Opinion
Le silence et la
trahison qui valaient
3 milliards de dollars
Thierry Meyssan
Réception
du président Hollande par Son Altesse
Royale le Serviteur des Deux Saintes
Mosquées,
Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud, en
présence des membres de son conseil.
Mercredi 15 janvier 2014
Mais pourquoi donc l’Arabie
saoudite a t-elle décidé d’équiper
l’Armée libanaise de 3 milliards
d’armement français, alors que durant
les dernières semaines ses relais au
Liban ne cessaient de dénoncer le slogan
« Peuple-Armée-Résistance » et de mettre
en cause la collusion entre militaires
et Hezbollah ? Et si cette soudaine
générosité était le prix du silence
libanais, celui de l’oubli des centaines
de victimes du terrorisme saoudien au
pays du Cèdre, et de la trahison
française de ses engagements au
Proche-Orient ?
La visite de François
Hollande —accompagné de 30 patrons de
grandes entreprises— en Arabie saoudite,
les 29 et 30 décembre 2013, devait
porter principalement sur des questions
économiques et sur l’avenir de la Syrie
et du Liban. Les questions de politique
internationale devaient être discutées à
la fois entre Français et Saoudiens,
mais aussi en présence de leaders
libanais, le président Michel Sleiman et
l’ancien Premier ministre
libano-saoudien Saad Hariri (considéré
comme membre biologique de la famille
royale), ainsi que le président de la
Coalition nationale syrienne, le
Syro-Saoudien Ahmad Assi Jarba [1]
Au cours de la visite, l’Arabie
saoudite annonça soudainement offrir 3
milliards de dollars d’armement français
à l’Armée libanaise. Cette générosité
intervient hors du calendrier pré-établi,
alors qu’une conférence internationale
doit, en février ou mars, collecter de
l’argent pour le Liban en général et son
armée en particulier. Jamais le Liban
n’avait reçu un tel don.
L’annonce a été faite solennellement
par le président libanais, Michel
Sleiman. Ce général, qui était devenu
chef d’état-major de l’Armée libanaise
pour que d’autres n’accèdent pas à ce
poste, a été imposé président pour les
mêmes raisons par la France et le Qatar.
Son élection par le Parlement est
anticonstitutionnelle (article 49 [2])
et ses fonctions ne lui furent pas
remises par son prédécesseur, mais par
l’émir du Qatar. Lors de son
intervention télévisée au peuple
libanais, le président Sleiman se
réjouit du « makrouma » royal,
c’est-à-dire du don que le souverain
avait fait à son serviteur et, de
manière incongrue, il conclut par un
« Vive l’Arabie saoudite ! ».
Cette annonce a été vivement saluée
par l’ancien Premier ministre Saad
Hariri qui s’est efforcé d’y voir le
premier pas vers un futur désarmement du
Hezbollah.
La décision de Riyad ne peut que
surprendre : en effet, au cours des
derniers mois, le camp pro-saoudien du
14-Mars, Saad Hariri en tête, n’a cessé
de critiquer la proximité entre l’Armée
et le Hezbollah.
Dans les jours suivants, une vaste
campagne d’affichage sur les murs de
Beyrouth célébrait l’amitié entre le
Liban et l’Arabie saoudite, qualifiée de
« Royaume du Bien » (sic).
À vrai dire, cette affaire n’a aucun
sens.
Pour la comprendre, il aura fallu
attendre quelques jours.
Majed al-Majed
a reconnu lors de son arrestation être
un officier des services secrets
saoudiens, placé sous l’autorité directe
du prince Bandar Ben Sultan. Il
dirigeait une branche d’Al-Qaïda et
assurait le lien entre celle-ci et de
hautes personnalités du Proche-Orient.
Le 1er janvier 2014, soit quatre
jours après l’annonce saoudienne, on
apprenait que l’Armée libanaise avait
arrêté Majed al-Majed, un ressortissant
saoudien chef des Brigades Abdallah
Azzam, une branche d’Al-Qaida au Liban.
Mais on apprenait un peu plus tard
que cette arrestation avait eu lieu
grâce à une alerte de l’Agence de
renseignement de la Défense
états-unienne (DIA), le 24 décembre.
Washington avait alors informé l’Armée
libanaise que Majed al-Majed venait
d’être hospitalisé pour subir une
dialyse. L’Armée libanaise fut rapide à
le localiser à l’hôpital Makassed, et
l’aurait arrêté lors de son transport en
ambulance vers Ersal, le 26 décembre,
c’est-à-dire trois jours avant l’annonce
saoudienne.
Durant plus d’une semaine,
l’arrestation du leader d’Al-Qaida au
Liban fut un secret d’État. Le Saoudien
était officiellement recherché par son
pays pour terrorisme, mais
officieusement il était considéré comme
un agent des services de renseignement
saoudiens placé sous les ordres directs
du prince Bandar Ben Sultan. Il avait
reconnu publiquement avoir organisé de
nombreux attentats, dont celui contre
l’ambassade d’Iran à Beyrouth, le 19
novembre 2013, qui avait fait 25 morts.
