Moyen-Orient
La Libye et la fin
des illusions occidentales
Thierry Meyssan
Tripoli, le 14
août 2011
Cinq mois après le début des
bombardements, il n’est plus
possible de croire la version
officielle du début des
évènements en Libye et des
massacres imputés au « régime de
Kadhafi ». Simultanément, il
faut désormais tenir compte de
la riposte judiciaire et
diplomatique libyenne qui met en
évidence les crimes contre la
paix commis par la propagande
TV, les crimes de guerre
perpétrés par les militaires de
l’OTAN, et les crimes contre
l’humanité commis par les
dirigeants politiques de
l’Alliance atlantique.
Une petite moitié
d’Européens soutiennent encore la
guerre contre la Libye. Leur
position se fonde sur des
informations erronées. Ils croient
en effet encore que le « régime
de Kadhafi » a réprimé dans le
sang des manifestations à Benghazi
en février et a bombardé des
quartiers de Tripoli, tandis que le
colonel lui-même aurait promis de
faire couler des « fleuves de
sang » si ses compatriotes
continuaient à contester son
autorité.
En deux mois d’enquête sur le
terrain, j’ai pu vérifier par
moi-même que ces accusations sont
des intoxications de pure
propagande, imaginées par les
puissances de l’OTAN pour créer les
conditions de la guerre, et relayées
dans le monde entier par leurs
chaînes de télévision : Al-Jazeera,
CNN, BBC et France24.
Le lecteur qui ne sait où se
situer dans ce débat et qui, malgré
les intox du 11-Septembre et des
armes de destruction massives de
Saddam Hussein, rechigne à envisager
que les États-Unis, la France, le
Royaume-Uni et le Qatar aient pu
fabriquer de tels mensonges, peut
néanmoins se faire une opinion avec
le temps. L’OTAN, la plus vaste
coalition militaire de l’Histoire,
n’est pas parvenue en cinq mois de
bombardements à renverser celui
qu’elle décrit comme un « tyran ».
Chaque vendredi, une vaste
manifestation de soutien au régime
est organisée dans une ville
différente du pays et tous les
experts s’accordent aujourd’hui à
dire que le colonel Kadhafi dispose
d’au moins 90 % de soutien populaire
en Tripolitaine et d’au moins 70 % à
l’échelle du pays entier, incluant
les zones « rebelles ». Ces
gens souffrent tous les jours du
blocus, des bombardements aériens et
des combats au sol. Jamais ils ne
soutiendraient avec leur chair et
leur sang un individu qui aurait
commis contre eux les crimes dont il
est accusé par la « communauté
internationale ». La différence
entre ceux qui croient en Occident
que Kadhafi est un tyran qui a fait
tirer sur son propre peuple, et ceux
qui croient en Libye que c’est un
héros de la lutte anti-impérialiste,
c’est que les premiers vivent dans
l’illusion créée par la propagande
TV, tandis que les autres ont sur
place l’expérience de la réalité.
Ceci étant posé. Il existe une
seconde illusion dont sont victimes
les Occidentaux —et j’inclus
désormais dans le camp « occidental »,
non seulement Israël qui s’en
revendique depuis toujours, mais
aussi les monarchies du Conseil de
Coopération du Golfe et la Turquie
qui, bien que de culture orientale,
ont choisi ce camp— : ils persistent
à penser qu’il est encore possible
de dévaster un pays et de tuer sa
population sans conséquences
juridiques. Il est vrai que, jusqu’à
présent, la Justice internationale
n’a été qu’une justice des
vainqueurs ou des puissants. On se
souvient de ce dignitaire nazi qui
apostrophait ses juges à Nuremberg
leur disant que si le Reich avait
gagné la guerre, ce serait les nazis
qui seraient juges et les Alliés qui
devraient rendre compte de leurs
crimes de guerre. Plus récemment,
nous avons vu l’usage fait par
l’OTAN du Tribunal pénal pour
l’ex-Yougoslavie pour tenter de
justifier a posteriori que la
guerre du Kosovo était la « première
guerre humanitaire de l’Histoire »,
selon l’expression de Tony Blair. Ou
encore, comment le Tribunal spécial
pour le Liban, a été utilisé pour
tenter de renverser le gouvernement
syrien, puis pour décapiter le
Hezbollah libanais, et probablement
bientôt pour accuser les Gardiens de
la Révolution iranienne. Sans
oublier, le Tribunal pénal
international, bras séculier des
puissances coloniales européennes en
Afrique.
Cependant, le développement des
instruments et des organes de
Justice internationaux au cours du
XXe siècle a établi progressivement
un ordre international auquel les
grandes puissances elles-mêmes vont
devoir se conformer, où qu’elles
devront saboter pour fuir leurs
responsabilités. Dans le cas libyen,
on ne compte plus les violations du
droit international. En voici les
principales, telles qu’elles ont été
établies par le Comité Technique
Provisoire —organe libyen de
coordination interministérielle— et
décrites par l’avocat de la Grande
Jamahiriya Arabe Libyenne, le
Français Marcel Ceccaldi [1],
lors de différentes conférences de
presse.
