien. Le Hamas est profondément
enraciné dans la population – pas seulement comme mouvement de
résistance qui lutte contre l’occupant étranger, comme l’Irgun
et le groupe Stern dans le passé – mais aussi comme organisation
politique et religieuse qui fournit des services dans les
domaines social, éducationnel et médical.
Pour la population, les combattants du Hamas
ne sont pas un corps étranger, mais les fils des familles de la
bande de Gaza et d’autres régions de Palestine. Ils ne "se
cachent pas derrière la population", la population ne les
considère que comme ses défenseurs.
Donc, toute l’opération est basée sur de
fausse hypothèses. Transformer sa vie en enfer ne conduit pas la
population à se soulever contre le Hamas, mais au contraire, à
l’unir derrière le Hamas et à renforcer sa détermination à ne
pas se rendre. La population de Léningrad ne s’est pas dressée
contre Staline, pas plus que les Londoniens ne se sont retournés
contre Churchill.
Celui qui donne l’ordre d’une telle guerre
avec de telles méthodes dans un territoire si densément peuplé
sait qu’il causera des massacres de civils. Apparemment cela ne
l’a pas troublé. Ou il a cru qu’"ils changeront de voie" et que
"cela engourdira leur conscience" de sorte qu’à l’avenir ils
n’oseront plus résister à Israël.
Une autre priorité pour les donneurs d’ordre
de la guerre était de réduire au maximum les victimes parmi les
soldats, sachant que l’état d’esprit d’une large partie de
l’opinion pro-guerre changerait s’il y avait de telles victimes.
C’est ce qui est arrivé dans la première et la seconde guerres
du Liban.
Cette considération joue un rôle
particulièrement important parce que toute la guerre fait partie
de la campagne électorale. Ehoud Barak, qui a remonté dans les
sondages dans les premiers jours de la guerre, savait que son
score chuterait si des images de soldats morts défilaient sur
les écrans de TV.
Donc une nouvelle doctrine a été utilisée :
pour éviter les pertes parmi nos soldats, tout détruire sur leur
passage. Les auteurs de cette idée n’étaient plus seulement
prêts à tuer 80 Palestiniens pour sauver un soldat israélien,
come c’était le cas, mais 800. L’économie de victimes de notre
côté est le commandement premier, qui cause un record du nombre
des victimes civiles de l’autre côté.
Cela signifie le choix conscient d’une sorte
de guerre particulièrement cruelle – et c’est son talon
d’Achille.
Un homme sans imagination, comme Barak (son
slogan électoral : "Pas un brave type, mais un leader") ne peut
pas imaginer comment les braves gens à travers le monde
réagissent aux actions comme l’assassinat de familles entières,
la destruction de maisons sur la tête de leurs habitants, les
cortèges de garçons et de filles dans leur linceul blanc prêts à
être inhumés, les reportages sur les gens qui trouvent la mort
au bout de plusieurs jours parce que les ambulances n’ont pas pu
arriver à temps, l’assassinat de médecins et d’infirmiers en
route pour sauver des vies, l’assassinat de chauffeurs de l’ONU
apportant de la nourriture. Les images des hôpitaux, avec la
mort, les morts et les blessés étendus ensemble sur le sol par
manque de place, ont choqué le monde. Aucun argument n’est assez
fort après l’image d’une petite fille blessée gisant sur le sol,
se tordant de douleur en criant "Maman ! Maman !"
Les commanditaires de la guerre ont pensé
qu’ils arrêteraient la diffusion de ces images en empêchant la
couverture de la presse. Les journalistes israéliens, pour notre
honte, ont accepté de se contenter des reportages et photos
fournis par le porte parole de l’armée, comme si c’était des
informations authentiques, alors qu’eux-mêmes restent à des
kilomètres du théâtre des événements. D’autre part, les
journalistes étrangers n’étaient pas autorisés, jusqu’à ce
qu’ils protestent et soient pris, pour des tours rapides dans
des groupes sélectionnés et contrôlés. Mais, dans une guerre
moderne, un tel point de vue stérile fabriqué ne peut pas
complètement exclure les autres – les cameras sont à l’intérieur
de la bande de Gaza, au centre du brasier, et ne peuvent pas
être contrôlées. Al Jazira diffuse les images au fil des heures
et entre dans toutes les maisons.
LA BATAILLE pour l’écran de télévision est
une des batailles décisives de la guerre.
Des centaines de millions d’Arabes, de la
Mauritanie à l’Irak, plus d’un milliard de musulmans du Nigéria
à l’Indonésie voient les images et sont horrifiés. Ceci a un
fort impact sur la guerre. Beaucoup de téléspectateurs
considèrent les dirigeants d’Egypte, de Jordanie et de
l’Autorité palestinienne comme des collaborateurs d’Israël qui
commet ces atrocités contre leurs frères palestiniens.
Les services de sécurité des régimes arabes
enregistrent une dangereuse tendance parmi les peuples. Hosni
Moubarak, le dirigeant arabe le plus exposé parce qu’il est près
du passage de Rafah face aux réfugiés terrifiés, a commencé à
faire pression sur les décisionnaires de Washington, qui jusqu’à
présent ont bloqué tout appel au cessez-le-feu. Ceux-ci
commencent à comprendre la menace pour les intérêts vitaux
américains dans le monde arabe et ont soudain changé d’attitude.
– ce qui a causé la consternation parmi les diplomates
israéliens.
Les gens qui sont en état d’aliénation morale
ne peuvent pas comprendre les motivations des gens normaux et
deviner leur réactions. "Combien de divisions a le Pape" ironisa
Staline. "Combien de division ont les gens de conscience ?"
pourra demander Ehoud Barak.
Comme c’est en train d’advenir, ils en ont.
Pas nombreuses. Pas très rapides de réaction. Pas très fortes et
organisées. Mais, à un certain moment, quand les atrocités
dépassent les bornes, et que les masses de protestataires se
regroupent, cela peut décider d’une guerre.
L’ERREUR de compréhension de la nature du
Hamas a conduit à une erreur d’appréciation des résultats. Non
seulement Israël est incapable de gagner la guerre, mais Hamas
ne peut pas la perdre.
Même si l’armée israélienne parvient à tuer
tous les combattants du Hamas jusqu’au dernier, le Hamas
gagnerait. Les combattants du Hamas seraient considérés comme
les paragons de la nation arabe, les héros du peuple
palestinien, les modèles pour l’émulation de tous les jeunes du
monde arabe. La Cisjordanie tomberait dans les mains du Hamas
comme un fruit mûr, le Fatah disparaîtrait dans un océan
d’oubli, les régimes arabes seraient menacés d’effondrement.
Si la guerre prend fin avec le Hamas encore
debout, meurtri mais invaincu, face à la puissante machine
militaire israélienne, elle ressemblera à une fantastique
victoire, une victoire de l’esprit sur la matière.
Ce qui restera dans la conscience du monde
sera l’image d’Israël comme un monstre tâché de sang, prêt à
tout moment à commette des crimes de guerre et pas prêt à
accepter la moindre contrainte morale. Ceci aura de graves
conséquences pour notre avenir à long terme, notre place dans le
monde, notre chance de parvenir à la paix et à la tranquillité.
Au final, cette guerre est un crime contre
nous-mêmes aussi, un crime contre l’Etat d’Israël.
Article écrit en hébreu et en anglais le 10
janvier 2009, publié le 11 sur le site de Gush Shalom.
Traduit de l’anglais "How Many Divisions ?" : SW
|