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Réseau Voltaire
Pirates, corsaires et flibustiers du XXIe
siècle
Thierry Meyssan
Beyrouth, le 25 juin 2010
La piraterie au large de la Somalie fait courir un risque majeur
aux navires reliant la Méditerranée à l’océan Indien.
Officiellement le phénomène échappe à tout contrôle et les
grandes puissances ont été contraintes de dépêcher leur marine
de guerre dans la zone pour escorter leurs bateaux marchands.
Pourtant, dans certains ports somaliens, on peut voir des
navires capturés, amarrés sagement en ligne dans l’attente de
leur rançon, sans que les pirates craignent les bâtiments de
guerre croisant au large. A l’issue d’une longue enquête,
Thierry Meyssan dévoile les commanditaires de ce nouveau
business.
La piraterie maritime se concentre
aujourd’hui dans trois régions du monde : le détroit de Malacca,
le golfe de Guinée et la corne de l’Afrique. Cependant, il
s’agit de situations très différentes.
30 % du trafic maritime mondial passe par le
détroit de Malacca où les populations pauvres d’Indonésie et de
Malaisie sont confrontées à l’arrogante opulence de la
ville-Etat de Singapour. Les pirates sont des voyous organisés
en bandes, se déplaçant vite et ne possédant que des armes
blanches. Ils se contentent le plus souvent de monter à bord
pour dévaliser les équipages. Depuis 2006, les trois Etats
riverains, à l’amicale demande du Japon tout autant que par
crainte de voir débarquer l’armada états-unienne, se sont
coordonnés pour une surveillance aérienne et maritime qui a
porté ses fruits (opération Yeux dans le ciel).
Désormais, la situation semble stabilisée.
Le Golfe de Guinée n’est pas une zone de
transit commercial, mais d’exploitation de pétrole et de gaz.
Les plates-formes en mer et les bateaux ravitailleurs sont
devenus des cibles de gangs et des insurgés du Mouvement pour
l’émancipation du delta du Niger. Il s’agit de groupes
extrêmement violents, appuyant leurs exigences de prises
d’otages souvent meurtrières. Ils sont parfois soutenus par les
Ijaw, dont les terres ont été saccagées par des compagnies
pétrolières et dont la révolte en 1999 a été écrasée dans la
sang par les troupes de Chevron-Texaco. Plus souvent ces gangs
sont craints par la population qu’ils terrorisent également. Ils
conduisent des attaques indifférenciées en mer et sur terre,
contre les étrangers et les natifs. Le Nigeria ne parvient pas à
endiguer cette criminalité qui déborde sur le Cameroun et la
Guinées Equatoriale. Devant le danger croissant, certaines
multinationale comme Shell ont décidé de quitter la zone. La
production nigériane d’hydrocarbures a baissé d’un quart, avec
les conséquences que l’on imagine sur les finances de l’Etat.
Seule la situation dans la corne de l’Afrique
est devenue une question stratégique mondiale. D’abord parce que
le détroit de Bab el-Mandeb (« La porte des lamentations »),
entre le Yémen et Djibouti, est une étape obligée entre la
Méditerranée, le canal de Suez, la mer Rouge au Nord, et l’océan
Indien au Sud. 3,5 millions de barils de pétrole y transitent
chaque jour. Ensuite parce que la zone de piratage s’est
progressivement étendue au golfe d’Aden et à la côte somalienne,
de sorte qu’il ne s’agit plus simplement d’un goulot
d’étranglement dans lequel les Etats riverains devraient
rétablir une police maritime, mais d’une zone très vaste,
principalement en haute mer, dans les eaux internationales. Ce
qui était au départ —et reste dans de nombreux cas— une activité
opportuniste de pécheurs affamés, a donné naissance à un
business très lucratif. Des navires ont été capturés avec leurs
équipages, tandis que des intermédiaires ont réclamé de lourdes
rançons aux armateurs. Ce grand banditisme s’est développé en
fonction des rebondissements politico-militaires en Somalie et a
servi de justification au déploiement d’une armada occidentale à
prétention néo-coloniale.
Dans « Black Hawk Down » (La Chute
du faucon noir), Ridley Scott met en scène la défaite des
Etats-Unis
face à un chef de guerre somalien lors de l’opération « Restore
Hope ».
