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Opinion
La Mare (1942-1955),
un service secret privé financé par Washington
Thierry Meyssan
Publiées en 1980, les mémoires de
John Grombach ont été qualifiées de fantaisistes par la presse.
Elle sont aujourd’hui recoupées par les archives.
Samedi 31 juillet 2010
Durant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide,
Washington utilisa un service de renseignement privé
international, la Mare (the Pond). Parmi ses meilleurs
informateurs… le tueur en série français Marcel Petiot. C’est ce
que révèlent des archives de la CIA nouvellement déclassifiées.
L’existence d’une organisation secrète états-unienne en
Europe, le Pond (littéralement « la mare », et par
extension familière l’océan Atlantique) dans les années
1942-1955 a été mise en doute. Les mémoires publiées par son
fondateur ont été sévèrement critiquées comme relevant plus du
roman que de l’Histoire. Or, les archives de cette organisation
ont été retrouvées en 2001, d’abord remises à la CIA, puis aux
Archives nationales des Etats-Unis, en 2008. Elles ont été
ouvertes au public en avril 2010 et l’on commence juste à en
mesurer la portée.
La Mare apparaît sous les dénominations successives de
Special Service Branch, puis de Special Service Section
enfin de Coverage and Indoctrination Branch. Elle était
familièrement dite la Mare (Pond) ou le Lac (Lake) par
opposition à la Baie (Bay) pour la CIA.
Son activité comprenait la cryptographie, l’espionnage
politique et les actions clandestines. Elle employait plus de
600 espions dans 32 pays en leur certifiant qu’ils travaillaient
exclusivement pour les Etats-Unis et non pour les Alliés en
général. La Mare avait été créée par l‘armée de terre des
Etats-Unis, sous l’autorité du renseignement militaire. A
l’issue de la Seconde Guerre mondiale, elle prit son
indépendance et continua à fonctionner comme un réseau privé,
sous-traitant de l’US Army, du département d’Etat, de la CIA,
voire du FBI. Elle fut dissoute en 1955 dans le contexte d’une
réorganisation et d’une centralisation du renseignement et parce
que son chef s’était compromis avec le sénateur Joseph McCarthy
auquel il vendait des informations sur « l’infiltration
communiste ».
La Mare était dirigée par le colonel John V. Grombach, dit le
Frenchy (le Français), un ancien producteur de CBS Radio,
spécialiste des transmissions cryptées incluses dans les
programmes radio.
Cette organisation avait été créée avec le soutien de la
société néerlandaise d’électroménager Philips, qui en assurait
le financement et la logistique. A l’approche des nazis, les
dirigeants de Philips avaient été exfiltrés des Pays-Bas avec
leur gouvernement par les Britanniques. Ils s’étaient réfugiés
aux Etats-Unis d’où ils continuaient à gérer leur société. Leur
bureau de relations publiques à New York servait de couverture
et de quartier général à la Mare. Par la suite Philips continua
d’entretenir d’étroites relations avec les services de
renseignement et l’armée US ; ses dirigeants participèrent
activement à la création du Groupe de Bilderberg, le cercle
d’influence de l’OTAN. Plusieurs autres grandes sociétés
offrirent des couvertures à la Mare, dont American Express Co.,
Remington Rand, Inc. et Chase National Bank.
Les renseignements collectés par la Mare ont parfois été de
très haut niveau. Ainsi, cette organisation privée mena t-elle
des négociations avec le maréchal Herman Göring durant les six
derniers mois de la guerre mondiale. Ou encore, elle suivit en
détail les premiers essais nucléaires soviétiques. Cependant, il
n’est pas établi que ces renseignements soient parvenus au
sommet de la bureaucratie washingtonienne et aient été
correctement exploités. La Mare fut particulièrement active en
Hongrie où elle était en contact avec l’amiral Miklós Horthy
durant la guerre, et d’où elle exfiltra Zoltán Pfeiffer et sa
famille, durant l’occupation soviétique.
Le docteur Marcel Petiot lors de
son procès aux assises.
Un détail étonnera les lecteurs français. La Mare collecta de
précieux renseignements sur la Gestapo parisienne par le
truchement d’un de ses agents… Marcel Petiot, le célèbre tueur
en série. Le docteur Petiot était un déséquilibré, plusieurs
fois interné en psychiatrie, mais aussi un esprit brillant. Il
tenait un cabinet médical à Paris où il traitait des officiers
de la Gestapo et de la Reichswehr. Il rapporta le premier le
massacre des officiers polonais à Katyn et la construction des
V1 et V2 à Peenemünde. En 1944, ses voisins découvrirent à la
faveur de ce qui semblait être un incendie de cheminée, que des
corps humains dépecés brûlaient dans sa chaudière. Il fut accusé
d’avoir tué et incinéré 27 personnes à qui il avait promis de
les exfiltrer vers l’Argentine. On évalua à 200 millions de
francs de l’époque —une somme considérable— les bijoux et
liquidités volés à ses victimes. Ce butin ne fut jamais
retrouvé. Contre toute évidence, le docteur Petiot affirma
n’avoir tué que des nazis et des collaborateurs et revendiqua 63
meurtres. Il fut condamné à mort et guillotiné sans que l’on ait
jamais accordé le moindre crédit à ses dires, pourtant
aujourd’hui confirmés, qu’il avait parfois agi pour un groupe
clandestin anti-nazi.
Ruth Fischer, la pasionaria
communiste allemande, était une espionne du réseau privé La
Mare.
Les lecteurs allemands et autrichiens seront, quant à eux,
surpris d’apprendre que la députée Ruth Fischer, qui dirigea le
Parti communiste allemand durant la République de Weimar et
co-fonda le Parti communiste autrichien, était un agent de la
Mare. Ceci explique son retournement ultérieur et la déposition
qu’elle fit au Sénat des Etats-Unis devant la commission
McCarhty pour dénoncer son frère Gerhart.
En définitive, la Mare aura préfiguré les grandes sociétés
privées de renseignement actuelles. Ses espions n’agissaient pas
par patriotisme, mais envisageaient leur activité comme un
business en temps de guerre, chaude ou froide. Son recrutement
était hétéroclite, allant d’un tueur en série à une politicienne
corrompue. Durant la Guerre mondiale, le Pentagone payait ses
services sans état d’âme, durant la Guerre froide, trois
départements fédéraux lui sous-traitèrent des opérations qu’ils
voulaient externaliser pour les soustraire au contrôle
parlementaire.
Thierry Meyssan,
Analyste politique français,
président-fondateur du
Réseau
Voltaire et de la conférence
Axis for
Peace. Il publie chaque semaine
des chroniques de politique étrangère dans la presse arabe et
russe. Dernier ouvrage publié :
L’Effroyable imposture 2,
éd. JP Bertand (2007).
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