Intifada à Beyrouth
Les États-Unis parviendront-ils à pousser
le Hezbollah à la faute ?
Thierry Meyssan
Le siège de Futur TV (télévision
privée de la famille Hariri) saccagé par les manifestants
10 mai 2008
Les émeutes de Beyrouth sont un trompe l’œil. Elles ont été
volontairement facilitées par les États-Unis qui espéraient
pousser le Hezbollah à tuer les principaux leaders du
gouvernement. Car seul un carnage aurait pu justifier une
intervention de l’OTAN. Cependant l’Alliance nationale a fait
preuve d’une grande retenue et n’a pas attaqué le palais du
gouvernement. Cherchant à relancer les affrontements, le Premier
ministre de facto a dénoncé les deux seules personnalités
consensuelles aptes à entreprendre une médiation et a appelé à
une contre-grève générale pour créer les conditions de
débordements. En trois jours (7,
8, 9 mai 2008), les cartes ont été entièrement redistribuées au
Liban. Si l’on s’en tient à la propagande de l’OTAN déversée par
les agences de presse occidentale, le Hezbollah aurait organisé
un coup d’État et pris le contrôle de Beyrouth-Ouest. Or, cette
version ne tient pas une minute au regard des informations
transmises par ces mêmes agences de presse. Premièrement, le
Hezbollah a livré de brefs combats contre des intérêts de la
famille Hariri à Beyrout-Ouest, mais s’est immédiatement retiré
en passant le relais à l’armée, il n’y a donc pas eu de prise de
contrôle de la ville. Deuxièmement, un « coup d’État » est une
prise du pouvoir par surprise, mais jamais le Hezbollah n’a
tenté de s’emparer du palais du gouvernement ou de liquider
l’équipe gouvernementale. Au contraire, le Hezbollah, comme d’aileurs
toute l’Alliance nationale, continue à ignorer le gouvernement
de facto dont il ne reconnaît pas la légitimité parce que dénué
de base constitutionnelle.
4 ans de crise, dont 18 mois de blocage
Les événements de ces trois
jours sont un épisode supplémentaire du feuilleton ouvert depuis
le vote par le Congrès des États-Unis du Syria
Accountability and Lebanese Sovereignty Restauration Act, le
15 octobre 2003. Cette loi, adoptée dans la foulée de l’invasion
de l’Irak, donnait au président Bush un blanc-seing pour lancer
une nouvelle guerre contre le Liban et la Syrie lorsqu’il le
jugerait utile.
J’ai décrit en détail dans
L’Effroyable imposture 2 et sur
Voltairenet.org, les plans successifs
élaborés par Washington pour parvenir à ses fins et les nombreux
rebondissements politiques et militaires de ce projet :
l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri au moment
où il se rapprochait du Hezbollah, la campagne médiatique pour
rendre mensongèrement la Syrie responsable de ce crime, les
élections législatives truquées, le retrait de l’armée syrienne
hors du Liban, la sous-traitance de la guerre par le Pentagone à
Tsahal, l’attaque israélienne et la destruction du Sud du Liban,
la victoire militaire du Hezbollah, enfin le maintien illégal au
pouvoir du gouvernement Siniora et le blocage de l’élection
présidentielle.
Récapitulons un instant les
épisodes précédents. Le 11 novembre 2006, la démission de cinq
ministres entraîne la chute du gouvernement au regard de
l’article 95A de la Constitution. Mais le Premier ministre Fouad
Siniora décide de se maintenir au pouvoir. Le putsch est avalisé
par la « communauté internationale » qui y voit la seule
solution pour barrer la route à la coalition conduite par le
Hezbollah. Il s’agit en effet d’un enjeu vital pour l’Empire
anglo-saxon : un gouvernement dominé par le Hezbollah donnerait
le signal de révolutions dans le monde arabe et marquerait la
fin inéluctable non pas de l’État d’Israël, mais du régime
sioniste au pouvoir à Tel-Aviv.