Le chaos somalien
Le lecteur se souvient de la très longue
guerre civile qui a ravagé la corne de l’Afrique depuis 1974. En
définitive, si l’Ethiopie et l’Erythrée se sont stabilisés, la
Somalie est toujours en proie au désordre. Le pays est divisé
entre clans. L’ancienne colonie britannique du Somaliland et le
Pount forment deux quasi-Etats, aux frontières fluctuantes, qui
se font occasionnellement la guerre, bien qu’ils soient tous
deux appuyés par l’Ethiopie [1].
Leur formation a été encouragée par les Nations Unies qui
pensaient ainsi reconstruire la Somalie en procédant par
morceaux. L’AMISOM, la force de paix déployée par l’Union
africaine grâce à des contingents ougandais et burundais, défend
le gouvernement provisoire, seule autorité reconnue par la
communauté internationale. Mais le président Sharif Ahmed est
tout juste parvenu à se faire obéir dans quelques quartiers de
Mogadiscio. On se bat toujours dans la capitale. Les miliciens
d’Ahlu Sunna wal Jama’a protègent les confréries soufies [2],
tandis que ceux d’Al-Shabaab (bras armé des « Tribunaux
islamiques ») veulent imposer une interprétation rigoriste de la
charia [3].
Des centaines, —peut-être des milliers— de groupuscules armés se
créent, s’allient et se défont au gré des événements. L’ONU a
édicté un embargo sur les armes, que personne ne respecte, et
tente de venir en aide aux populations, malgré les fréquents
détournements de l’aide alimentaire mondiale.
Dans ce contexte infernal, la piraterie est
réapparue en 2000. A l’époque, les tensions régionales
contraignaient les Ethiopiens à concentrer leur commerce
maritime à Djibouti. Leurs navires furent les premières proies.
Les attaques n’avaient lieu qu’au détroit de Bab el-Mandeb. Mais
les attaquants –qui se considéraient comme des belligérants et
non comme des pirates— en furent éloignés par les forces
états-uniennes, israéliennes et françaises stationnées à
Djibouti.
Pour faire face à la détérioration de la situation au Pount,
d’autres pirates attaquèrent les bateaux croisant au large de
leurs côtes pour se ravitailler. Le phénomène fut
considérablement réduit en 2005-06. D’une part parce que le
tsunami du 26 décembre 2004 ravagea les côtes et détruisit les
ports dans l’indifférence de la communauté internationale qui
n’avait d’yeux que pour les plages touristiques de Thaïlande. Et
d’autre part, parce que les Tribunaux islamique, brièvement au
pouvoir à Mogadiscio, déclarèrent la piraterie illégale au
regard de la charia.
Ce n’est qu’à partir de 2007 que les choses prirent une tournure
particulièrement grave. En soutenant une coalition hétéroclite
de chefs de guerre contre les Tribunaux islamiques, la CIA et
l’Ethiopie réactivèrent les conflits claniques qui commençaient
à s’apaiser. A la faveur du désordre dans lequel le pays
s’enfonçait à nouveau, deux milieux, bientôt structurés en
organisations criminelles, se spécialisèrent dans la piraterie.
La première sévit dans le golfe d’Aden et la seconde, dans les
eaux internationales, très au large de Mogadiscio [4].
Il est clair que ces deux groupes n’ont rien
à voir avec les pirates précédents. Alors qu’au début des années
2000 et dans certains cas encore, les abordages étaient soit
l’extension en mer d’un conflit à terre, soit des razzias
effectuées par des pêcheurs affamés, il s’agit cette fois de
crime organisé avec des ramifications internationales.
Pour la première fois à l’époque
moderne, la marine chinoise se déploie au large de l’Afrique.
Sur-déploiement militaire
Au lendemain des attentats du 11 septembre
2001, les Etats-Unis mobilisèrent leurs alliés, indépendamment
de l’OTAN, pour s’emparer de l’Afghanistan. L’opération
Justice infinie, renommée Liberté durable, comprenait
—outre l’occupation de l’Afghanistan— un volet aux Philippines,
un second au large de la Corne de l’Afrique et un troisième au
Sahara.
Pour ce qui est de la région qui nous intéresse, la Force jointe
d’intervention (Combined Task Force) 150 a rassemblé
alternativement une quinzaine de contingents étrangers appuyant
la Ve flotte US. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme,
l’objectif était de sécuriser la route du pétrole : golfe
persique/détroit d’Ormuz/golfe d’Aden/ détroit de Bal el-Mandeb/mer
Rouge/Canal de Suez.
