CELA RESSEMBLE à la promotion d’un feuilleton
de série B : on y voit une jeune femme de 21 ans avec un
homme célèbre beaucoup plus âgé, qui la saisit et
l’embrasse de force sur la bouche.
Cette scène retient l’attention des Israéliens
depuis maintenant des mois, plus que tout autre événement,
sauf peut-être l’accusation contre le Président de l’Etat
d’agression sexuelle sur plusieurs de ses employées. La
guerre et ses conséquences ont été mises de côté.
L’intérêt de cette histoire réside, bien sûr,
dans l’identité de l’embrasseur et de l’embrassée :
Haim Ramon était à l’époque ministre de la Justice,
personnalité centrale du gouvernement ; la jeune femme,
identifiée seulement par H., était lieutenant dans le bureau
du « secrétaire militaire » du Premier ministre,
importante charnière militaro-politique. La rencontre fatale
eut lieu dans le bureau du Premier ministre, peu avant avant un
conseil des ministres.
Cette semaines, trois juges - deux hommes, une
femme - ont déclaré à l’unanimité Ramon coupable
d’outrage aux bonnes mœurs. Il semble que l’accusation ne
demandera pas la peine maximale - trois ans de prison - mais la
carrière politique de Ramon devrait s’arrêter là.
Cela n’aurait pu être que commérages
croustillants, à un petit détail près, à peine mentionné :
le baiser fatidique eut lieu dans la salle adjacente à celle où
allait se tenir une réunion gouvernementale au cours de
laquelle fut décidé le déclenchement de la guerre au Liban.
Juste avant, le chef d’état-major, Dan Halutz,
avait également trouvé le temps et l’énergie pour un acte
n’ayant aucun rapport avec la guerre : il a appelé son
agent financier et lui a ordonné de vendre ses actions.
Il faut se souvenir du contexte : quelques
heures plus tôt, des combattants du Hezbollah avaient traversé
la frontière et capturé deux soldats israéliens. Deux soldats
avaient été tués au cours de l’opération et six autres
sont morts en poursuivant les ravisseurs. Il est évident que le
gouvernement était sur le point de décider une opération
militaire dans laquelle de nombreux soldats et civils, israéliens
et libanais, perdraient la vie. Et pourtant, le commandant suprême
de l’armée s’occupait de ses actions en bourse et un
ministre important s’occupait d’une femme soldat.
AU COURS de l’année 1948, j’ai écrit des
rapports de bataille du point de vue du simple soldat. Après la
guerre, quand j’ai rassemblé ces rapports pour en faire un
livre, il m’est venu à l’esprit qu’il serait intéressant
d’ajouter une description de la guerre vue du côté du
commandant qui avait pris les décisions dont dépendait notre
sort.
J’ai contacté mon chef de brigade, un
commandant très admiré de nous tous, et il m’a donné une
description détaillée des campagnes militaires. C’est une
guerre toute différente qui m’est alors apparue. Certes, les
noms de lieux et de batailles étaient les mêmes, mais il n’y
avait aucune ressemblance entre notre guerre, la guerre dans
laquelle le souci premier des combattants est de survivre au
jour le jour, et la guerre du haut commandement, qui déplace
les pièces dans un jeu d’échecs compliqué avec les
commandants ennemis. La différence entre les deux niveaux
m’avait fasciné. C’est peut-être ce qui a contribué à
faire du livre « Dans les champs des Philistins, 1948 »
un bestseller
Tous les grands écrivains qui ont écrit sur la
guerre - de Léon Tolstoï (« Guerre et paix ») à
Erich Maria Remarque (« A l’Ouest rien de nouveau »)
et Norman Mailer (« Les nus et les morts ») ont mis
en lumière cette énorme différence. Le soldat rampe dans les
broussailles épineuses, patauge dans la boue et se tapit dans
son trou, les commandants déplacent des flèches sur la carte.
Pour le simple soldat, et encore plus pour le
civil, il est difficile d’entrer dans l’univers mental
d’un général qui décide une opération en sachant qu’elle
fera tant et tant de « victimes », morts et blessés.
Mais, après tout, c’est son métier : faire la balance
entre les gains et les pertes attendus d’une action. Il reçoit
l’ordre de prendre possession de la colline 246 et met en
place un plan dont il s’attend qu’elle coûte la vie à une
centaine de ses soldats. Pendant qu’il calcule, ces soldats
chahutent, ; téléphonent à leurs parents, essaient de
trouver le sommeil.
