Washington face à la
colère du peuple tunisien
Thierry Meyssan
Le général William Ward —ancien
responsable de la répression dans les Territoires palestiniens
devenu commandant de l’Africom— lors d’une cérémonie en mai
2010. L’armée tunisienne a été réduite au minimum,
mais le pays sert de base arrière aux opérations
« anti-terroristes » régionales et
dispose de ports indispensables au contrôle de la Méditerranée
par l’OTAN
Beyrouth, dimanche 23 janvier 2011
Alors que les médias occidentaux célèbrent la « Jasmine
Revolution », Thierry Meyssan dévoile le plan US pour tenter de
stopper la colère du peuple tunisien et conserver cette discrète
base arrière de la CIA et de l’OTAN. Selon lui, le phénomène
insurrectionnel n’est pas fini et la vraie Révolution, tant
redoutée par les Occidentaux, pourrait rapidement commencer.
Les grandes puissances n’aiment pas les bouleversements
politiques qui leur échappent et contrecarrent leurs plans. Les
événements qui ont fait vibrer la Tunisie depuis un mois
n’échappent pas à cette règle, bien au contraire.
Il est donc pour le moins surprenant que les grands médias
internationaux, suppôts indéfectibles du système de domination
mondiale, s’enthousiasment soudainement pour la « Révolution du
jasmin » et multiplient les enquêtes et reportages sur la
fortune des Ben Ali qu’ils ignoraient jusque là malgré leur luxe
tapageur. C’est que les Occidentaux courent après une situation
qui leur a glissé des mains et qu’ils voudraient récupérer en la
décrivant selon leurs souhaits.
Avant toute chose, il convient de rappeler que le régime de
Ben Ali était soutenu par les Etats-Unis et Israël, la France et
l’Italie.
Considéré par Washington comme un Etat d’importance mineure,
la Tunisie était utilisée au plan sécuritaire, plus
qu’économique. En 1987, un coup d’Etat soft est organisé pour
déposer le président Habib Bourguiba au profit de son ministre
de l’Intérieur, Zine el-Abidine Ben Ali. Celui-ci est un agent
de la CIA formé à la Senior Intelligence School de Fort Holabird.
Selon certains éléments récents, l’Italie et l’Algérie auraient
été associés à cette prise de pouvoir [1].
Dès son arrivée au Palais de la République, il met en place
une Commission militaire jointe avec le Pentagone. Elle se
réunit annuellement, en mai. Ben Ali, qui se méfie de l’armée,
la maintient dans un rôle marginal et la sous-équipe, à
l’exception du Groupe des Forces spéciales qui s’entraîne avec
les militaires US et participe au dispositif « anti-terroriste »
régional. Les ports de Bizerte, Sfax, Sousse et Tunis sont
ouverts aux navires de l’OTAN et, en 2004, la Tunisie s’insère
dans le « Dialogue méditerranéen » de l’Alliance.
Washington n’attendant rien de spécial de ce pays au plan
économique, il laisse donc les Ben Ali mettre la Tunisie en
coupe réglée. Toute entreprise qui se développe est priée de
céder 50 % de son capital et les dividendes qui vont avec.
Cependant, les choses virent au vinaigre en 2009, lorsque la
famille régnante, passée de la gourmandise à la cupidité, entend
soumettre aussi les entrepreneurs états-uniens à son racket.
De son côté, le département d’Etat anticipe sur l’inévitable
disparition du président. Le dictateur a soigneusement éliminé
ses rivaux et ne dispose pas de successeur. Il faut donc
imaginer une relève s’il vient à mourir. Une soixantaine de
personnalités susceptibles de jouer un rôle politique ultérieur
est recrutée. Chacune reçoit une formation de trois mois à Fort
Bragg, puis un salaire mensuel [2].
Le temps passe…
Bien que le président Ben Ali poursuive la rhétorique
anti-sioniste en vigueur dans le monde musulman, la Tunisie
offre diverses facilités à la colonie juive de Palestine. Les
Israéliens d’ascendance tunisienne sont autorisés à voyager et à
commercer dans le pays. Ariel Sharon est même invité à Tunis.
La révolte
L’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, Mohamed
Bouazzi, le 17 décembre 2010, après que sa charrette et ses
produits aient été saisis par la police, donne le signal des
premières émeutes. Les habitants de Sidi Bouzid se reconnaissent
dans ce drame personnel et se soulèvent. Les affrontements
s’étendent à plusieurs régions, puis à la capitale. Le syndicat
UGTT et un collectif d’avocats manifestent scellant sans en
avoir conscience l’alliance entre classes populaire et
bourgeoisie autour d’une organisation structurée.
Le 28 décembre, le président Ben Ali tente de reprendre les
choses en main. Il se rend au chevet du jeune Mohamed Bouazizi
et s’adresse le soir à la Nation. Mais son discours télévisé
exprime son aveuglement. Il dénonce les manifestants comme des
extrémistes et des agitateurs stipendiés et annonce une
répression féroce. Loin de calmer le jeu, son intervention
transforme la révolte populaire en insurrection. Le peuple
tunisien ne conteste plus simplement l’injustice sociale, mais
le pouvoir politique.