Bien que seule légitime à
exercer le pouvoir au vu de sa résistance victorieuse face à
l’invasion israélienne d’une part et de son soutien populaire
massif d’autre part, l’Alliance nationale conduite par le
Hezbollah et le Courant patriotique libre s’abstient de marcher
sur le palais du gouvernement. Au contraire, Hassan Nasrallah et
Michel Aoun s’appliquent à faire la démonstration qu’ils feront
passer l’unité du pays avant les intérêts partisans, fussent-ils
majoritaires. Cette extrême retenue s’explique par la crainte
d’une nouvelle intervention militaire directe ou indirecte des
États-Unis qui ne manqueraient pas de s’appuyer sur certains
partis politiques minoritaires.
La situation politique s’est
inscrite dans la géographie de Beyrouth. Alors que la famille
Hariri avait installé deux grandes tentes sur la place des
Martyrs lors de la « révolution du cèdre » (éphémère version
locale des « révolutions oranges » orchestrées par la CIA),
l’Alliance nationale a planté un vaste campement couvrant
l’ensemble du centre ville et manifestant visuellement le
rapport de force. Du coup, les putschistes se sont retranchés
dans le palais du gouvernement, le Sérail, transformé en
forteresse derrière des plots de béton, des murs de barbelés et
des blindés.
Le face à face entre les
putschistes et l’Alliance nationale s’éternise depuis 18 mois,
chacun mettant le temps à profit.
Le gouvernement de facto, soutenu non pas par l’Occident comme
aime à le dire la presse anglo-saxonne, mais par les États-Unis,
Israël et l’Arabie saoudite, s’est doté d’un appareil de
sécurité. Une police spéciale a été constituée en salariant les
miliciens des Forces libanaises (parti d’extrême droite du
criminel de guerre Samir Geagea) et en les envoyant se former
auprès d’instructeurs US en Jordanie. En outre, la famille
Hariri a créé diverses sociétés de gardiennage, qui sont autant
de milices privées.
L’Alliance nationale a reconstitué l’arsenal de la Résistance
avec l’aide officielle de l’Iran et officieuse de la Syrie comme
le souligne la presse européenne, mais aussi l’aide discrète et
continue de deux membres du Conseil de sécurité, la Russie et la
Chine. Le Hezbollah a envoyé de jeunes volontaires se former en
Iran auprès des Gardiens de la Révolution et a construit un
vaste réseau de lignes de défense au Sud du pays. Simultanément,
le Hezbollah a aidé les autres composantes de l’Alliance
nationale à se militariser et à se coordonner de manière à
pouvoir exercer une résistance commune lors de la prochaine
agression étrangère. Le groupe qui, après le Hezbollah, dispose
des combattants les plus aguérris est aujourd’hui le Parti
social nationaliste pansyrien (PSNS) d’Ali Qanso, dont la presse
occidentale feint d’ignorer l’existence car il se définit comme
laïque et n’entre pas dans l’analyse confessionnelle chère à la
pensée coloniale.
Le mandat du président de la
République, Émile Lahoud (proche de l’Alliance nationale), est
arrivé à son terme le 23 novembre 2007. Refusant de suivre
l’exemple de Fouad Siniora et de s’accrocher au pouvoir, M. Lahoud
a quitté ses fonctions à l’heure dite en respectant les
procédures démocratiques.
L’élection de son successeur par le Parlement suppose une
majorité qualifiée, donc un accord entre les deux camps. En
réalité, le gouvernement de facto s’en moque car la fonction
présidentielle est largement honorifique. Son unique
préoccupation est de se maintenir indéfiniment en place.
L’Alliance nationale, quant à elle, envisage cette élection dans
le cadre d’un équilibre global qui comprend un accord sur la
représentativité du prochain gouvernement et sur le découpage
des circonscriptions législatives.
À Washington, on estime que vu
la faiblesse du soutien populaire au gouvernement de facto,
toute évolution politique ne pourra se faire qu’à son détriment.
Les États-Unis ont donc incité leurs relais locaux à geler la
situation. Le blocage s’est étendu à tous les organes
constitutionnels. Désormais le pays est sans gouvernement
légitime, sans cour constitutionnelle, sans président et sans
assemblée législative (le Parlement n’ayant plus de mandat que
pour procéder à l’élection présidentielle).
Les administrations ne peuvent
plus fonctionner. La crise politique a engendré une crise
économique. La misère s’étend. Les gens ne peuvent survivre
qu’avec l’aide de leur famille à l’étranger ou des subsides des
partis politiques. Dans ce contexte, les œuvres sociales du
Hezbollah ont rempli l’espace laissé vacant par un État
défaillant.
