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Réseau Voltaire
Basculement stratégique au Proche-Orient
Thierry Meyssan
La nouvelle
donne au Proche-Orient : le triangle Turquie-Iran-Syrie
(de gauche à droite, les présidents Gul, Ahmadinejad et Assad).
Lundi 26 avril 2010
L’échec du remodelage du Grand Moyen-Orient a
laissé le champ libre à une nouvelle alliance, celle du triangle
Téhéran-Damas-Ankara. La nature ayant horreur du vide, Moscou
comble l’espace laissé vacant par Washington. Le vent a tourné
et il souffle fort. En quelques mois, c’est tout l’équilibre
régional qui a été bouleversé.
L’équilibre du Proche-Orient a été
entièrement modifié au cours des derniers mois. Tout d’abord,
les capacités et les positions de plusieurs acteurs ont changé.
Les
forces armées israéliennes, qui avaient enchaîné victoire sur
victoire durant des décennies, ne sont plus capables de
maîtriser le terrain. Au cours de leur offensive contre le Liban
(2006), puis contre Gaza (2008), elle ont montré qu’elles ont
accru leur puissance de destruction, mais qu’elles ne
parviennent plus à atteindre les objectifs qu’elles se fixent,
en l’occurrence détruire le Hezbollah et le Hamas.
En outre, leur arsenal, alimenté autant que de besoin par les
Etats-Unis, ne garantit plus leur domination. Leurs chars sont
devenus vulnérables aux RPG russes, alors qu’ils formaient
l’outil central de leur blitzkrieg. Leur marine est
menacée par les missiles sol-mer livrés par la Chine au
Hezbollah et désormais dotés des système anti-brouillage qui
leur manquaient en 2006. Enfin, leur domination aérienne ne
résistera pas longtemps à la prolifération des S-300 russes, en
cours de livraison dans la région.
La
quasi-indépendance du Kurdistan irakien organisée par les
Etats-Unis, le développement économique de ce quasi-Etat sous
tutelle israélienne, et le soutien trop visible des USA aux
séparatistes kurdes du PKK ont contraint les militaires turcs à
un revirement complet. L’Alliance atlantique n’apparaît plus
comme la garante de l’intégrité territoriale turque et Israël
devient un ennemi.
Si Ankara veille à ménager Washington, le ton n’a cessé de
monter avec Tel-Aviv depuis l’algarade opposant Recip Erdogan à
Shimon Peres Davos, à l’incident diplomatique relatif à la série
télévisée La Vallée des loups.
Le
chaos irakien et la création du quasi-Etat du Kurdistan ont
contraint les Etats riverains à se concerter pour se protéger de
la contamination. D’autant que Washington a tenté de les
déstabiliser tous pour les tenir à l’écart du jeu irakien. Ainsi
les Etats-Unis et Israël ont soutenu en sous-main les
séparatistes kurdes de Turquie (PKK), ceux d’Iran (Pejak) et
ceux de Syrie.
Par conséquent, l’axe Iran-Syrie a fait place à un triangle
Iran-Syrie-Turquie. Celui-ci dispose d’une légitimité historique
sans équivalent.
Depuis la Révolution islamique, l’Iran est le chef de file des
chiites. Après la destruction du Baas irakien par Paul Bremmer,
la Syrie est devenue le leader incontesté du camp laïque. Enfin,
la Turquie, héritière du califat, est le berceau du sunnisme. A
eux trois, ces Etats couvrent la presque totalité du champ
politique proche-oriental.
Cette alliance clos le chapitre du Divide et Impera
(diviser pour régner), que les puissances coloniales avaient su
appliquer pour dominer cette très vaste région. Elle met
particulièrement un point final à la Fitna, c’est-à-dire
à la guerre civile musulmane entre sunnites et chiites. Déjà le
roi Abdallah d’Arabie saoudite avait invité le président iranien
Ahmadinejad à faire avec lui le pèlerinage à La Mecque, dont il
est le gardien. Mais la Turquie est l’héritière des Ottomans, et
à ce titre incarne le sunnisme historique.
De plus, pour Ankara, ce nouveau triangle élargit enfin un
horizon bouché par les interminables atermoiements de l’Union
européenne.