Le producteur Tarak Ben Ammar,
propriétaire de Nessma TV et associé de Silvio Berlusconi.
Il est l'oncle de Yasmina Torjman, épouse du ministre français
de l’Industrie, Eric Besson
A Washington, on constate que « notre agent Ben Ali » ne
maitrise plus rien. Le Conseil de sécurité nationale Jeffrey
Feltman [3]
et Colin Kahl [4]
s’accordent à considérer que le moment est venu de lâcher ce
dictateur usé et d’organiser sa succession avant que
l’insurrection ne se transforme en authentique révolution,
c’est-à-dire en contestation du système.
Il est décidé de mobiliser des médias, en Tunisie et dans le
monde, pour circonscrire l’insurrection. On focalisera
l’attention des Tunisiens sur les questions sociales, la
corruption des Ben Ali, et la censure de la presse. Tout, pourvu
qu’on ne débatte pas des raisons qui ont conduit Washington à
installer le dictateur, 23 ans plus tôt, et à le protéger tandis
qu’il s’accaparait l’économie nationale.
Le 30 décembre, la chaîne privée Nessma TV défie le régime en
diffusant des reportages sur les émeutes et en organisant un
débat sur la nécessaire transition démocratique. Nessma TV
appartient au groupe italo-tunisien de Tarak Ben Ammar et Silvio
Berlusconi. Le message est parfaitement compris par les
indécis : le régime est fissuré.
Simultanément, des experts Etats-uniens (mais aussi Serbes et
Allemands) sont envoyés en Tunisie pour canaliser
l’insurrection. Ce sont eux qui, surfant sur les émotions
collectives, tentent d’imposer des slogans dans les
manifestations. Selon la technique des prétendues
« révolutions » colorées, élaborée par l’Albert Einstein
Institution de Gene Sharp [5],
ils focalisent l’attention sur le dictateur pour éviter tout
débat sur l’avenir politique du pays. C’est le mot d’ordre « Ben
Ali dégage ! » [6].
(Capture d’écran) Le 2 janvier
2010, le groupe Anonymous (un paravent de la CIA) hacke le site
internet officiel du Premier ministre et place un message de
menace en anglais sur la page d’accueil. Le logo est celui du
Parti pirate international, dont le membre tunisien Slim Amanou
sera propulsé par l’ambassade US secrétaire d'Etat à la Jeunesse
et des Sports du « gouvernement d’union nationale ».
Masqué sous le pseudonyme Anonymous, le cyber-escadron
de la CIA —déjà utilisé contre le Zimbabwe et l’Iran— hacke des
sites officiels tunisiens et y installe un message de menace en
anglais.
L’insurrection
Les Tunisiens continuent spontanément à braver le régime, à
descendre en masse dans les rues, et à brûler commissariats de
police et magasins appartenant aux Ben Ali. Avec courage,
certains d’entre eux payent le prix du sang. Pathétique, le
dictateur dépassé se crispe sans comprendre.
Le 13 janvier, il ordonne à l’armée de tirer sur la foule,
mais le chef d’état-major de l’armée de terre s’y refuse. Le
général Rachid Ammar, qui a été contacté par le commandant de l’Africom,
le général William Ward, annonce lui-même au président que
Washington lui ordonne de fuir.
En France, le gouvernement Sarkozy n’a pas été prévenu de la
décision états-unienne et n’a pas analysé les divers
retournements de veste. La ministre des Affaires étrangères,
Michèle Alliot-Marie, se propose de sauver le dictateur en lui
dépêchant des conseillers en maintien de l’ordre et du matériel
pour qu’il se maintienne au pouvoir par des procédés plus
propres [7].
Un avion cargo est affrété le vendredi 14. Lorsque les
formalités de dédouanement sont finies à Paris, il est trop
tard : Ben Ali n’a plus besoin d’aide, il a déjà pris la fuite.
Ses amis d’hier, à Washington et Tel-Aviv, Paris et Rome, lui
refusent l’asile. Il échoue à Riyad. il aurait emporté
avec lui 1,5 tonne d’or volée au Trésor public,
ce que démentent les autorités encore en place.
Marketing : le logo de la « Jasmine
Revolution » apparaît au moment exact de la fuite de Ben Ali.
Au centre, on reconnaît le poing levé, symbole ex-communiste
utilisé dans toutes les « révolutions » colorées
depuis Otpor en Serbie. Vu de Washington, l’important est
d’affirmer que les événements sont finis et qu’ils s’inscrivent
dans une dynamique internationale libérale. Aussi, le titre
est-il inscrit en anglais
et le drapeau tunisien est-il réduit à une simple fioriture sur la lettre
R.
Du jasmin pour calmer les Tunisiens
Les conseillers en communication stratégique US tentent alors
de siffler la fin de la partie, tandis que le Premier ministre
sortant compose un gouvernement de continuité. C’est là que les
agences de presse lancent l’appellation « Jasmine Revolution »
(en anglais s’il vous plaît). Les Tunisiens assurent-elles
viennent de réaliser leur « révolution colorée ». Un
gouvernement d’union nationale est constitué. Tout est bien qui
finit bien.
