Opinion
Le scandale Sakineh
Thierry Meyssan
Le Times de Londres avait
initialement publié une fausse photographie de Sakineh Mohammadi-Ashtiani.
Elle y apparaissait tête nue, ce qui est considéré comme
indescent dans la culture iranienne.
Une seconde photo, authentique cette fois a été ultérieurement
diffusée. Elle y apparaît en tchador,
un vêtement que les musulmanes portent à la mosquée et
qu’environ un tiers des femmes portent dans la rue.
Téhéran, le jeudi 16 septembre 2010
L’essayiste Bernard-Henry Lévy et le président Nicolas Sarkozy
ont mobilisé l’opinion publique française pour sauver de la
lapidation une Iranienne accusée d’adultère. Submergés par leur
émotion les Français n’ont pas pris le temps de vérifier cette
imputation, jusqu’à ce que Dieudonné M’bala M’bala se rende à
Téhéran. Sur place, il s’avère que tout est faux. Thierry
Meyssan revient sur cette spectaculaire et bien imprudente
manipulation.
L’annonce d’autodafés de Coran par des pasteurs états-uniens
à l’occasion du neuvième anniversaire des attentats du 11
septembre 2001 a secoué le monde musulman. L’événement est
ressenti différemment selon les cultures. Pour les Occidentaux,
cette provocation doit être relativisée. Certes, il s’agit d’un
livre que les musulmans considèrent comme sacré, mais, après
tout, on ne fait que brûler du papier. A l’inverse, dans le
monde musulman, on pense qu’en brûlant le Coran, on tente de
couper les hommes de la parole divine et de leur dénier le
salut. Il s’ensuit des réactions émotionnelles incontrôlables
que les occidentaux perçoivent comme de l’hystérie religieuse.
Jamais une telle chose pourrait survenir en Europe, et encore
moins en France, pays formé par un siécle de laicité
combattante. Et pourtant …
Mobilisation
Récemment, l’essayiste Bernard-Henri Levy [1]
a alerté l’opinion publique sur le cas de Sakineh
Mohammadi-Ashtiani, une jeune femme qui aurait été condamnée en
Iran à la lapidation pour adultère. Il a lancé une pétition sur
internet pour faire pression sur les autorités iraniennes et
leur demander de renoncer à cette barbarie.
En contact téléphonique régulier avec le fils de la victime
qui réside à Tabriz (Iran), et avec son avocat, Javid Houstan
Kian, qui vient de s’installer en France pour fuir le régime,
M. Lévy n’a pas été avare de détails : la lapidation, dont la
pratique aurait été interrompue par un moratoire, aurait reprise
sous l’impulsion du président Ahmadinejad.
Mme Mohammadi-Ashtiani, pourrait être exécutée à la fin du
ramadan. Entre temps, le directeur de sa prison, furieux du
tapage médiatique, lui aurait fait administrer 99 coups de
fouet.
L’essayiste concentre ses attaques sur le mode d’exécution.
Il écrit : « Pourquoi la lapidation ? N’y a-t-il pas, en
Iran, d’autres manières de donner la mort ? Parce que c’est la
plus abominable de toutes. Parce que cet attentat contre le
visage, ce pilonnage de pierres sur un visage innocent et nu, ce
raffinement de cruauté qui va jusqu’à codifier la taille des
cailloux pour s’assurer que la victime souffre longtemps, sont
un concentré rare d’inhumanité et de barbarie. Et parce qu’il y
a, dans cette façon de détruire un visage, de faire exploser sa
chair et de la réduire en un magma sanglant, parce qu’il y a
dans ce geste de bombarder une face jusqu’à ce que bouillie
s’ensuive, quelque chose de plus qu’une mise à mort. La
lapidation n’est pas une peine de mort. La lapidation est plus
qu’une peine de mort. La lapidation, c’est la liquidation d’une
chair à qui l’on fait procès, en quelque sorte rétroactif,
d’avoir été cette chair, juste cette chair : la chair d’une
jeune et belle femme, peut-être aimante, peut-être aimée, et
ayant peut-être joui de ce bonheur d’être aimée et d’aimer. »
Le président Sarkozy a confirmé les informations de M. Lévy
lors de la conférence annuelle des ambassadeurs de France [2].
A l’issue de son discours, il a déclaré que la condamnée était
désormais « sous la responsabilité de la France ».