La
dé-baasisation de l’Irak, c’est-à-dire la chasse ouverte contre
les anciens cadres administratifs du pays, a provoqué un exode
massif. En six ans, plus d’un million d’Irakiens ont été
accueillis en Syrie. Cette hospitalité arabe inclut l’accès
gratuit sans contrepartie aux établissements scolaires et
universitaires ainsi qu’à l’ensemble du système de santé. Dans
un premier temps, cette ample vague migratoire a provoqué une
grave crise économique dans le pays, mais une fois digérée, elle
lui apporte des cadres très qualifiés et une nouveau dynamisme.
Les
troubles organisés par les Etats-Unis au Yémen ont contraint la
famille royale saoudienne à soutenir la politique du roi
Abdhallah d’apaisement avec la Syrie et l’Iran. Par voie de
conséquence, le clan libano-saoudien Hariri a été prié de se
réconcilier avec le président Bachar el-Assad et de reconnaître
la légitimité de l’armement de la Résistance libanaise.
Du coup, le résultat ambiguë des élections législatives truquées
—gagnées en voix par la coalition conduite par le général Aoun
et le Hezbollah, mais gagnées en sièges par la coalition pro-US
formée autour du clan Hariri et de l’extrême-droite chrétienne—
a changé de signification et ouvert la voie à un gouvernement
d’union nationale. Tandis que des chefs de guerre comme le
socialiste Walid Jumblatt opéraient un virage à 180° pour
s’aligner sur le sens du vent.
Cependant, cette évolution est fragile,
Washington ayant peut-être la possibilité de déstabiliser la
nouvelle troïka.
Quoi qu’il en soit, plusieurs tentatives de renversement de
Bachar el-Assad par des généraux corrompus ont été éventées
avant même qu’ils ne puissent passer à l’acte.
Les multiples attentats orchestrés par la CIA dans les provinces
non-persanes d’Iran n’ont pas donné le signal de révoltes
séparatistes. Tandis que la révolution colorée, organisée par la
CIA et le MI6 à l’occasion de l’élection présidentielle, a été
noyée par une marée humaine. Aux quelques dizaines de milliers
de contestataires des quartiers nord de Téhéran a répondu une
manifestation monstre de 5 millions de personnes.
Enfin, Washington semble dans l’incapacité d’user une nouvelle
fois du Gladio pour instaurer une dictature militaire en
Turquie. D’une part parce que la nouvelle génération de généraux
turcs n’est plus arc-boutée au kémalisme et d’autre part parce
que le gouvernement démocrate-musulman de l’AKP s’est appliqué à
démanteler l’Ergenekon (version actuelle du Gladio turc).
Washington et Tel-Aviv peuvent aussi monter
des dossiers mensongers pour justifier d’actions militaires.
Ainsi ont-ils laissé entendre depuis 2007 qu’Israël aurait
découvert et bombardé un centre de recherche militaire nucléaire
en Syrie et que l’Iran conduirait un vaste programme de même
nature. Plus récemment, les mêmes puissances ont accusé la Syrie
d’avoir fait entrer des Scud au Liban.
Toutefois ces imputations ne résistent pas plus à l’analyses que
celles délivrées par le secrétaire d’Etat Colin Powell au
Conseil de sécurité des Nations Unies à propos des prétendues
armes de destruction massive irakiennes. Les diverses
inspections de l’AIEA n’ont mit en évidence que des activités
civiles, et la force de maintien de la paix des nations Unies au
Liban a démenti la présence de Scud dans le pays.
Le 23 février 2010, Bachar
el-Assad répond aux injonctions d’Hillary Clinton
et défie Barack Obama en recevant Hassan Nasrallah et Mahmoud
Ahmadinejad.
©
Tehran Times
L’entrée en scène de
la Russie
La perte d’influence des Etats-Unis est si
palpable que le général David Petraeus, commandant en chef du
Central Command a sonné l’alarme à Washington. A ses yeux, le
jeu joué par les Israéliens non seulement en Palestine, mais
surtout en Irak, a plombé les projets états-uniens dans la
région.