Evoluant dans les mêmes eaux, la Force 150 se confronta
occasionnellement à des pirates, mais il n’allait pas de sa
mission de les combattre.
En 2007, la France fournit une escorte aux
navires du Programme alimentaire mondial et à ceux de
l’AMISOM. Comme de bien entendu, Paris communiqua sur la
protection des cargaisons humanitaires et passa sous silence
celle des chargements militaires de l’Union africaine.
En 2008, cette mission a été prolongée par l’Union européenne
dans ce qui constitue sa première action navale : l’opération
Atalanta. Cette fois, les instructions ont été étendues à la
défense des intérêts européens —au sens large— face aux
pirates [5].
Très inquiet de voir les Européens
s’organiser militairement, le Pentagone reprit les choses en
main en proposant une action de l’OTAN, laquelle a vocation à
absorber la défense européenne. C’est l’opération Allied
Provider, renommée Allied Protector. Dans des
documents internes, les analystes de l’Alliance notent que la
lutte contre la piraterie n’est absolument pas une nécessité
militaire, mais que c’est une excellente occasion pour donner
une image positive de l’OTAN à l’opinion publique [6].
Cette affluence de forces états-uniennes,
européennes et atlantiques a poussé la Russie (septembre 2008),
l’Inde (octobre 2008), la Chine (octobre 2009) et le Japon
(janvier 2009) à dépêcher leurs propres bâtiments de guerre dans
la région. Cette concentration comporte de graves risques. Aussi
un Groupe de contact sur la piraterie au large des côtes de
Somalie (CGPCS) a été mis en place à New York sous les auspices
des Nations Unies. Il vise à clarifier les règles juridiques de
la lutte contre la piraterie. En outre, des réunions dites de
« Prise de conscience partagée et de prévention des conflits »
(SHADE) ont été organisées à Bahrein, à l’initiative du
Pentagone, entre les officiers de liaison des diverses marines
concernées afin d’éviter que la méconnaissance des intentions
mutuelles ne suscite d’accrochages.
Au passage, le lecteur notera que la présence
de la marine militaire chinoise si loin de ses ports d’attache
est une nouveauté. Elle a été encouragée par Washington qui
croyait, au début de la crise financière mondiale, pouvoir créer
un G2 et se partager le monde avec Pékin. Mais elle pourrait à
terme jouer un rôle dans la rivalité sino-américaine en
Afrique [7].
Quoi qu’il en soit, et malgré une tentative
chinoise lors du piratage du De Xin Hai (octobre 2009),
Pékin et Moscou ne souhaitent pas intégrer leurs flottes dans
une éventuelle force multinationale de lutte contre la
piraterie. C’est que, historiquement, le Royaume-Uni et les
Etats-Unis poursuivent un projet d’Empire maritime universel,
dont ils ont posé les jalons en signant la Charte de
l’Atlantique (1941). Plus, récemment le Pentagone avec son
Initiative de sécurité contre la prolifération (PSI, 2003), puis
avec son Partenariat maritime global (GMP, 2006), a proposé
d’associer tous les Etats qui le souhaitent à un vaste plan de
sécurisation des routes maritimes, dont il serait bien entendu
le maître d’œuvre.
Vu le dispositif actuel, les navires des
petits pays ont peu de chances d’être protégés par les grandes
marines. Les armateurs les plus sages ont installé à leur bord
le système de détection optique Sea on Line, beaucoup
plus efficace que les radars. Des caméras à infra-rouge
surveillent les abords du navire 4 ou 5 kilomètres à la ronde et
alertent l’équipage en cas d’approche, même de petites
embarcations basses [8].
D’autres font appel à des gardes privés
qu’ils placent sur leurs bateaux pour les défendre. Cette
pratique inquiète les grands syndicats d’armateurs car elle
suscite une escalade de la violence avec les pirates.
D’autres encore engagent des armées privées.
Ainsi la société Blackwater, désormais dénommée Xe, a acquis en
2007 l’ancien navire des gardes-côtes états-uniens MV
McArthur. Il est équipé de deux hélicoptères Boeing MH6
Litte Bird, de trois embarcations annexes ultra-rapides, et
embarquent 35 mercenaires. Il escorte à la demande les navires
civils « sensibles ».
De son côté, la société française Socopex a
acquis 11 navires d’escorte de 24, 36 et 50 mètres de long.
