AFPS
Le conseil du diable
Uri Avnery
4 juillet 2008
Si Obama capitule devant ses conseillers et devant le diable qui
chuchote à son oreille, il peut gagner des voix de l’autre camp
mais perdre sa crédibilité, et pas seulement dans son propre
camp. Le public peut décider, instinctivement, qu’"il n’est pas
à la hauteur". Que finalement il n’est pas le leader que l’on
croyait. D’un autre côté, s’il n’est pas prêt à faire les
compromis nécessaires, s’il rebute trop d’électeurs, il
s’exposera au danger opposé : il restera avec ses principes mais
sans la capacité de les réaliser. C’ETAIT une
conversation en passant, mais elle est restée gravée dans ma
mémoire.
C’était peu après la guerre des Six-Jours. Je
sortais du grand hall de la Knesset, après avoir fait un
discours appelant à l’établissement immédiat d’un Etat
palestinien.
Un autre membre de la Knesset est descendu
dans le couloir – une personne bien, membre du parti
travailliste, ancien conducteur de bus. Uri, me dit-il en
m’attrapant par le bras, qu’avez-vous donc fait ? Vous pourriez
faire une grande carrière ! Vous dites des choses très
intéressantes – contre la corruption, pour la séparation de la
religion et et l’Etat, sur la justice sociale. Vous pourriez
avoir beaucoup de succès aux prochaines élections. Mais vous
gâchez tout avec vos discours sur les Arabes. Pourquoi
n’arrêtez-vous pas cette folie ?
Je lui répondis qu’il avait raison, mais que
je ne pouvais pas le faire. Je ne voyais pas quel intérêt il y
avait à être à la Knesset si je ne pouvais pas dire la vérité
telle que je la voyais.
J’ai été réélu à la Knesset suivante, mais
encore comme chef d’un très petit parti, qui n’est jamais devenu
une vraie force parlementaire. La prophétie de l’homme s’est
vérifiée.
Au cours des années, je me suis souvent
demandé si j’avais alors eu raison. Ne valait-il pas mieux
mettre de côté les principes, au moins quelque temps, et gagner
le pouvoir politique, sans lequel il est impossible de les
réaliser ?
Je ne sais pas si mon choix était le bon.
Mais je n’ai jamais ressenti le moindre remord car c’était le
bon choix pour moi.
JE ME RAPPELLE cette conversation quand
j’entends parler de Barack Obama. Il est confronté au même
dilemme.
Il y a bien sûr une grande différence.
J’étais à la tête d’un très petit parti dans un très petit pays.
Il est à la tête d’un énorme parti dans un énorme pays.
Néanmoins la nature des dilemmes politiques est la même dans
tous les pays, grands ou petits.
La politique est, comme l’a dit Bismarck,
"l’art du possible". Elle demande des compromis. L’homme
politique est un professionnel, pas très différent d’un
charpentier ou d’un avocat. Son travail consiste à mettre
d’accord des majorités pour adopter des lois et prendre des
décisions. Pour y parvenir, il doit faire des compromis.
Certains le font facilement puisque de toute façon pour eux les
principes n’ont pas vraiment d’importance. Mais pour des gens
qui ont des principes, c’est très dur.
Donc quelle est la place des principes en
politique ? Un homme politique doit-il sacrifier certains
principes pour pouvoir en réaliser d’autres ? Et dans ce cas,
quelle est la limite ?
CE DILEMME devient encore plus aigu dans une
campagne électorale.
Au cours de ma vie politique, j’ai mené cinq
campagnes électorales pour la Knesset. J’en ai gagné quatre et
perdu une.
Ces jours-ci je suis la campagne de Barack
Obama, je la suis et je comprends, et je suis furieux, et je
suis inquiet.
J’écoute ce qu’il dit et je comprends
pourquoi il le dit.
J’observe ce qu’il fait, et souvent je me
mets en colère.