3 jours de combats sporadiques
Cette situation aurait pu durer
encore longtemps, malgré les souffrances qu’endure la
population. Mais la victoire du Hezbollah sur Israël continue de
propager ses effets dans le monde arabe. Ainsi, une nouvelle
génération de résistants palestiniens comme l’Armée irakienne du
Mahdi s’inspirent de son exemple. Washington a donc planifié un
moyen d’en finir.
Comme je l’ai indiqué sur
Al-Manar le 18 avril dernier, l’objectif
principal n’est pas d’écraser le Hezbollah (ce qui supposerait
une guerre à plus vaste échelle qu’en 2006), mais de le
discréditer en le forçant à retourner ses armes contre d’autres
arabes. Pour ce faire, Washington a prévu cyniquement de
sacrifier ses principaux alliés politiques au Liban.
Pour s’assurer que cette
opération ne dégénère pas en guerre régionale, la CIA a
préalablement éliminé les deux chefs militaires du Courant
patriotique libre et du Hezbollah : François el-Hajj (assassiné
à Beyrouth le 12 décembre 2007) et Imad Mugniyeh (assassiné le
12 février 2008 à Damas).
Voici le détail de l’opération :
dans la nuit du 25 au 26 avril 2008, des commandos US auraient
dû débarquer à l’aéroport de Beyrouth et tenter d’éliminer
Hassan Nasrallah. Qu’ils réussissent ou non, leur brève action
aurait plongé la capitale dans le chaos et poussé les militants
du Hezbollah à prendre à partie le gouvernement de facto et la
famille Hariri. Plus le sang aurait coulé et plus il aurait
justifié une intervention de l’OTAN. L’amiral Ruggiero di Biase,
commandant de la FINUL maritime (la force des Nations Unies)
aurait soudain changé les drapeaux des navires italiens,
français et espagnols de l’Euromarfor et aurait débarqué ses
hommes au port de Beyrouth sous les auspices de l’Alliance
atlantique, prétendument pour secourir les survivants de
l’équipe gouvernementale. Tout cela aurait été accompagné d’une
ample propagande dénonçant la violence des chiites contre les
sunnites et faisant perdre son aura au Hezbollah parmi les
masses arabes. George W. Bush serait alors arrivé à Tel-Aviv
pour fêter les 60 ans d’Israël et inviter les « États arabes
modérés » sunnites à s’unir avec l’État juif face au péril
chiite.
Washington avait prévu de
laisser massacrer ses alliés politiques au Liban et de ne garder
que ses agents opératifs sur l’échiquier. Ce qui revient à dire,
sacrifier le Premier ministre de facto (Fouad Siniora) et le
chef de la famille Hariri (Saad), mais conserver les hommes
orchestres de la CIA : le leader druze Walid Jumblatt,
(vice-président de l’Internationale socialiste) et son bras
droit, le très volubile Marwan Hamade (le ministre de facto des
Télécoms).
C’est dans ce cadre que le Hezbollah a arrêté le 26 avril le
représentant du Parti socialiste français à l’Internationale
socialiste dans le quartier Sud de Beyrouth. Le franco-afghan
Karim Pakzad prenait des photos juste à côté du lieu où se
trouve le bunker d’Hassan Nasrallah. Selon le Hezbollah, qui le
suspectait d’être un agent de renseignement participant au
soutien logistique de l’opération US visant à assassiner cheik
Nasrallah, il avait sur lui un appareil d’interception des
communications téléphoniques.
L’opération commando ayant été
annulée après la découverte de caméras de surveillance placées à
l’aéroport par le Hezbollah, Walid Joumblatt renversa la
situation en accusant Hassan Nasrallah d’avoir préparé une
action militaire pour détruire un avion sur la piste 17 de
l’aéroport utilisée par des personnalités gouvernementales (ce
qui n’est pas tout à fait faux, mais il s’agissait de piéger les
commandos US, pas les membres du gouvernement de facto). Se
croyant visé, le Premier ministre de facto révoqua le commandant
de la sécurité de l’aéroport et annonça qu’il allait démanteler
le réseau de communication du Hezbollah, outil indispensable de
la Résistance.
