Gush Shalom
Exercice d’évitement
Uri Avnery
C’est une caractéristique
des Israéliens (et peut-être de tous les peuples) : ils
font tout pour éviter de discuter de la vraie maladie et se
concentrent sur des symptômes secondaires, quelquefois
insignifiants.
J’AI PARTICIPÉ à de nombreuses manifestations
sur la Place Rabin à Tel-Aviv, même à l’époque où elle
s’appelait encore la place des Rois d’Israël.
J’étais à la légendaire « manifestation
des 400.000 » après le massacre de Sabra et Chatila (en
fait nous étions environ 200.000, ce qui est déjà un nombre
impressionnant). J’étais là quand Yitzhak Rabin a été tué.
J’étais là quand des masses de jeunes se sont assis sur le sol
en pleurant en silence et en allumant des bougies pour le
dirigeant assassiné. (On a dit à l’époque que la jeune génération
s’était enfin réveillée. Mais la jeune génération a séché
ses larmes et a poursuivi son chemin en suivant ce que disait la télévision).
J’étais là quand 100.000 personnes ont déferlé vers la place
tout-à-fait spontanément et ont explosé de joie après qu’Ehoud
Barak eut gagné les élections et délivré Israël du cauchemar
Benjamin Netanyahou (même si beaucoup d’entre eux l’ont
regretté par la suite).
Mais la manifestation à laquelle j’ai participé
avant-hier était différente de toutes les précédentes. Il y
avait des gens de gauche et de droite, des religieux et des laïques,
des orientaux et des ashkénazes, des colons et des militants de
la paix, des jeunes (beaucoup de jeunes) et des vieux. A un
certain moment j’ai dépassé le député Effi Eitam, que je
considère comme le fasciste n°1 en Israël, et qui peut très
bien me considérer comme le destructeur n° 1 d’Israël.
Nous nous sommes ignorés, mais nous étions tous les deux là.
C’était un soulèvement de citoyens qui s’étaient
rassemblés pour crier : Y’en a marre de la chutzpa !
Après le fiasco honteux au Liban, les dirigeants auraient dû démissionner
sur le champ. D’autant plus après le rapport cinglant de la
commission Winograd. Comme l’a déclaré l’écrivain Meir
Shalev, un des orateurs lors du rassemblement : « Monsieur
Olmert, vous avez dit que vous travaillez pour nous. Vous êtes
viré ! »
C’était une démonstration de force de la démocratie
israélienne. Cent vingt mille citoyens (au moins) s’étaient
rassemblés sur la place pour exprimer leur frustration et leur
colère. Certains d’entre eux avaient un intérêt partisan à
faire chuter le gouvernement Olmert, mais la plupart de ceux qui
étaient présents étaient tout simplement venus pour dire
qu’ils en avaient assez.
LA MANIFESTATION visait trois personnes : le
Premier ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major
au moment de la guerre.
Dan Halutz en a déjà tiré les conclusions et a
démissionné. Certes dans le Livre des Proverbes (XXIV, 17), la
Bible nous recommande : « Ne te réjouis pas quand ton
ennemi tombe et ne laisse pas ton cœur se réjouir quand ton
ennemi trébuche » mais, franchement, je me permets de me réjouir
et cela me fait vraiment chaud au cœur.
L’histoire a commencé quand Halutz était
commandant de l’Aviation. Pour tuer le dirigeant du Hamas Salah
Shehadeh, il a donné l’ordre de larguer une bombe d’une tonne
sur sa maison, ce qui a également tué 15 civils dont neuf
enfants.
Nous lui avons envoyé des lettres ainsi qu’à
ses collègues, les avertissant que nous pourrions les poursuivre
pour crimes de guerre. Quand on a demandé à Halutz ce qu’il
ressent quand il largue une telle bombe, il a répondu qu’il
ressent un petit frémissement dans les ailes. Il a ajouté que
nous étions des traîtres et que nous devions être poursuivis.
(La trahison est le seul crime punissable de la peine de mort dans
le droit israélien.)
Quand Halutz a été nommé chef d’état-major,
nous avons protesté devant le siège du Quartier général. La
protestation n’était pas seulement motivée par des considérations
morales, aussi profondes soient-elles. Nous avons aussi mis en
garde contre le fait de donner le commandement de l’armée à
une personne dont le style fanfaron démontre l’imprudence,
l’irresponsabilité et le manque de jugement.