C’est pourquoi, l’Armée libanaise
informa Riyad et Téhéran de sa prise.
Parmi les affaires intéressant le
Liban, Majed el-Majed joua un rôle
important dans l’organisation d’une
armée jihadiste, le Fatah al-Islam.
En 2007, ce groupe tenta de soulever les
camps palestiniens du Liban contre le
Hezbollah et de proclamer un émirat
islamique au Nord du pays. Cependant,
son commanditaire, l’Arabie saoudite, le
laissa tomber sans préavis à la suite
d’une rencontre entre le président
Ahmadinejad et le roi Abdallah. Furieux,
les jihadistes se présentèrent eux-mêmes
en armes à la banque des Hariri pour y
être payés. Après quelques
affrontements, ils se replièrent au camp
de Nahr el-Bared, dont l’Armée libanaise
fit le siège. À l’issue de plus d’un
mois de combats, le général Chamel
Roukoz [3]
donnait l’assaut et les écrasait. Durant
cette guerre anti-terroriste, l’Armée
libanaise perdit 134 soldats [4].
Majed al-Majed était en contact
personnel, direct et secrets, avec de
nombreux dirigeants politiques arabes et
occidentaux. Devant les enquêteurs, il a
eu le temps de confirmer son
appartenance aux services secrets
saoudiens. Il est clair que ses aveux
pouvaient être de nature à bouleverser
la politique régionale. Particulièrement
s’il avait incriminé l’Arabie saoudite
ou le 14-Mars libanais.
Un député évoquait une proposition
saoudienne de 3 milliards de dollars
pour ne pas enregistrer les aveux de
Majed al-Majed et pour l’extrader vers
Riyad. Le quotidien Al-Akhbar,
avançait que le détenu était de toute
manière en danger de mort et risquait
d’être supprimé par ses commanditaires
pour s’assurer qu’il ne parle pas.
Le lendemain de cet éditorial,
l’Armée libanaise annonçait sa mort. Le
corps de Majed el-Majed était autopsié,
mais contrairement à la procédure
pénale, par un seul médecin. Celui-ci
concluait à un décès des suites de sa
maladie. Sa dépouille était transférée
en Arabie saoudite et enterrée en
présence de sa famille et de celle des
Ben Laden.
L’Iran exige des explications plus
claires du Liban sur l’arrestation et la
mort de Majed al-Majed. Mais sans trop
d’insistance car le président Rohani
tente par ailleurs de se rapprocher de
l’Arabie saoudite.
C’est la sixième fois que le chef
d’une organisation terroriste
pro-saoudienne opérant au Liban échappe
à la justice. Ce fut ainsi le cas de
Chaker Absi, d’Hicham Kaddoura, d’Abdel
Rahmane Awadh, d’Abdel Ghani Jawhar et
plus récemment d’Ahmad al-Assir.
François
Hollande et le milliardaire Saad Hariri
à Riyad. En arrière plan,
les ministres Jean-Yves Le Drian et
Laurent Fabius.
Quoi qu’il en soit, si le roi
Abdallah a bien déboursé 3 milliards de
dollars, bien peu arriveront à l’Armée
libanaise.
Premièrement,
cette somme inclut traditionnellement
les « libéralités » royales à ceux qui
ont servi le souverain. Ainsi,
conformément au Protocole, le président
Michel Sleiman a t-il immédiatement
reçu, à titre personnel, 50 millions de
dollars, et le président François
Hollande une somme proportionnelle à sa
fonction, dont on ignore le montant
ainsi que s’il l’a acceptée ou non. Le
principe saoudien de la corruption
s’appliquera identiquement à tous les
dirigeants et hauts-fonctionnaires
libanais et français qui ont participé
et participeront à la transaction.
Deuxièmement,
l’essentiel de la somme sera versé au
Trésor public français, charge à la
France de transférer au Liban des armes
et de la formation militaire. Il s’agit
là de la rétribution de l’engagement
militaire secret de la France, depuis
2010, pour fomenter des troubles en
Syrie et renverser l’alaouite Bachar el-Assad
que le Serviteur des Deux Saintes
Mosquées ne peut accepter comme
président d’une terre à majorité
musulmane [5].
Cependant, comme il n’existe pas de
catalogue des prix, Paris évaluera selon
son bon vouloir ce que représente cette
donation. De même que Paris choisira le
type d’armes et de formation qu’il
donnera. D’ores et déjà, il n’est pas
question de fournir de matériel qui
puisse ultérieurement être utilisé pour
résister efficacement à l’ennemi
principal du Liban, Israël.
Troisièmement,
si cet argent n’est pas fait pour aider
l’Armée à défendre le pays, c’est qu’il
est destiné au contraire à la diviser.
L’Armée libanaise était jusqu’ici le
seul corps à la fois intègre et
multi-confessionnel du pays. Les
formations qui seront dispensées par la
France viseront à « franciser » les
officiers, plus qu’à leur transmettre un
savoir-faire. L’argent restant sera
utilisé à construire de belles casernes
et à acheter de belles voitures de
fonction.