Rapidement, de nombreuses associations et personnalités se
sont jointes à ce mouvement et plus de 140 000 signatures ont
été réunies. Le Premier ministre François Fillon est venu sur le
plateau du principal journal de la télévision publique pour
manifester son émotion et sa solidarité avec Sakineh, « notre
soeur à tous ». Tandis que l’ex-secrétaire d’Etat aux Droits
de l’homme, Rama Yade, affirmait que la France faisait désormais
de ce cas une « affaire personnelle ».
Mystification
Bien qu’ils n’en aient pas conscience, l’émotion des Français
renvoie à la part religieuse de leur inconscient collectif.
Qu’ils soient chrétiens ou non, ils ont été marqués par
l’histoire de Jésus et de la femme adultère. Rappelons le
mythe : les pharisiens, un groupe de juifs arrogants, essayent
de placer Jésus en position difficile. Ils lui amènent une femme
qui vient d’être prise en flagrant délit d’adultère. Selon la
Loi de Moïse, elle devrait être lapidée, mais cette cruelle
prescription est heureusement tombée en désuétude. Ils demandent
donc à Jésus ce qu’il convient de faire. S’il préconise de la
lapider, il paraîtra comme un fanatique, et s’il refuse de la
sanctionner, il sera mis en accusation pour contestation de la
Loi. Cependant, Jésus sauve la femme en leur répondant : « Que
celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ».
Il renverse alors le dilemme : si les pharisiens la lapident,
c’est qu’ils se prennent pour des purs, s’ils ne le font pas, ce
sont eux qui violent la Loi. Et le texte de préciser : « Ils
se retirèrent un à un, en commençant par les plus âgés ».
Ce mythe fonde dans la pensée occidentale la séparation entre
loi religieuse et civile. La femme adultère a commis un péché
vis-à-vis de Dieu et ne doit en rendre compte qu’à lui. Elle n’a
pas commis de crime et ne peut être jugé par les hommes.
La lapidation annoncée de Sakineh est ressentie par les
Français comme une terrible régression. La République islamique
d’Iran doit être un régime religieux appliquant la Loi de Moïse
revue par le Coran, la Sharia. Les mollahs doivent être
des fanatiques phallocrates qui répriment les amours des femmes
hors mariage et les maintiennent dans la soumission aux hommes.
Aveuglés par leur propre obscurantisme, ils vont jusqu’à tuer et
de la pire des manières.
Il s’agit bien ici d’hystérie religieuse collective car dans
une telle affaire, le réflexe normal de tout un chacun aurait dû
être de vérifier les imputations. Mais durant des semaines
personne n’en a pris la peine.
Interrogations
Ayant à son tour signé cette pétition, le leader du Parti
antisionniste, Dieudonné M’bala M’bala, de passage à Téhéran
dans le cadre d’un projet cinématographique, a souhaité
intercéder pour la condamnée. Il a demandé audience aux
autorités compétentes et a été reçu par Ali Zadeh,
vice-président du Conseil de la magistrature et porte-parole du
ministère de la Justice.
L’entretien aura été un modèle du genre. M. Zadeh se
demandant si son interlocuteur, humoriste de profession, ne se
moquait pas de lui en lui rapportant ses craintes. Tandis que
M. M’bala M’balase faisait répéter plusieurs fois les réponses à
ses questions tant il avait du mal à croire avoir été manipulé à
ce point.
Succédant à la dictature du Shah Reza Pahlevi, la République
islamique s’est avant toute chose préoccupée de mettre fin à
l’arbitraire et d’instaurer un état de droit le plus rigoureux
possible. Pour ce qui concerne les crimes passibles des assises,
le système judiciaire prévoit de longue date une possibilité
d’appel. En tout état de cause, la Cour de cassation est
automatiquement saisie pour vérifier la légalité de la
procédure. Le système judiciaire offre donc des garanties bien
supérieures à celles des juridictions françaises, et les erreurs
y sont beaucoup moins fréquentes.
Cependant, les condamnations ont conservé une dureté
particulière. Le pays applique notamment la peine de mort.
Plutôt que de diminuer le quantum des peines, la République
islamique a choisi d’en limiter l’application. Le pardon des
victimes, ou de leurs familles, suffit à annuler l’exécution des
peines. Du fait de cette disposition et de son usage massif, il
n’existe pas de grâce présidentielle.
La peine capitale est souvent prononcée, mais très rarement
appliquée. Le système judiciaire pose un délai d’environ cinq
ans entre le prononcé du jugement et son exécution dans l’espoir
que la famille de la victime accordera son pardon et que le
condamné sera ainsi gracié et immédiatement libéré. Dans la
pratique, les exécution concernent surtout les gros trafiquants
de drogue, les terroristes et les assassins d’enfants.
L’exécution est effectuée par pendaison en public.