Chacun embarque un commando de neuf personnes : deux tireurs
d’élite et sept hommes équipés de mitrailleuses automatiques [9].
Comment juger les pirates arrêtés ?
Crimes sans châtiments
Au demeurant, bien que le gouvernement
fantoche somalien ait « appelé à l’aide la communauté
internationale » et bien que le Conseil de sécurité des Nations
unies ait adopté quatre résolutions (1816, 1831, 1846 et 1851)
pour légitimer l’option militaire contre les pirates et
autoriser les marines étrangères à les poursuivre dans les eaux
territoriales et jusque sur le territoire somalien, les règles
juridiques restent floues.
Que faire des pirates une fois qu’on les a
arrêtés ? Si l’on se reporte à la Convention des Nations
Unies sur le droit de la mer (dite Convention de Montego Bay),
entrée en vigueur en 1994, arraisonner des pirates est une
action de police, même si elle est entreprise avec des moyens
militaires. L’arrestation doit avoir lieu en présence
d’officiers de police judiciaire et les prévenus doivent être
déférés devant la juridiction compétente pour y être jugés
équitablement.
Seulement voilà : personne ne sait quelle est
la juridiction compétente. La plupart des législations
nationales s’interdisent de juger des étrangers alors qu’ils
n’ont pas commis d’infraction sur le territoire national. Dans
la pratique, il faut donc souvent les relâcher, ou les
transférer vers un Etat avec lequel un accord ad hoc est
conclu. Ainsi, les Occidentaux orientent souvent les pirates
faits prisonniers vers le Kenya, qui condamne les exécutants et
s’abstient de chercher les commanditaires.
C’est pourquoi le Kremlin a proposé de créer
une juridiction internationale pour les crimes commis en haute
mer. Cette fois, ce sont les Anglo-Saxons qui n’y tiennent pas,
toujours en raison de leur projet impérial maritime.
Pistris : les commandos corsaires
des Etats-Unis.
Les corsaires du président états-unien
En 1826, Simon Bolivar tenta de pacifier les
relations entre nations latino-américaines en prohibant la
« guerre de course », c’est-à-dire la capacité des Etats à
recourir à des armateurs privés pour défendre leurs intérêts sur
mer, voire pour conduire des guerres. Le Libertador ne
fut pas entendu.
Il fallut attendre que les Occidentaux et les
Ottomans vainquent les troupes du Tsar Nicolas Ier en Crimée,
pour que la Déclaration de Paris (1856) fixe le droit de
la mer. Les « lettres de marque » furent abolies, c’est-à-dire
que les Etats renoncèrent à patenter des groupes armés privés ;
un système dont les protectorats ottomans d’Afrique du Nord
avaient fait un grand usage et face auquel les présidents Thomas
Jefferson et James Madison avaient conduit victorieusement les
deux guerres contre les Barbaresques (1801-05, 1815).
Cependant, les Etats-Unis, l’Espagne et le
Mexique refusèrent de signer cette déclaration, car la doctrine
capitaliste libérale pose que la guerre, aussi, peut être
privatisée. D’autant qu’à cette époque les jeunes Etats-Unis ne
s’imaginaient pas encore capables d’entretenir une flotte
militaire apte à rivaliser avec les grandes puissances.
Réactivant cette vieille pratique, le
représentant Ron Paul a tenté de faire adopter par trois fois
par le Congrès la September-11 Marque and Reprisal Act of
2001. Ce n’était pas nécessaire, considérant que le Congrès
avait déjà voté la Guerre contre le terrorisme et s’appuyant sur
l’article 1, section 8 de la Constitution des Etats-Unis, le
département d’Etat a délivré des lettres de marque à des
sociétés militaire privées pour chasser les « terroristes » dans
l’océan Indien. Et, on le sait, vu de Washington, tout pirate
est un terroriste en puissance [10].
Selon une publication du ministère français
de la Défense, la première de ces lettres de marques a été
octroyée en 2007 à la société Pistris Inc. « Elle a été
habilitée à armer deux bâtiments de 65 mètres de long qui [sont]
reliés aux satellites militaires d’observation. Ils [sont] dotés
chacun d’un hélicoptère armé, d’embarcations annexes
ultra-rapides capables d’atteindre la vitesse de 50 nœuds et
embarquant un équipage de 50 hommes dont des commandos. La
société Pistris possède son propre camp d’entraînement
militaire, notamment aux opérations commando, dans le
Massachusetts » [11].