Et voilà la commission Winograd, qui répète
presque les mêmes mots. Mais, entretemps, 119 soldats israéliens,
quarante civils israéliens et environ mille Libanais ont été tués
- parce que la lamentable direction politique a été hypnotisée
par ce cornichon volant.
LA FOULE sur la place dirigea sa colère contre
Ehoud Olmert, et dans une moindre mesure contre le pathétique
Amir Peretz. Comme il est d’usage à l’ère de la télévision,
étant donné que les caméras ne peuvent se focaliser que sur des
visages et non sur des idées, tout est personnalisé.
L’ensemble de la protestation s’est focalisée sur des
individus.
Cela était tout à fait justifié. Cet homme,
Olmert, s’est avéré être un dirigeant arrogant et imprudent,
qui s’est jeté dans une guerre sans aucune connaissance de la
situation au Liban, des capacités de l’armée, de la vulnérabilité
de la population civile d’Israël face aux roquettes. Il n’a
envisagé aucune alternative. Son seul domaine d’expertise réside
dans les manipulations politiciennes, comme il le prouve encore
aujourd’hui.
De quoi Olmert est-il accusé ? D’avoir décidé
de lancer une guerre sans réfléchir. Que la guerre n’ait pas
eu d’objectifs politiques et militaires clairement définis. De
ne pas avoir mobilisé les réservistes à temps et de ne pas s’être
assuré que les troupes étaient dûment entraînées et équipées.
De ne pas avoir déployé à temps les forces terrestres.
D’avoir décidé au dernier moment une grosse attaque terrestre,
après l’adoption par les Nations unies de la résolution de
cessez-le-feu, et ainsi d’avoir sacrifié la vie de 40 soldats
supplémentaires.
Toutes ces accusations sont justes. Mais elles
comprennent également une grande dose de refus de voir la réalité.
C’est une caractéristique des Israéliens (et
peut-être de tous les peuples) : ils font tout pour éviter
de discuter de la vraie maladie et se concentrent sur des symptômes
secondaires, quelquefois insignifiants.
Après la guerre de 1973, les gens ne se sont pas
demandé : Pourquoi Golda Meir n’a-t-elle pas répondu aux
offres de paix d’Anouar el Sadate avant la guerre ?
Pourquoi avons-nous passé, après la guerre de 1967, six longues
années en congratulations victorieuses, en discours vains et en
installation de colonies au lieu de saisir une occasion unique de
faire la paix ? Pourquoi le navire de l’Etat a-t-il été
dirigé comme la nef des fous ?
Au lieu de poser ces questions, les Israéliens se
sont focalisés sur leurs frustrations, leur colère et leurs
protestations sur deux questions : Pourquoi les réservistes
n’ont-ils pas été mobilisés ? Pourquoi le matériel
(c’est-à-dire les tanks et l’artillerie) n’a-t-il pas été
mis en place plus tôt (la veille de la guerre) ? »
Questions valables, mais secondaires. La commission Agranat s’était
aussi focalisée sur ces questions. Les masses ont manifesté à
cause d’elles. Menahem Begin est arrivé au pouvoir en se
servant d’elles.
La même chose est arrivée après la première
guerre du Liban. La condamnation s’est à juste titre focalisée
sur le massacre de Sabra et Chatila. C’est à cause de lui que
la commission Kahane a été nommée. C’est à cause de lui que
la légendaire méga manifestation sur la place des Rois d’Israël
a eu lieu. C’est à cause de lui qu’Ariel Sharon a été chassé
du ministère de la Défense. Mais la vraie question n’a pas été
posée : Pourquoi finalement Begin et Sharon ont-ils envahi
le Liban ? Pourquoi ont-ils préféré les hauteurs du Golan
à la paix, comme Moshe Dayan avait auparavant préféré
Charm-el-Cheikh à la paix ? Pourquoi se sont-ils lancés
dans une aventure qui a duré 18 ans, au prix de la mort de plus
d’un millier de soldats israéliens, une guerre dont le seul résultat
durable a été l’arrivée au pouvoir du Hezbollah ?
MAINTENANT, ça recommence
Devrions-nous faire tomber Olmert ? Peut-être
faudrait-il remplacer Olmert par Tzipi Livni ou Shimon Pérès ?