JE N’ECRIS pas cela pour faire de la
philosophie ou de la littérature, mais pour attirer
l’attention sur la légèreté insupportable avec laquelle
hommes politiques et généraux décident de déclencher une
guerre. Les actions en bourse d’Halutz et le baiser de Ramon
ne sont que des symptômes de ce phénomène.
Avant hier, Ehoud Olmert a comparu devant le
commission d’enquête (nommée par lui-même) et a raconté
comment son gouvernement avait décidé la deuxième guerre du
Liban. Le témoignage est resté secret, mais on peut supposer
qu’Olmert n’a pas oublié d’exprimer ses condoléances aux
familles endeuillées et ses vœux pour la guérison rapide des
blessés. Mais y-a-il eu un seul de ses ministre pour réellement
mesurer le coût en vies humaines de l’opération - de notre côté
et de l’autre ? Le chef d’état-major, qui venait juste
de vendre ses actions, a-t-il soulevé le sujet ? Le
ministre de la Justice, qui venait juste d’avoir une petite
aventure dont il n’imaginait pas les conséquences, était-il
dans l’état d’esprit sérieux qu’il fallait ?
Ce problème n’est pas uniquement israélien.
George W. Bush et sa clique de néo-conservateurs ont-ils réellement
pris en compte les victimes, quand ils ont décidé d’envahir
l’Irak ? Oublions un moment leurs mensonges, leurs
histoires fabriquées « d’armes de destruction massive »,
les liens imaginaires entre Saddam et Osama et tous les autres
mensonges et tromperies. Concentrons-nous seulement sur les deux
objectifs réels de la guerre (que nous avons traités à l’époque) :
(a) mettre la main sur le pétrole de l’Irak et de toute la région,
y compris de la mer Caspienne et (b) installer une garnison américaine
au cœur du Moyen-Orient.
Si Bush avait dû se présenter devant une
commission d’enquête à Washington DC comme Olmert à
Tel-Aviv, on lui aurait certainement posé certaines questions
(que cette chronique a posées en son temps) : Avez-vous
pris en considération le nombre de soldats et de civils tués
et blessés ? Qu’est-ce qui vous a conduit à penser que
l’armée d’invasion serait accueillie avec des fleurs ?
Pourquoi avez-vous cru que l’aviation règlerait le problème
et que les forces terrestres n’auraient donc qu’un rôle
mineur à jouer ? Avez-vous imaginé un instant que la
petite guerre planifiée durerait encore trois ans ou plus après
son déclenchement ? Avez-vous pris en considération le
fait que l’Etat irakien serait disloqué et que les trois
peuples qui y vivent s’égorgeraient entre eux ? Vous
attendiez-vous à ce que la guerre renforce la position de l’Iran
au Moyen-Orient ? En bref, aviez-vous la moindre idée de
l’endroit où vous mettiez les pieds ?
Il est clair que personne ayant quelque
influence au gouvernement américain n’a soulevé ces
questions à l’époque. Un Président idiot et assoiffé de
pouvoir, un vice-président rapace et une bande de fanatiques idéologues,
arrogants et ignorants, ont décidé une aventuree dont on ne
voit pas la fin encore aujourd’hui. Et ensuite, les hommes
d’Etat et les stratèges sont allés dans d’élégants
restaurants pour goûter de somptueux repas, pendant que les
3.000 soldats américains qui ont été tués à ce jour
restaient dans une parfaite ignorance de ce qui se tramait au
plus haut niveau. Les médias et les sénateurs, bien sûr, étaient
aux anges.
CE N’EST PAS sur le passé que j’écris mais
sur l’avenir
En ce moment, des gens à Washington et à Jérusalem
pensent à une guerre en Iran. Pas seulement si
elle doit être lancée, mais quand et comment.
Si c’était une guerre américaine, ses conséquences
seraient beaucoup plus graves qu’avec la guerre en Irak.
L’Iran est très coriace. Les Iraniens sont unis. Ils ont une
tradition nationale glorieuse, un orgueil national très développé
et une puissante idéologie religieuse. On peut bombarder ses
installations pétrolières, mais c’est un grand pays qui ne
repose pas sur une infrastructure complexe, et on ne peut pas le
soumettre seulement en le bombardant. Il n’y aura pas
d’alternative à une attaque militaire au sol.
Bush est déjà en train de préparer la guerre.