On peut espérer que la Révolution islamique poursuivra son
évolution et abolira prochainement la peine de mort.
Quoi qu’il en soit, la constitue iranienne reconnaît la
séparation des pouvoirs. Le système judiciaire est indépendant
et le président Ahmadinejad n’a rien à voir avec une décision de
justice, quelle qu’elle soit.
Manipulations
Dans le cas Sakineh, toutes les informations diffusées par
Bernard-Henry Lévy et confirmées par Nicolas Sarkozy sont
fausses.
1.
Cette dame n’a pas été jugée pour adultère, mais pour meurtre.
Au demeurant, il n’est pas prononcé en Iran de condamnation pour
adultère. Plutôt que d’abroger cette incrimination, la loi a
stipulé des conditions d’établissement des faits qui ne peuvent
être réunies. Il faut que quatre personnes en aient été témoins
au même moment [3]
2.
La République islamique ne reconnaît pas la Sharia, mais
exclusivement la loi civile votée par les représentants du
peuple au sein du Parlement.
3.
Mme Mohammadi-Ashtiani a drogué son mari et l’a fait tuer durant
son sommeil par son amant, Issa Tahéri. Elle et son complice ont
été jugés en première et seconde instance. Les « amants
diaboliques » ont été condamnés à mort en première et
seconde instance. La Cour n’a pas établi de discrimination selon
le sexe des accusés. Il est à noter que, dans l’acte
d’accusation, le relation intime des meurtriers n’est pas
évoquée, précisément parce qu’elle n’est pas prouvable en droit
iranien, même si elle est rapportée comme certaine par des
proches.
4.
Le peine de mort est susceptible d’être exécutée par pendaison.
La lapidation, qui était en vigueur sous le régime du Shah, et
encore quelques années après son renversement, a été abolie par
la Révolution islamique. Indigné par les assertions de
Bernard-Henry Lévy et Nicolas Sarkozy, le vice-président du
Conseil iranien de la magistrature a déclaré à Dieudonné M’bala
M’bala qu’il mettait au défi ces personnalités sionistes de
trouver un texte de loi iranien contemporain qui prévoit la
lapidation.
5.
Le jugement est actuellement examiné par la Cour de cassation
qui doit vérifier la régularité de chaque détail de la
procédure. Si celle-ci n’a pas été scrupuleusement respectée, le
jugement sera annulé. Cette procédure d’examen est suspensive.
Le jugement n’étant pas encore définitif, la prévenue bénéficie
toujours de la présomption d’innocence et il n’a jamais été
question de l’exécuter à la fin du Ramadan.
6.
Me Javid Houstan Kian, qui est présenté comme l’avocat de Mme Mohammadi-Ashtiani,
est un imposteur. Il est lié au fils de la prévenue, mais n’a
jamais eu de mandat de cette dame et n’a jamais eu de contact
avec elle. Il est membre des Moujahidines du Peuple, une
organisation terroriste protégée par Israel et les
néconservateurs [4].
7.
Le fils de la prévenue vit normalement à Tabriz. Il peut
s’exprimer sans entraves et téléphone fréquemment à M. Lévy pour
maudire son pays, ce qui illustre le caractère libre et
démocratique de son gouvernement.
En définitive, rien, absolument rien de la version
Lévy-Sarkozy de l’histoire de Mme Sakineh Mohammadi-Ashtiani,
n’est vrai. Peut-être Bernard-Henry Lévy a t-il relayé de bonne
foi des imputations fausses qui servaient sa croisade
anti-iranienne. Le président Nicolas Sarkozy ne peut invoquer
quant à lui la négligence. Le service diplomatique français, le
plus prestigieux du monde, lui a certainement adressé tous les
rapports utiles. C’est donc délibérément qu’il a menti à
l’opinion publique française, probablement pour justifier a
posteriori les sanctions drastiques prises contre l’Iran au
détriment notamment de l’économie française, pourtant déjà
gravement blessée par sa politique.
[1]
Voir notre dossier
Bernard-Henry Lévy,
Réseau Voltaire
[2]
Discours à la conférence annuelle des
ambassadeurs de France, par
Nicolas Sarkozy, Réseau Voltaire,
25 août 2010.
[3]
Sur le même type de désinformation, on lira
Pour diaboliser l’Iran, « Rue 89 » confond
crimes pédophiles et homosexualité,
Réseau Voltaire,
13 juillet 2007.
[4]
Voir notre dossier
Les Mujahedin-e Khalq,
Réseau Voltaire.
Thierry Meyssan, Analyste politique
français, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for
Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de politique
étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier ouvrage
publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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