Je le vois marcher sur une corde raide
au-dessus d’un abîme et je suis inquiet.
Je l’ai vu se produire devant le lobby juif,
où il a battu tous les records de flagornerie, et je me suis
dit : Quoi, est-ce l’homme qui apportera le grand changement ?
Je l’ai entendu parler avec enthousiasme du
droit des citoyens de porter des armes, y compris des Uzis et
des Kalashnikovs, et j’ai été consterné. Quoi, Obama ?
Je l’ai entendu défendre la peine de mort,
une punition barbare qui place les Etats-Unis quelque part entre
l’Iran et l’Arabie Saoudite, et je n’en croyais pas mes
orielles. Obama ???
J’ai l’impression qu’Obama est en train de se
transformer chaque jour qui passe – et nous n’en sommes encore
qu’au début de la campagne électorale principale.
JE PEUX imaginer la discussion aux réunions
de l’état-major de campagne d’Obama. Il est assis, entouré de
stratèges, de spécialistes des sondages d’opinion, tous de
grands experts, au sommet de leurs professions.
Regarde, Barak, dit l’un d’eux, les choses
telles qu’elles sont. Les libéraux sont de toute façon pour toi,
tu n’as pas à les séduire. Les conservateurs sont contre toi et
tu n’y peux rien. Mais entre les deux il y a des millions
d’électeurs qui vont décider du résultat. Ce sont eux que tu
dois attirer. Donc ne dis rien d’inhabituel ou de radical.
Tu dois leur dire les choses qu’ils veulent
entendre, abonde le second. Rien qui sente le libéral pur et
dur, s’il te plait. Nous avons aussi besoin des gens de droite
et des évangélistes.
Quoi que ce soit de ferme éloignera des
votes, renchérit le troisième. Chaque principe dérangera
quelqu’un, donc n’entre pas dans les détails. Il faut que tu en
restes à de vagues généralités qui parlent à tout le monde.
J’ai vu beaucoup de candidats, tant en Israël
qu’aux Etats-Unis, qui ont démarré avec un programme clair et
incisif, et qui ont terminé en politiciens flous, ternes et
anonymes.
DANS LE GRAND DRAME de Gœthe, Faust vend son
âme au diable pour réussir dans ce monde. Chaque homme politique
a un diable en lui, qui offre le pouvoir en échange de son âme.
Vous avez des principes, ce diable vous
chuchote à l’oreille. Ils sont très bien, mais si vous voulez
gagner les élections, ils ne valent rien. Vous ne pouvez les
mettre en œuvre que si vous arrivez au pouvoir. Donc il vaut
mieux mettre de côté des principes, faire des compromis, pour
gagner. Après quoi vous serez libre de faire ce que votre cœur
vous dictera.
Le candidat sait que c’est vrai. Pour remplir
ses projets, il doit avant tout être élu. Pour être élu, il doit
aussi dire des choses auxquelles il ne croit pas et abandonner
des choses auxquelles il tient beaucoup.
Et la question est de nouveau : Où est la
limite ? Quelles concessions sont acceptables pour atteindre son
objectif ? Quelles sont les lignes rouges ?
Le diable sait que les petits compromis
conduiront à de plus grands compromis, et ainsi de suite, sur la
pente glissante de la perte de l’âme. Insensiblement le candidat
glisse vers le bas, et quand il ouvre les yeux, il se trouve
dans le crasseux marécage politique.
Tel est le premier grand test pour un
aspirant leader : savoir faire la différence entre ce que l’on
peut faire et ce qui est interdit. Entre "l’art du possible" et
"la fin justifie les moyens". Entre l’insistance têtue sur ses
principes et la totale soumission à ces experts qui transforment
tout programme novateur en un méli-mélo de phrases vides.
DEPUIS LE début de la démocratie en Grèce,
celle-ci a été tourmentée par une question : Peut-on vraiment
compter sur le peuple, le démos, pour faire les bons choix ?