L’expression « Jasmine Revolution » laisse un goût amer aux
Tunisiens les plus âgés : c’est celle que la CIA avait déjà
utilisée pour communiquer lors du coup d’Etat de 1987 qui plaça
Ben Ali au pouvoir.
La presse occidentale —désormais mieux contrôlée par l’Empire
que la presse tunisienne— découvre la fortune mal acquise des
Ben Ali quelle ignorait jusque là. On oublie le satisfecit
accordé par le directeur du FMI, Domique Strauss-Kahn aux
gestionnaires du pays quelques mois après les émeutes de la
faim [8].
Et on oublie le dernier rapport de Transparency International
qui affirmait que la Tunisie était moins corrompue que des Etats
de l’Union européenne comme l’Italie, la Roumanie et la Grèce [9].
Les miliciens du régime, qui avaient semé la terreur parmi les
civils durant les émeutes les obligeant à s’organiser en
comités d’auto-défense, disparaissent dans la nuit.
Les Tunisiens que l’on pense dépolitisés et manipulables
après des années de dictature s’avèrent fort matures. Ils
constatent que le gouvernement de Mohammed Ghannouchi, c’est
« du benalisme sans Ben Ali ». Malgré quelques ravalements de
façade, les caciques du parti unique (RCD) conservent les
ministères régaliens. Les syndicalistes de l’UGTT, refusent de
s’associer à la manip états-unienne et démissionnent des postes
qu’on leur a attribués.
Ahmed Néjib Chebbi, un opposant
« Made in USA »
Outre les inamovibles membres du RCD, il reste des gadgets
médiatiques et des agents de la CIA. Par la grâce du producteur
Tarak Ben Amar (le patron de Nessma TV), la réalisatrice Moufida
Tlati devient ministre de la Culture. Moins show-bizz, plus
significatif, Ahmed Néjib Chebbi, un pion de la National
Endowment for Democracy, devient ministre du Développement
régional. Ou encore, l’obscur Slim Amanou, un bloggeur
rompu aux méthodes de l’Albert Einstein Institute, devient
secrétaire d'Etat à la
Jeunesse et des Sports au nom du fantomatique Parti pirate relié
à l’auto-proclamé groupe Anonymous.
Le vrai siège du pouvoir n’est plus
au Palais de la République, mais à l’ambassade des Etats-Unis.
C’est ici que l’on a composé le gouvernement Ghannouchi. Située
hors de Tunis, dans un vaste campus barricadé, l’ambassade est
un gigantesque blockhaus hautement sécurisé qui abrite les
postes centraux de la CIA
et du MEPI pour l’Afrique du Nord et une partie du Levant
Bien entendu, l’ambassade des Etats-Unis n’a pas sollicité le
Parti communiste pour faire partie de ce soi-disant
« gouvernement d’union nationale ».
A l’inverse, on prépare le retour de Londres, où il avait
obtenu l’asile politique, du leader historique du Parti de la
Renaissance (Ennahda), Rached Ghannouchi. Islamiste ex-salafiste,
il prêche la compatibilité de l’islam et de la démocratie et
prépare depuis longtemps un rapprochement avec le Parti
démocrate progressiste de son ami Ahmed Néjib Chebbi, un
social-démocrate ex-marxiste. Dans le cas d’un échec du
« gouvernement d’union nationale », ce tandem pro-US pourrait
fournir une illusion de rechange.
Une nouvelle fois, les Tunisiens se soulèvent, élargissant
eux-mêmes le mot d’ordre qu’on leur avait soufflé : « RCD
dégage ! ». Dans les communes et les entreprises, ils chassent
eux-mêmes les collaborateurs du régime déchu.
Vers la Révolution ?
Contrairement à ce qui a été dit par la presse occidentale,
l’insurrection n’est pas encore terminée et la Révolution n’a
pas encore commencée. Force est de constater que Washington n’a
rien canalisé du tout, hormis les journalistes occidentaux. Plus
encore aujourd’hui que fin décembre, la situation est hors de
contrôle.
[1]
Déclarations de l’amiral Fulvio Martini, alors chef des services
secrets italiens (SISMI).
[2]
Témoignage direct recueilli par l’auteur.
[3]
Assistant de la Secrétaire d’Etat pour les Affaires
proche-orientales.
[4]
Assistant adjoint du secrétaire à la Défense pour le
Proche-Orient.
[5]
« L’Albert
Einstein Institution : la non-violence version CIA »,
par Thierry Meyssan, Réseau
Voltaire, 4 juin 2007.
[6]
« La
technique du coup d’État coloré »,
par John Laughland, Réseau Voltaire,
4 janvier 2010.
[7]
« Proposition
française de soutenir la répression en Tunisie »,
par Michelle Alliot-Marie, Réseau
Voltaire, 12 janvier 2011.
[8]
Vidéo.
[9]
« Corruption
perception index 2010 »,
Transparency International.
Thierry Meyssan, Analyste politique français, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de
politique étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier
ouvrage publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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