Toutefois, la donation royale risque
de ne jamais parvenir du tout au Liban.
En effet, selon l’article 52 de la
Constitution [6],
pour être perçu, le don doit être
approuvé d’abord par le Conseil des
ministres, puis soumis au Parlement. Or,
le cabinet démissionnaire de Najib
Mikati ne s’est pas réuni depuis 9 mois
et n’a donc pas pu transmettre cet
accord au Parlement pour qu’il le
ratifie.
Présentant l’accord aux Libanais, le
président Michel Sleiman a cru bon de
préciser, sans qu’on lui demande, que
les négociations de Riyad n’ont
aucunement porté sur un possible
ajournement de l’élection présidentielle
et une prorogation de son mandat, ni sur
la composition d’un nouveau
gouvernement. Cette précision fait
sourire, tant il est évident que ces
points étaient au centre des
discussions.
Le président s’est engagé auprès de
ses interlocuteurs saoudiens et français
à former un gouvernement de
« technocrates », sans chiites, ni
druzes, et à l’imposer au Parlement. Le
terme « technocrate » s’applique ici à
de hauts-fonctionnaires internationaux
qui ont fait leur carrière à la Banque
mondiale, au FMI etc. en montrant leur
docilité à la doxa états-unienne. Il
faut donc comprendre que le gouvernement
sera composé de pro-US, dans un pays où
la majorité résiste à l’Empire. Mais ne
peut-on pas se trouver une majorité au
Parlement avec 3 milliards de dollars ?
Malheureusement, le prince Talal
Arslane, héritier des fondateurs de la
principauté du Mont-Liban au XIIe siècle
et président du Parti démocratique, a
immédiatement pris à parti le président
Sleiman en lui rappelant que,
conformément à l’Accord de Taëf [7],
l’Exécutif est aujourd’hui le monopole
du Conseil des ministres [8]
et que celui-ci doit refléter la
composition confessionnelle du pays [9].
Dès lors, un gouvernement de
technocrates constitue une violation de
cet accord et le président Sleiman
serait considéré comme un putschiste,
indépendamment de sa capacité à
corrompre le Parlement.
L’affaire ne se termine probablement
pas là : le 15 janvier, l’Armée
libanaise arrêtait dans un raid à la
frontière syrienne, Jamal Daftardar, un
des lieutenants de Majed al-Majed.
Le président François Hollande sera
certainement désolé de l’échec de son
homologue libanais à vendre son pays
pour 50 millions de dollars, mais vu de
Paris, la seule chose qui compte c’est
la répartition des 2 950 000 000 dollars
restants.
[1]
Ahmad Assi Jarba est membre de la tribu
bédouine des Chamar, dont le roi
Abdallah est issu. Avant les événements,
il avait été condamné pour trafic de
drogues en Syrie. Les Chamar sont des
nomades qui évoluent dans le désert
d’Arabie et de Syrie.
[2]
« Les magistrats et les fonctionnaires
de la première catégorie ou son
équivalent dans toutes les
administrations publiques,
établissements publics et toute autre
personne morale de droit public ne
peuvent être élus au cours de l’exercice
de leur fonction et durant les deux
années qui suivent la date de leur
démission et de la cessation effective
de l’exercice de leur fonction ou de la
date de leur mise à la retraite. »
[3]
Le général Roukoz, sans aucun doute le
militaire le plus prestigieux du Liban,
aurait dû être nommé chef d’état-major.
Mais il se trouve être le gendre du
général Michel Aoun, président du
Courant patriotique libre, allié au
Hezbollah.
[4]
« Le
dossier des mercenaires du Fatah
al-Islam est clos », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 27 août
2007.
[5]
Depuis la signature du Traité de
Lancaster House, la France et le
Royaume-Uni sont intervenus en Libye et
en Syrie pour y organiser de
pseudos-révolutions et en renverser les
États. Toutefois, l’opération syrienne
s’avérant être un échec, Londres s’en
est retirée, tandis que Paris continue à
soutenir activement la « Coalition
nationale » dirigée par le Saoudo-syrien
Ahmad Assi Jarba.
[6]
« Le Président de la République négocie
les traités et les ratifie en accord
avec le Chef du gouvernement. Ceux-ci ne
seront considérés comme ratifiés
qu’après accord du Conseil des
ministres. Le Gouvernement en informe la
Chambre des députés lorsque l’intérêt du
pays et la sûreté de l’État le
permettent. Les traités qui engagent les
finances de l’État, les traités de
commerce et tous les traités qui ne
peuvent être dénoncés à l’expiration de
chaque année ne peuvent être ratifiés
qu’après l’accord de la Chambre des
députés. »
[7]
« Accord
de Taëf », Réseau Voltaire, 23
octobre 1989.
[8]
« Le Conseil des ministres représente le
pouvoir exécutif »
[9]
« Tout pouvoir qui contredit la charte
de vie commune est illégitime et
illégal ».
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