Plus encore, l’enlisement des GI’s en Irak et en Afghanistan en
fait des otages de la Turquie, de la Syrie et de l’Iran, seuls
en mesure d’apaiser les populations révoltées.
Dans une complète inversion des rôles, l’allié stratégique du
Pentagone est devenu un boulet, tandis que ses ennemis régionaux
sont ses boucliers.
Prenant acte de l’échec du remodelage US du
Grand Moyen-Orient, Moscou s’est repositionné sur la scène
régionale lors du voyage du président Dmitry Medvedev à Damas et
Ankara.
Concernant les conflits avec Israël, la
Russie a réaffirmé que le règlement politique devait être fondé
sur les résolutions pertinentes de l’ONU (incluant l’inaliénable
droit au retour des Palestiniens) et les principes de la
conférence de Madrid (restitution des territoires occupés, dont
Jérusalem-Est et le Golan syrien, en échange d’un Traité de
paix).
En outre, Dmitry Medvedev a confirmé la préférence russe pour la
solution à deux Etats. Compte tenu de la présence d’un million
d’ex-Soviétiques en Israël, Moscou veut prévenir un exode
prévisible en cas de chute du régime sioniste. Dans cette
perspective, il a souhaité une réconciliation entre le Fatah et
le Hamas, et a rencontré Khaled Mechaal, le leader politique de
la Résistance palestinienne, alors même que celui-ci est
qualifié de « terroriste » par les Etats-Unis. Il s’agit bien
d’un pas décisif de la Russie : le président Medevedev avait
refusé par trois fois de recevoir M. Mechaal de passage à
Moscou, il a cette fois eu une entrevue avec lui, et qui plus
est à Damas. A cette occasion, le président russe a souligné
l’urgence croissante de la situation humanitaire à Gaza et
déploré le désintérêt de Washington à résoudre ce drame.
Enfin, faisant allusion aux menaces israéliennes de bombarder
les convois d’armes passant de Syrie au Liban, il a mis en garde
Tel-Aviv contre une escalade de la tension.
La Russie soutient le rapprochement politique
et économique en cours entre l’Iran, la Syrie et la Turquie. Les
trois Etats leaders au Proche-Orient sont entrés dans une phase
d’intense coopération. En quelques mois, ils ont ouvert leurs
frontières et libéralisé leurs échanges à marche forcée. Leurs
économies bloquées par les années de guerre ont été soudainement
ventilées. La Russie entend ne pas rester à l’écart de cette
nouvelle zone de prospérité. Immédiatement, Ankara et Moscou ont
abrogé la nécessité de visas pour leurs ressortissants. Ainsi un
Turc peut entrer sans formalité en Russie alors qu’il n’y est
toujours pas autorisé ni aux USA, ni dans l’Union européenne,
bien que la Turquie soit membre de l’OTAN et candidate à l’UE.
Moscou a créé des instances permanentes de
concertation à haut niveau, aux plans diplomatique et
économique, avec Damas et avec Ankara, qui contrastent avec la
politique des Etats-Unis.
En début d’année, la secrétaire d’Etat US, Hillary Clinton,
avait sommé la Syrie de prendre ses distances avec la
Résistance. Pour toute réponse le président Bashar el-Assad
s’était immédiatement affiché aux côtés de son homologue iranien
Mahmoud Ahmadinejad et du secrétaire général du Hezbollah Hassan
Nasrallah et avait signé un document ironiquement qualifé de
« Traité de distance réduite ». La rencontre avait été
improvisée de sorte que Khaled Mechaal n’avait pas eu le temps
de s’y rendre, mais le Hamas était associé à la démarche.
Mettant ses menaces à exécution, le président Barack Obama a
répliqué en reconduisant pour deux ans des sanctions économiques
contre la Syrie.
Rosatom et Atomstroyexport, qui terminent la
construction d’une centrale nucléaire civile en Iran (Bushehr)
et sont en discussion pour de nouvelles, en construiront une
autre en Turquie pour 20 milliards de dollars. Elle devrait être
inaugurée dans sept ans. Un projet similaire est à l’étude en
Syrie. Le manque d’électricité, dans une région qui a souffert
des bombardements israéliens, est le principal handicap au
développement économique. Du point de vue proche-oriental
l’empressement russe à construire ces centrales n’est pas tant
imputable à un appétit commercial qu’à une volonté de donner aux
peuples concernés le moyen d’accélérer le développement
économique que les Occidentaux leur ont si longtemps interdit.