Des barges ont été installées sur un lac artificiel où des
combats sont simulés, tandis qu’une énorme machine agite les
flots pour recréer les conditions de la houle marine.
Les pirates de la côte
Avant de décrire les organisations pirates,
il convient de lever une confusion. Lorsque l’Etat somalien
s’est effondré, des pécheurs français, espagnol et japonais en
ont profité pour piller les bancs de thon et de crevettes dans
les eaux territoriales somaliennes. Parfois, ils ont acheté de
prétendues « autorisations » aux chefs de guerre, puis au
soi-disant gouvernement provisoire.
Conscients que le déploiement inconsidéré des madragues épuise
la mer, des pécheurs somaliens ont abordé les navires intrus et
les ont dévalisés à titre de dédommagement. Dans le contexte du
chaos politique du pays, et en l’absence de gardes-côtes
nationaux, ces faits relèvent d’une forme d’auto-défense. Ils ne
sont pas considérés en droit comme de la piraterie, vu qu’ils se
sont déroulés dans les eaux territoriales somaliennes.
Ce qui nous intéresse ici, c’est l’activité
criminelle conduite en haute mer. Celle-ci suppose des bateaux
adaptés pour s’aventurer loin des côtes. Au départ, les pirates
abordaient donc un gros bateau croisant à proximité, puis
l’utilisaient pour gagner la haute met et attaquer alors une
énorme proie. Aujourd’hui, ils ont leur flottille.
Le choix des cibles dépend avant tout de la
hauteur du navire sur l’eau, de sa vitesse et de sa taille. Plus
le bateau est bas, lent et grand, plus il est vulnérable. Les
porte-containers sont indéfendables, d’autant que depuis le
château, l’équipage ne peut voir tous les accès. Les thoniers
également parce qu’ils ont une rampe d’accès arrière et qu’ils
ne peuvent se dégager lorsque leurs madrague est déployée.
« Une fois un bateau capturé, le
commanditaire indique au chef des pirates où aller mouiller ; le
traducteur monte alors à bord pour conduire la négociation. La
durée moyenne de rétention est d’une soixantaine de jours.
L’ambiance à bord est plus ou moins tendue mais il n’y a jamais
eu de morts, sauf peut-être une fois.
Les pirates savent très bien que s’ils commencent à éliminer des
otages, la situation va changer de dimension et qu’ils risquent
d’avoir contre eux la population et les autorités religieuses.
Ainsi, on sait que les pirates appliquent une sorte de code
d’honneur : les rôles sont clairement répartis et le chef des
pirates note toutes les dépenses engagées. La pratique du crédit
est courante et les dettes sont respectées. Lors du versement de
la rançon, chacun récupère son dû. Il existe même un système
d’amendes pour faire respecter l’organisation de la vie sociale
à bord des bateaux.
Les pirates établissent des camps temporaires à proximité des
zones de mouillage des bateaux piratés. Ils ne sont pas
forcément installés dans les villages, ce qui peut laisser
penser qu’ils ne sont pas toujours acceptés par la population,
tout particulièrement si le contexte clanique n’est pas
favorable. Après l’attaque, une des difficultés est d’entretenir
et de nourrir les otages. D’où la création d’une mini-économie
alimentée par le montant croissant des rançons. La piraterie est
créatrice d’emplois : les populations des côtes font venir leurs
parents et leurs amis du centre du pays pour les aider dans les
activités d’attaque puis de gardiennage (des bateaux et des
otages).
La rançon est généralement versée en liquide, comptée à bord
puis répartie entre les différents ayants droit et tous les
participants à l’opération. Le partage de la rançon se pratique
un peu comme pour la pêche : 50 % pour la « main d’oeuvre »,
c’est-à-dire les hommes qui ont mené l’action (ce qui peut
représenter jusqu’à 80 personnes), 30 % pour le commanditaire,
15 % pour l’interprète, les commerçants et plus globalement les
intermédiaires et 5 % réservés pour les familles des pirates
morts. » [12]
Les présidents de l’Etat non
reconnu du Pount : Adde Muse à gauche (2005-08), et Faroole à
droite (depuis 2009).
Le gouvernement du Pount touche 30 % des rançons versées aux
pirates locaux.