Simultanément, les syndicats ont
appelé à la grève générale pour une revalorisation du salaire
minimum, le mercredi 7 mai. Ils ont été rejoints par les partis
de l’Alliance nationale qui ont donné un tour politique à la
grève en réclamant le départ des putschistes.
Sans que l’on sache de quelle manière, des affrontements armés
ont opposé les membres d’Amal (le parti du président chiite de
l’Assemblée nationale) à ceux du Courant du futur (le parti de
la famille sunnite Hariri).
Les troubles se sont étendus dans la capitale, les 8 et 9 mai, à
l’issue de la conférence de presse d’Hassan Nasrallah. L’armée
s’est retirée des quartiers Ouest, qui ont été investis par des
militants de l’Alliance nationale. Ceux-ci ont détruit les
bureaux des médias de la famille Hariri sans que leurs sociétés
de gardiennage ne les défendent, puis ils ont appelé l’armée à
revenir assurer la sécurité publique. Utile précaution, car en
vertu de la résolution 1701, la FINUL ne peut intervenir qu’à la
requête de l’armée (donc uniquement après que celle-ci ait été
mise en difficulté).
Les affrontements ont fait 18 morts et de nombreux blessés. Il
ne s’agissait pas de combat en formations rangées, mais plutôt
d’une sorte d’Intifada populaire encadrée par le Hezbollah.
Pendant cette action, les syndicats ont fermé l’aéroport et le
port pour empêcher un éventuel débarquement des forces de
l’OTAN.
Le bilan de ces trois jours est
mitigé. D’un côté, le Hezbollah n’est pas tombé dans le piège
qui lui était tendu, mais il a mis son doigt dans l’engrenage.
De l’autre, le Courant du futur (famille Hariri) est apparu pour
ce qu’il est : une coquille presque vide.
Samedi 10 mai, le Premier
ministre de facto, Fouad Siniora, s’est adressé à la nation.
Comme prévu, il a affirmé avec aplomb avoir toujours soutenu
l’action du Hezbollah contre l’enemi israélien (ce dont personne
ne se souvient), mais ne pas pouvoir accepter qu’il utilise les
armes de la Résistance contre d’autres Libanais. Il a déclaré ne
plus reconnaître à Nabih Berri, le président chiite de
l’Assemblée nationale, la neutralité nécessaire pour servir de
médiateur. Faisant le reproche inverse à l’armée, il l’a
réprimandée pour son non-interventionnisme, ce qui met un terme
au caractère consensuel de la candidature du chef d’état-major,
Michel Sleimane. Enfin, ayant ainsi fermé toutes les portes, il
a appelé ses concitoyens à manifester en silence leur refus de
la violence, dimanche à 10h, dans toutes les rues du pays. Il
s’agit évidemment d’une sorte de contre-grève générale visant à
créer les conditions pour relancer les affrontements et
justifier l’internationalisation de la crise.
Contre toute attente, l’armée a
immédiatement répondu au Premier ministre de facto en refusant
de limoger le commandant de la sécurité de l’aéroport et en
s’opposant au démantèlement du réseau de communication du
Hezbollah, considéré comme une arme indispensable à la défense
nationale.
Dans les prochains épisodes,
Washington va essayer de faire pression sur l’armée pour qu’elle
sorte de sa neutralité et requière l’aide de la FINUL contre le
Hezbollah. Cela passera probablement par l’élimination physique
de certains officiers récalcitrants. De son côté, l’Alliance
nationale va chercher à pousser son avantage sans se faire
happer par l’engrenage. Elle devrait choisir de faire une pause
pour remodeler une scène politique sur laquelle la famille
Hariri est la grande perdante. Michel Aoun devrait s’attacher à
mettre en avant la composante chrétienne pour invalider la
rhétorique du clash chiite-sunnite et par là même désamorcer le
piège états-unien.
Le 19 mai se tiendra la 19e
session du Parlement pour l’élection du président de la
République. Plus que jamais, il sera impossible de dégager une
majorité qualifiée
Thierry Meyssan
Analyste politique, fondateur du Réseau
Voltaire. Dernier ouvrage paru :
L’Effroyable imposture 2 (le remodelage
du Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban).
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