Les chaînes de télévision qui,
sous l’impulsion de leurs
gouvernements respectifs, ont
fabriqué de fausses informations
pour conduire à la guerre, sont
coupables de « crime contre la
paix », tels que définis par les
résolutions pertinentes de
l’Assemblée générale de l’ONU
adoptées au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale [2].
Les journalistes-propagandistes
doivent être considérés comme plus
coupables encore que les militaires
qui ont exécuté des crimes de guerre
ou des crimes contre l’humanité,
dans la mesure où aucun de ces
crimes n’aurait été possible sans
celui qui les a précédé, le « crime
contre la paix ».
Les chefs politiques de
l’Alliance atlantique qui ont
détourné la Résolution 1973 de son
objet pour se livrer à une guerre
d’agression contre un État souverain
sont personnellement responsables
devant la Justice internationale. En
effet, selon la jurisprudence
établie au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale par le Tribunal de
Tokyo, les crimes ne sont pas le
fait des États ou des organisations,
mais bien des individus. Piller les
avoirs d’un État, instaurer un
blocus maritime et bombarder des
infrastructures pour faire souffrir
les populations, attaquer une armée
dans ses casernes, ordonner
d’assassiner des leaders ennemis et,
à défaut, de les terroriser en
assassinant leur famille, sont
autant de crimes de guerre. Les
perpétrer de manière systématique,
comme c’est le cas aujourd’hui,
constitue un crime contre
l’humanité. Ce crime est
imprescriptible, ce qui signifie que
MM. Obama, Sarkozy, Cameron et Al-Thani
seront poursuivis par la Justice
toute leur vie.
L’OTAN, en tant qu’organisation,
est civilement responsable des
dommages matériels et humains de
cette guerre. Il ne fait aucun doute
en droit qu’elle doit payer, même si
elle tentera sûrement d’invoquer un
privilège de juridiction pour fuir
ses responsabilités. Il appartiendra
ensuite à l’Alliance de voir comment
répartir la facture de ce conflit
entre ses États membres, alors même
que certains d’entre eux sont au
bord de la faillite. Il s’en suivra
des conséquences économiques
désastreuses pour leurs populations,
coupables d’avoir avalisé ces
crimes. Et, en démocratie, personne
ne peut prétendre être innocent des
crimes commis en son nom.
La Justice internationale devra
se pencher plus particulièrement sur
le cas de « l’administration »
Sarkozy —j’emploie ici cet
anglicisme pour souligner que
désormais le président français
conduit directement la politique de
son gouvernement sans passer par son
Premier ministre—. En effet, la
France a joué un rôle central dans
la préparation de cette guerre en
organisant en octobre 2010 une
tentative manquée de coup d’Etat
militaire, puis en planifiant avec
le Royaume-Uni dès le mois de
novembre 2010 le bombardement de la
Libye et un débarquement au sol que
l’on croyait alors possible, enfin
en participant activement aux
troubles meurtriers de Benghazi qui
aboutirent à la guerre. En outre, la
France, plus que toute autre
puissance, a déployé des Forces
spéciales au sol —certes sans leurs
uniformes— et a violé l’embargo sur
les armes approvisionnant les
insurgés —directement ou au moyen
d’avions qatariotes—. Sans oublier
que la France a violé le gel onusien
des avoirs libyens, détournant une
partie des fabuleuses liquidités du
Fond souverain libyen au profit des
fantoches du CNT et au détriment du
peuple libyen qui croyait assurer le
bien-être de ses enfants une fois le
pétrole épuisé.
Ces Messieurs de l’OTAN qui
espéraient échapper à la Justice
internationale en écrasant en
quelques jours leur victime, la
Libye, de sorte qu’ellel n’aurait
survécu pour les poursuivre, vont
devoir déchanter. La Libye est
toujours là. Elle dépose des
plaintes devant la Cour pénale
internationale, les tribunaux belges
(juridiction dont dépend l’OTAN), la
Cour de Justice européenne, les
juridictions nationales des États
agresseurs. Elle entreprend des
démarches devant le Conseil des
Droits de l’homme de Genève, le
Conseil de sécurité et l’Assemblée
générale des Nations Unies. Il ne
sera pas possible aux grandes
puissances d’éteindre tous ces
incendies à la fois. Pis, les
arguments qu’elles utiliseront pour
échapper à une juridiction se
retourneront contre elles devant une
autre. Dans quelques semaines, dans
quelques mois, si elles ne sont pas
parvenues à détruire Tripoli, elles
n’auront plus d’autres échappatoires
pour prévenir d’humiliantes
condamnations que de négocier au
prix fort le retrait des plaintes.
[1]
Mettant fin à la confusion qui a
prévalu au début de la guerre
lorsque divers ministères
engageaient des avocats différents
pour des procédures désordonnées, la
Libye a désigné en juillet Marcel
Ceccaldi pour superviser l’ensemble
des procédures en cours.
[2]
« Les
journalistes qui pratiquent la
propagande de guerre devront rendre
des comptes », par Thierry
Meyssan,
Réseau Voltaire, 14
août 2011.
Thierry Meyssan,
intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Article sous licence creative commons
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