Le Pount, nouvelle île de la Tortue
Au XVIIe siècle, les Caraïbes furent le
théâtre d’un conflit entre les empires chrétiens qui favorisa
les pirates. Ils s’organisèrent au sein d’une société secrète, à
la fois violente et égalitaire, les « Frères de la côtes », et
s’emparèrent de territoires, leurs « 13 paradis ». Leur capitale
était l’île de la Tortue, où ils prospéraient sous la discrète
protection du roi de France. La même structure existe
aujourd’hui en Somalie. Le groupe d’experts de l’ONU évoque neuf
organisations criminelles concurrentes, dont trois principales [13].
La plus célèbre est dirigée par Abshir
Abdillahi, dit « Boyah », un parent du président du Pount,
Abdirahman Mohamed, dit « Faroole ». Agé de 44 ans, il est
originaire du port d’Eyl, dont il a fait sa base principale. Il
revendique une milice de plus de 500 hommes et 25 à 60 captures
de navires en haute mer. Parmi ses prises, il compte le
chimiquier japonais Golden Nori (28 octobre 2007,
rançon : 1,5 million de dollars) et le yatch de luxe français
Le Ponant (4 avril 2008, rançon 2 millions de dollars). Les
rançons obtenues représentent des sommes astronomiques au regard
du revenu annuel moyen des Somaliens —parmi les plus pauvres du
monde— : 282 dollars par an.
L’Etat autonome du Pount, c’est la version
moderne de l’île de la Tortue. Le gouvernement de Bossaso (c’est
le nom de la capitale du Pount) se targue d’entretenir des
relations avec l’Allemagne, Djibouti, les Emirats, l’Espagne,
les Etats-Unis, l’Ethiopie, le Kenya et la Banque mondiale [14].
Il affiche un budget annuel de 30 millions de dollars, bien peu
par rapport aux revenus des organisations pirates. Rien
d’étonnant à ce que « Boyah » ait bénéficié de la protection du
gouvernement du Pount, notamment du président « Faroole », du
ministre de l’Intérieur, le général Abdullahi Ahmed Jama dit « Ilkajiir »,
et du ministre de la Sécurité intérieure, le général Abdillah
Sa’iid Samatar. Selon ses déclarations à Garowe Online
(août 2008), c’est à eux qu’il reversait les 30 % des rançons
réservés aux commanditaires..
« Boyah » a annoncé, en mai 2009, se retirer
des affaires avec 180 de ses hommes. Il semble qu’un de ses
parents, Mohamed Abdi Garaad, ait pris sa succession. Sa milice
comprend aujourd’hui 800 hommes divisés en 13 groupes. Il est
notamment le responsable de la capture du vraquier japonais
Stella Maris (20 juillet 2008, rançon 2 millions de
dollars), et des navires marchands malais Bunga Melati Dua
(18 août 2008, rançon 2 millions de dollars), allemand BBC
Trinidad, rançon 1 million de dollars (21 août 2008) et
iranien Iran Deyanat (21 août 2008). Il a aussi commis
une maladresse en attaquant le porte container états-unien
Maersk Alabama (8 avril 2009), suscitant l’intervention
musclée de la Ve flotte US.
Un autre gang est installé dans la province
disputée de Sanaag. Il est commandé par Fu’aad Warsame Seed, dit
« Hanaano ». C’est une petite milice d’une soixantaine d’hommes,
disposant d’un important équipement militaire. Elle a notamment
capturé le yatch allemand Rockall (23 juin 2008, rançon 1
million de dollars), le chimiquier turc Karagol (12
novembre 2008), deux navires de pêche égyptiens Mumtaz 1
et Samara Ahmed (10 avril 2009) et le remorqueur italien
Buccaneer (11 avril 2009).
« Hanaano » est protégé par le ministre de l’Intérieur « Ikaljiir »,
dont il finance les activités politiques. Par malchance, il a
été arrêté par les Yéménites alors qu’il tentait une nouvelle
opération dans leurs eaux territoriales, le 15 octobre 2009. Le
gouvernement du Pount négocie sa libération.
Localisation des actions pirates au
cours du premier trimestre 2010
(source : Bureau maritime international).
Le paradis de Xaradheere et d’Hobyo
Au centre de la Somalie, une autre
organisation a été créée par Mohamed Hassan Abdi, dit « Afweyne »
et serait aujourd’hui dirigée par son fils Abdiqaadir. Elle est
basée dans les ports de Xaradheere et d’Hobyo et, pour se donner
une légitimité, elle s’auto-proclame « Gardes-côtes de la région
centre ».