Cette semaine, il a ordonné à ses soldats en Irak de
pourchasser et tuer tous les « agents iraniens » qui
s’y trouvent. Cela nous rappelle le tristement célèbre
« Kommissarbefehl » du 6 juin 1941, la veille de
l’invasion allemande de l’Union soviétique, au cours de
laquelle Adolf Hitler ordonna l’exécution sommaire de tout
commissaire politique de l’Armée rouge capturé. Etant donné
que les commissaires étaient des soldats en uniforme, tout
commandant qui exécutait l’ordre devenait un criminel de
guerre.
Il est tout à fait certain que si les
Etats-Unis se lancent dans la guerre, les Iraniens se rangeront
derrière leur gouvernement. Ils aboutiront à la conclusion que
tout ce que leurs dirigeants leur ont dit sur l’Occident était
vrai. L’opposition qui, dernièrement , a relevé la tête, se
taira et disparaîtra. Le président fort en gueule, Mahmoud
Ahmadinejad, dont la sagesse est aujourd’hui mise en cause par
beaucoup de ses concitoyens, deviendra un héros national. Ce
sera une guerre de plusieurs années et plusieurs milliers de
soldats américains - pour ne rien dire des Iraniens - mourront.
Le Président Bush peut hésiter et passer la
main à Israël. Dernièrement, Olmert a insinué que ce sont
les Américains qui l’avaient poussé dans la guerre du Liban.
Ils croyaient que l’armée israélienne vaincrait facilement
le Hezbollah et que cela aiderait les clients américains à
Beyrouth. (Un même calcul idiot a fait que les Américains ont
donné leur bénédiction à la première guerre du Liban de
Sharon en 1982.)
Aujourd’hui, nos hommes politiques et nos généraux
parlent ouvertement de l’attaque inéluctable sur l’Iran. Le
lobby pro-israélien aux Etats-Unis, tant chrétien que juif,
fait tout son possible pour pousser l’opinion américaine dans
cette direction. Tous ces messieurs-dames, dans leurs
confortables villas loin des champs de bataille, aspirent à une
guerre qui coûtera la vie des fils et filles... d’autres
personnes.
Les partisans de la guerre déclarent qu’elle
est nécessaire pour empêcher un second Holocauste. C’est déjà
devenu une litanie. Cette semaine, Jacques Chirac, a presque
fait voler cette dernière en éclats quand il a exprimé ce qui
va de soi : que, si une bombe nucléaire iranienne était
lancée sur Israël, Israël balaierait Téhéran de la surface
de la terre. Les dirigeants iraniens ne sont pas fous et
« l’équilibre de la terreur » ferait son œuvre.
Mais les « amis » d’Israël et des Etats-Unis ont
commencé à bombarder Chirac d’agressions verbales, et il
s’est vite rétracté.
Supposons un instant que l’aviation israélienne,
avec l’aide des forces navales américaines qui s’accumulent
aujourd’hui dans le golfe Persique, réussisse à bombarder
des cibles en Iran. Que se passera-t-il alors ?
Des missiles iraniens pleuvront sur Tel-Aviv et
Haïfa. La promesse de notre aviation de les détruire au sol ne
vaudra pas plus que les mêmes promesses entendues à propos du
Liban. Pour défendre Israël, des soldats américains devront
aller en Iran. Chaque victime sera mise sur le compte d’Israël.
Si Israël, Dieu nous en garde, est le premier à y utiliser une
bombe nuclaire, la honte sera éternelle.
Les masses arabes - en fait tout le monde
musulman, tant sunnite que chiite, se rangeront derrière
l’Iran. Les chefs d’Etats sunnites, qui font ami-ami avec
Israël en secret en ce moment, s’enfuiront paniqués. Nous
resterons seuls face à la vengeance qui viendra tôt ou tard.
Pourrons-nous compter sur les héritiers de Bush, qui peuvent être
moins irresponsables et plus enclins à écouter l’opinion
publique mondiale, qui nous rendra inévitablement responsible
de toute cette aventure ?
L’Iran n’est pas un second Irak, pas plus
qu’il n’est le Hezbollah multiplié par dix. C’est une
toute autre histoire.
Mais y a-t-il quelqu’un ici qui y réfléchisse
sérieusement ? Les successeurs du chef d’état-major
vendeur d’actions en bourse et du ministre embrasseur de force
seront-ils plus réfléchis ? Ou décideront-ils d’une
nouvelle aventure militaire avec la même insupportable légèreté ?
Article publié le 4 février, en hébreu et en anglais, sur le
site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Fatal
Kiss » : RM/SW