(Non, je ne plaisante pas.) Ou peut-être serait-il préférable
d’organiser de nouvelles élections, même si Netanyahou peut
les gagner ? Le Netanyahou qui a échoué est-il mieux que le
Olmert qui a échoué, ou faut-il ramener au pouvoir Barak qui a
échoué ? Ou peut-être après tout devrions-nous garder
Olmert en espérant qu’il ne lancera plus jamais de guerres sans
réfléchir ?
Mais la vraie question n’est pas pourquoi Olmert
a lancé la guerre hâtivement, mais pourquoi il a lancé la
guerre tout court.
Toute personne sensée comprend que le Hezbollah
ne peut être neutralisé qu’en faisant la paix avec la Syrie,
une paix pour laquelle nous devons rendre les hauteurs du Golan.
Qu’est-ce qui est plus important pour nous : la paix ou le
Golan ? Le Golan (et les fermes abandonnées de Shebaa) ou la
paix avec le Liban ?
Aucun débat sérieux n’a été mené à ce
sujet, ni à la Knesset, ni dans les médias, ni dans des
discussions publiques. Ce n’était pas pour cela que les masses
s’étaient rassemblées sur la place. C’est trop compliqué.
C’est trop un sujet à controverses. Cela nécessite de réfléchir
calmement, de tirer des conclusions de ce qui est arrivé. Il est
plus facile de crier : « Olmert dehors ! »
Oui, Olmert doit vraiment partir. Nous avons
besoin d’une nouvelle direction, une direction qui comprenne
qu’Israël ne connaîtra la tranquillité que quand nous ferons
la paix avec les Palestiniens, même si le prix en est le démantèlement
de colonies. Discute-t-on sérieusement de cela ? Cette
exigence attirerait-elle des centaines de milliers de personnes
sur la place ? Bien sûr que non.
Au cours de la manifestation de jeudi, Meir Shalev
a abordé le sujet de l’occupation et des colonies, au plus
grand mécontentement des organisateurs qui voulaient préserver
l’unité. Des manifestants ont protesté (alors que d’autres
ont applaudi). Après tout, c’est controversé. Alors pourquoi
en parler en cette occasion de fête ?
Parce que, faute de discussion sur les sujets qui
détermineront notre sort, tout autre chose devient un exercice
d’évitement.
DEBOUT SUR la place, entre des hommes à la kippa
tricotée et des hommes en tee-shirts, des femmes orthodoxes avec
de longues manches, et des femmes portant des jeans moulants très
peu orthodoxes, je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir une pensée
amère. Où diable étiez-vous quand vos voix auraient pu sauver
tant de vies ? Etiez-vous en train de saluer en Olmert le héros
vengeur, quand il vous lançait dans la guerre ?
Et vous, les journalistes qui, presque tous, avez
appelé les gens à venir protester, n’aviez-vous pas appelé
avec le même enthousiasme les gens à aller à la guerre ?
De quoi avons-nous besoin maintenant : de préparer
la prochaine guerre ou d’empêcher la prochaine guerre ? De
mettre en place un gouvernement qui envahira de nouveau le Liban,
et peut-être la Syrie aussi, afin de « restaurer le pouvoir
dissuasif de l’armée », ou un gouvernement qui entamera
des négociations sérieuses pour parvenir à la paix ?
En mon for intérieur, la réponse était quelque
chose comme ceci : même si, à première vue, on ne s’en
rend pas compte, notre peuple a déjà parcouru un long chemin -
depuis « il n’y a pas de peuple palestinien »,
« le Grand Israël », « Jérusalem unifiée pour
l’éternité » et « nos frères les colons »,
jusqu’à la reconnaissance de la réalité. Et cela en dépit du
lavage de cerveau. En dépit du culte du pouvoir. En dépit des
angoisses.
Si vous observez les aiguilles d’une horloge,
elles ne semblent pas bouger. Mais après avoir détourné les
yeux un moment, vous constatez que leur position a vraiment changé.
A la longue, les gens se rassembleront sur la même
place et exigeront la fin de l’occupation et la paix avec les
Palestiniens, les Syriens et les Libanais. La plus grande partie
de la foule applaudira et, peut-être même, chantera. Amen.
Article publié en hébreu et en anglais le 6 mai 2007 sur le
site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Exercise
in escapism » : SW/RM
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