Son bilan connu est impressionnant : le
Semlow (26 juin 2005), Le méthanier chinois Feisty Gas (10
avril 2005, rançon 315 000 dollars), le Rosen (25 février
2007), le cargo danois Danica White (2 juin 2007, rançon
1,5 millions de dollars), le thonier espagnol Playa de Baskio
(20 avril 2008, rançon 770 000 euros), le chimiquier malais
Bunga Melati (18 août 2008, rançon 2 millions de dollars),
le vraquier grec Centauri (17 septembre 2008), le cargo
grec Captain Stefanos (21 septembre 2008), le cargo
ukrainien Faina (25 septembre 2008, rançon 3 millions de
dollars), le chimiquier philippin Stolt Strength (10
novembre 2008), le thonier chinois Tian Yo no 8 (15
novembre 2008) , le super tanker saoudien Sirius Star (15
novembre 2008, rançon 15 millions de dollars !), le paquebot
Indian Ocean Explorer (2 avril 2009), le porte-conteneurs
allemand Hansa Stavanger (4 avril 2009, rançon 2 millions
de dollars), le dragueur belge Pompei (18 avril 2009,
rançon 2,8 millions d’euros), le vraquier grec Ariana (2
mai 2009, rançon 3 millions de dollars), le navire de pêche
espagnol Alakrana (2 octobre 2009, rançon 2,3 millions
d’euros), le porte-conteneurs singapourien Kota Wajar (15
octobre 2009, rançon 4 millions de dollars), le vraquier chinois
Xin Hai (19 octobre 2009, rançon 4 millions de dollars),
et dernièrement… le tanker russe Moscow University (5
avril 2010, pas de rançon).
Le 23 septembre 2009, le colonel
Khadafi prend la défense de son ami « Afweyne » à la tribune des
Nations Unies.
© Marco Castro, Service de presse
de l’ONU
Pirates ou flibustiers ?
Si nous revenons au précédent historique des
Frères de la côte dans les Caraïbes du XVIIe siècle, les pirates
avaient pu s’installer dans leurs « 13 paradis » parce qu’ils
rendaient de discrets services aux Etats. Ils étaient en fait
des flibustiers, c’est-à-dire qu’ils étaient occasionnellement
chargés par les autorités politiques de missions inavouables. Il
ne peut évidemment pas en être autrement aujourd’hui.
L’état-major russe a envisagé une opération
multinationale pour nettoyer le Pount et les ports de Xaradheere
et d’Hobyo. Les Anglo-Saxons ont vivement repoussé cette brutale
proposition. Et pour cause : les dirigeants politiques de ces
territoires sont des alliés de la CIA, du MI6 et du Mossad
contre les islamistes d’Al-Shabaab. Pour lui donner une couleur
africaine, le soutien massif des Anglo-Saxons passe par
Addis-Abeba (Ethiopie) où le département d’Etat est en train de
construire sa plus grosse ambassade dans le monde, après celle
de Bagdad (Irak).
Selon l’hebdomadaire britannique The
Spectator, les chefs pirates du Pount ont été reçu en amis à
bord de navires de guerre US pour prendre le café [15].
Pour « traiter » ceux de Xaradheere et
d’Hobyo qui n’ont pas accès aux services d’un quasi-Etat comme
le Pount, les Anglo-Saxons ont choisi une couverture haute en
couleur.
Les diplomates qui écoutaient l’interminable
discours de Mouamar Khadafi à l’Assemblée générale de l’ONU (23
septembre 2009) ont eu tendance à bailler et à partir discuter à
la buvette en attendant que cela finisse. Ils ont eu tort. Au
cours de sa harangue contre le fonctionnement de l’ONU, le chef
de l’Etat libyen a multiplié les digressions. L’une d’entre
elles a consisté à prendre la défense des pirates somaliens en
assimilant les organisations criminelles actuelles à des
pécheurs ruinés —ce qui est faux, comme nous l’avons vu— [16].
Le colonel Khadafi a évoqué l’accueil solennel qu’il avait
réservé à « Afweyne » et à ses lieutenants, à Tripoli, du 1er au
4 septembre 2009.
La Libye entend jouer un rôle en Afrique,
mais elle ne peut y prétendre réellement que depuis qu’elle
s’est publiquement réconciliée avec les Etats-Unis (qui avaient
portés le colonel Khadafi au pouvoir). Au demeurant, l’Afrique
est devenue un champ clos où les Etats-Unis s’affrontent à la
Chine, les premiers sous-traitant leurs actions secrètes à
Israël, les second faisant appel aux services iraniens.