En outre Stroitransgaz et Gazprom vont assurer le transit du gaz
syrien vers le Liban, Beyrouth étant empêché par son voisin
israélien d’exploiter ses importantes réserves off shore.
Au plan militaire, la Russie a pris livraison
de sa nouvelle base navale en Syrie. Celle-ci lui permettra de
rétablir l’équilibre en Méditerranée dont elle est plus ou moins
absent depuis la dissolution de l’URSS. Elle a également
confirmé la prochaine livraison de missiles S-300 à Téhéran afin
de protéger l’Iran des menaces de bombardement états-uniennes et
israéliennes.
Tout en stigmatisant les provocations
iraniennes, les diplomates russes ont répété qu’ils ne croient
pas aux accusations occidentales à propos de prétendus
programmes nucléaires militaires iranien ou syrien. Alors que le
protocole des Etats riverains de la Caspienne ne prévoit qu’une
fourniture d’armes à l’Iran si celui-ci était attaqué, le
président Medvedev a évoqué une possible intervention directe de
la Russie et mis en garde les Etats-Unis contre une guerre en
Iran qui dégénérerait en Troisième Guerre mondiale. Sur ce
fondement, il a apporté son soutient au projet de
dénucléarisation de la région, c’est-à-dire de démantèlement de
l’arsenal nucléaire israélien. L’affaire vient d’être portée
devant l’AIEA.
En octobre 2009, la Turquie
et l’Arménie établissent —enfin— des relations diplomatiques.
L’espace caucasien s’ouvre pour Ankara.
(de gauche à droite les présidents turc et arménien, Gul et
Sargsyan).
Moscou attache une importance particulière à
aider la Turquie à régler ses contentieux séculaires avec la
Grèce et l’Arménie, incluant les conflits de Chypre et du
Haut-Karabagh. De la sorte, Ankara pourrait s’éloigner
définitivement de Tel-Aviv et de Washington et reprendre sa
complète indépendance. Des pas importants, mais insuffisants,
ont été accomplis par le président Abdullah Gül vis-à-vis
d’Erevan. Passant outre 95 ans de haine, la Turquie et l’Arménie
ont établi des relations diplomatiques. D’autres avancées
devraient suivre vis-à-vis d’Athènes avec la bénédiction du
patriarche orthodoxe Cyril Ier de Moscou. De ce point de vue, la
visite de Recip Erdogan en Grèce est un événement historique qui
relance le processus de réconciliation en Mer Egée, amorcé dans
les années 30 et interrompu par la Seconde Guerre mondiale.
Les présidents russe et
turc, Dmitry Medvedev et Abdullah Gul.
Les ennemis de la Guerre froide deviennent partenaires pour
stabiliser « le Proche-Orient et le Caucase ».
©
Service de presse du Kremlin
Bouleversant la stratégie US en Mer Noire et dans la
Caspienne, Ankara a accepté un gigantesque investissement
russe pour la construction d’un pipe-line reliant Samsun à
Ceyhan. Il devrait permettre d’acheminer le pétrole russe de
la Mer Noire vers la Méditerranée sans avoir à emprunter les
détroits, impropres au transit de matières polluantes.
Identiquement, Ankara étudie sa possible participation au
projet de gazoduc russe South Stream. Si celle-ci devait
être confirmée, elle rendrait inutile le projet concurrent
des Etats-Unis et de l’Union européenne, Nabucco.
En définitive, le soutien russe garantit la pérennité du
triangle Téhéran-Damas-Ankara face à l’hostilité des Etats-Unis
et de l’Union européenne. L’équilibre stratégique du
Proche-Orient vient de basculer. L’onde de choc pourrait se
propager au Caucase.
Thierry Meyssan,
Analyste politique français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for
Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de politique
étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier ouvrage
publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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