Comment les gens peuvent-il choisir entre différentes solutions
pour des problèmes dont ils n’ont pas une réelle compréhension ?
Après tout, les millions d’électeurs manquent même de la
connaissance la plus rudimentaire sur les questions de budget,
sur la complexité de la politique étrangère, de la stratégie
militaire et des milliers d’autres sujets que la direction d’un
Etat doit trancher.
La réponse est : en fait, ils n’en ont aucune
idée. On ne peut pas demander à un chauffeur de taxi, un
dentiste et même à un professeur de mathématiques d’être
compétent sur les tribus afghanes ou la scène internationale du
pétrole. Aussi la démocratie représentative est-elle inévitable.
Ici l’électorat n’a qu’une chose à trancher : la perception des
qualités de dirigeant.
Comment les gens décident-ils qu’un candidat
est un "leader" ? Est-ce une question de confiance en soi ? De
force de caractère ? De charisme ? D’apparence physique ? De
réussites antérieures ? Croient-ils qu’il ou elle remplira
vraiment ses promesses électorales ?
Par les temps qui courent, il n’est pas
facile d’avoir une impression juste, car le candidat est entouré
d’un groupe important de "chargés de communication" qui
manipulent son image, mettent des mots dans sa bouche et mettent
en scène ses apparitions. La télévision n’est pas une édition
moderne de l’ancienne agora athénienne, comme on le déclare.
Elle est par sa véritable nature un instrument de mensonge et de
falsification. Cependant, malgré tout, c’est l’image du candidat
qui est décisive en fin de compte.
Barack Obama a impressionné des millions de
citoyens, spécialement les jeunes. Après des années de déchéance
morale sous Bill Clinton et de folie obsessionnelle du pouvoir
de George Bush, ils aspirent au changement, pour un leader en
qui ils puissent avoir confiance, qui ait un message nouveau. Et
Obama a un merveilleux talent pour exprimer cet espoir dans des
discours qui réchauffent le cœur.
Le danger est que quand les discours
édifiants se dissipent, il ne reste derrière eux aucun leader
ayant le caractère, la force et le talent pour remplir la
promesse.
Si Obama capitule devant ses conseillers et
devant le diable qui chuchote à son oreille, il peut gagner des
voix de l’autre camp mais perdre sa crédibilité, et pas
seulement dans son propre camp. Le public peut décider,
instinctivement, qu’"il n’est pas à la hauteur". Que finalement
il n’est pas le leader que l’on croyait.
D’un autre côté, s’il n’est pas prêt à faire
les compromis nécessaires, s’il rebute trop d’électeurs, il
s’exposera au danger opposé : il restera avec ses principes mais
sans la capacité de les réaliser.
Il est devant quatre mois éreintants. Les
tentations sont nombreuses, de tous côtés. Il doit décider qui
il est, combien il est prêt à abandonner sans se trahir
lui-même.
Et peut-être doit-il suivre l’exemple de
Charles de Gaulle, qui assuma le pouvoir en tant qu’homme de
guerre et utilisa le pouvoir pour faire une paix difficile,
extrêmement douloureuse.
JE NE VEUX PAS être ce que le yiddish appelle
avec dérision etzes-geber, du mot hébreu qui veut dire conseil
et du mot allemand qui veut dire donneur. Une personne qui donne
des conseils sans prendre la moindre responsabilité et sans
payer le prix.
Même si on me le demandait, je ne me
permettrais pas de donner un conseil à Obama, le candidat pour
la fonction la plus puissante du monde.
A part le conseil donné dans Hamlet par
Polonius à son fils Laërte : "Ceci par-dessus tout : sois loyal
à toi-même !"
Article écrit le 4 juillet, publié en hébreu
et en anglais le 5 sur le site de Gush Shalom – Traduit de
l’anglais "Satan’s Counsel" pour l’AFPS : SW
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