Allo, ici Ehud Olmert.
Selon l’inamovible président yéménite, Ali
Abdullah Saleh, les chefs pirates du Pount arrêtés dans ses eaux
territoriales recevaient leurs ordres par téléphone satellite du
cabinet de l’ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert, des
allégations largement reprises par la presse arabe, mais
ignorées par la « communauté internationale ».
En bons flibustiers, les pirates somaliens
savent rendre des services quant il le faut, et volent pour leur
compte le reste du temps. Du coup, on ne s’étonne plus qu’ils
continuent à brigander comme si de rien n’était au milieu de
multiples marines de guerre. On peut même se demander si les
informations glanées lors des réunions de « Prise de conscience
partagée et de prévention des conflits » (SHADE) organisées à
Bahrein par le Pentagone ne sont pas transmises aux pirates pour
leur éviter de fatales rencontres.
Еженедельный журнал Однако - это анализ
политических, экономических и социальных событий в России и за
рубежом. Главный редактор : Михаил Леонтьев.
Cette enquête a été réalisée pour
l’hebdomadaire russe Odnako à la suite de l’abordage du
tanker russe Moscow University (donc avant l’affaire de
la flottille de la liberté, qui n’est pas abordée dans
l’article). Elle constitue le dossier central et la couverture
du numéro 23. Les notes ont été ajoutées par l’auteur pour la
version internet.
[1]
The political development of
Somaliland and its conflict with Puntland,
par Beruk Mesfin, Institute for Security Studies (Afrique du
Sud), septembre 2009.
[2]
Sites internet officieux d’Ahlu Sunna wal Jama’a :
Shaaficiyah.com
(en anglais) et
Ahlusunna.org.
[3]
Site internet officieux d’Al-Shabaab :
Alqimmah.net.
[4]
Sur le déplacement géographique des attaques, voir
Piracy : The Motivation and Tactics,
par Nicole Stracke et Marie Bos, Gulf Research Center, 2009.
[5]
Combating Somali Piracy : the EU’s
Naval Operation Atalanta, Chambre
des lords du Royaume-Uni (ref. HL 103, 14 avril 2010).
[6]
Piracy : threat or nuisance ?
par Alessandro Scheffler, NATO Defense College, Rome (ref.
Research Paper 56, février 2010).
[7]
China’s Participation in Anti-Piracy
Operations off the Horn of Africa : Drivers and Implications,
édité par Alison A. Kaufman, Center for Naval Analysis, USA,
(réf. MISC D0020834.A1/, juillet 2009).
China and Maritime Cooperation : Piracy in
the Gulf of Aden par Gaye
Christoffersen, Institut für Strategie- Politik- Sicherheits-
und Wirtschaftsberatung, 2010.
[8]
Site internet de
Sea Vision.
[9]
« La piraterie profite aux sociétés privées de sécurité », par
Marie-France Joubert, France 24,
26 novembre 2008.
[10]
Par exemple : The Maritime
Dimension of International Security. Terrorism, Piracy, and
Challemges for the United States,
par Peter Chalk, Rand Corporation, 2008.
[11]
« Le retour de la guerre de course », par Jean-Paul Pancracio,
Bulletin d’études de la marine
numéro 43, décembre 2008, Centre d’enseignement supérieur de la
Marine, Ministère de la Défense, Paris. L’auteur cite
« Washington lâche des corsaires dans l’océan Indien », par
Philippe Chapleau, Ouest France
du 3-4 novembre 2007.
[12]
La Piraterie maritime,
rapport d’information de la Commission de la defense nationale
et des forces armées, Assemblée nationale, France (ref. 1670, 13
mai 2009). Rapporteur : Christian Ménard.
[13]
Troisième rapport du Groupe de
contrôle sur la Somalie établi en application de la résolution
1853 (2008) du Conseil de sécurité (ref.
S/2010/91), 10 mars 2010.
[14]
Voir le site internet officiel de l’Etat autonome du
Pount.
[15]
Enquête d’Aidan Hartley, The
Spectator du 6 décembre 2008.
[16]
« Discours
de Mouammar Khadafi à la 64e Assemblée générale de l’ONU »,
Réseau Voltaire,
23 septembre 2009.
Thierry Meyssan,
Analyste politique français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for
Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de politique
étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier ouvrage
publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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