Opinion
Jouer avec l'islam
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 31 octobre
2011
Au cours des dernières semaines, le
nouveau dirigeant libyen, Mustapha Abd
al-Jalil, président du Conseil National
de Transition (CNT), a répété “la charia
sera la principale référence et sera
instaurée en Libye”. Plusieurs de ces
références à la législation islamique
ont été prononcées en présence d’hommes
politiques et intellectuels occidentaux,
comme par exemple l’autoproclamé
philosophe français pro-israélien
Bernard Henri Levy, qui, étonnamment,
n’a exprimé aucune contestation.
Étonnant, en vérité ! C’était comme si
Moustapha Abd al-Jalil était déterminé à
montrer que les “révolutionnaires
libyens” étaient véritablement
indépendants, ni soutenus ni protégés
par la France, les États-Unis ou
l’Occident. L’ “Occident” est demeuré
silencieux, bien que certains médias
aient posé des questions pertinentes
relatives aux personnes que soutiennent
les Français, les Américains, ainsi que
les Britanniques.
Étant donné la situation politique
extrêmement complexe de la Libye, la
position d’Abd al-Jalil tombait à point
nommé et était très habile. Il a
intentionnellement fait référence à des
concepts très controversés en Occident
afin de signifier clairement au peuple
libyen qu’il n’était pas le pantin de
l’Occident. De façon bien étrange, il a
parlé de “charia” et de “polygamie”,
sachant que pour les musulmans libyens, mus par l’émotion, il offrait ainsi une
preuve de sa totale indépendance (de
telles références étant bien entendu
diabolisées en Occident). Pour la
France, la Grande Bretagne et les
États-Unis, c’était une manière de
montrer au monde que la Libye était à
présent “libre et indépendante”. Il
était désormais temps pour l’OTAN de
permettre à la nouvelle Libye de
construire son avenir en invoquant ses
propres traditions. La référence
religieuse et politique à l’islam sert
ainsi à apaiser les musulmans, ainsi
qu’à prêter une légitimité
traditionnelle et religieuse au CNT,
tout en dissimulant la pénétration
tridimensionnelle de l’Occident -
militaire, géopolitique et économique -
en Libye.
Les soulèvements arabes montrent que
les peuples de la région aspirent à la
liberté, à la dignité et à la justice,
mais ne sont pas disposés à trahir leurs
traditions et convictions religieuses.
La victoire récente du parti islamiste
de Tunisie, Ennahda, aux élections de
l’Assemblée constituante du pays,
souligne une réalité historique :
l’islam demeure une référence inévitable
pour les Arabes et sera cruciale en tant
que telle dans la construction de
l’avenir, en particulier à travers le
processus démocratique au moyen duquel
les citoyens sont à présent capables
d’exprimer leurs requêtes politiques,
leurs inquiétudes au sujet de leur
identité, ainsi que leurs espoirs
économiques. Les partis conservateurs
qui invoquent l’islam d’une manière ou
d’une autre (donc également les
islamistes) sont en train de gagner du
terrain et d’acquérir une légitimité
politique plus importante. Ils œuvrent
sur trois niveaux distincts :
l’acceptation des règles démocratiques,
la préservation de l’identité islamique
de la nation, ainsi que la disposition à
ouvrir leurs marchés aux pouvoirs
économiques dominants et aux
multinationales. L’exemple turc a fait
jurisprudence : personne ne peut nier
que l’AKP - émanant d’une tradition
islamiste - est en train de démontrer le
succès de sa direction dans précisément
ces trois domaines : ils sont
conservateurs sur le plan religieux,
disposés - sur le plan géopolitique - à
négocier avec les pouvoirs occidentaux
(y compris, jusqu’à récemment, avec
Israël) et, sur le plan économique,
parfaitement intégrés au système
capitaliste. Ils ont fait preuve d’une
grande ouverture (avec l’UE) et démontré
une flexibilité considérable. L’Occident
peut en effet faire des affaires avec
tout parti islamiste qui manifeste une
volonté similaire de s’adapter et de
collaborer, d’Ennahda aux Frères
Musulmans. Les choses sont en train de
changer rapidement au Moyen Orient et en
Afrique du Nord (MENA*) ; les nouvelles
stratégies politiques sont fondées sur
de nouvelles préoccupations économiques
et géopolitiques, mus par la présence
active de nouveaux acteurs étatiques
dans la région : le Brésil, la Russie,
l’Inde, ainsi que la Chine (BRIC).
L’Occident n’a pas de temps à perdre
dans la course consistant à conquérir
les esprits, les cœurs et l’argent des
peuples arabes.
Au cœur de ces jeux politiques et
économiques hautement complexes une
question essentielle émerge. Les pays
occidentaux ont montré par la passé
(avec les pétro-monarchies ou en
Afghanistan) qu’ils n’ont aucun problème
majeur à négocier avec l’islam politique
lorsqu’il s’agit de protéger leurs
intérêts. Étant donné la présence des
pays du BRIC, ils n’ont désormais plus
le choix étant donné que ces derniers
sont prêts à entretenir des liens
politiques et économiques forts, quelle
que soit la situation dans les pays
arabes respectifs. Le facteur clé sera
Israël. Tous les partis islamistes ont
adopté des positions fermes vis-à-vis de
l’État sioniste (même la Turquie,
récemment), ce qui est la raison de leur
large soutien populaire (y compris du
régime iranien). Les islamistes peuvent
bien être prêts à promouvoir le
processus démocratique et à participer
pleinement au système économique
dominant (la grande majorité des partis
islamistes l’acceptent aujourd’hui),
mais ils demeurent assez explicites
quant à leur position face à Israël.
C’est sur ce point que réside l’essence
des vives tensions et contradictions aux
États-Unis et dans les pays européens :
ils ont besoin d’être engagés au sein du
MENA, mais sont incapables de prendre
des distances par rapport à Israël. Au
même moment, les pays du BRIC n’ont pas
la même alliance historique avec Israël
et semblent prêts à remettre en cause
les partis pris de l’Occident dans le
conflit au Moyen Orient.
La référence islamique est au cœur du
débat dans le monde arabe. L’islam
politique est à un carrefour : il est
confronté à de nombreux défis et doit
gérer des intérêts contradictoires.
Seule une approche holistique peut nous
faire comprendre ce qui est en jeu. De
nombreux courants - y compris quelques
partis islamistes - sont en train de
jouer avec l’Islam afin de gagner en
légitimité. Indubitablement, la
politique corrompt. Qui, dans le monde
arabe, sera capable d’exercer le pouvoir
tout en respectant les impératifs de
dignité, de justice et de transparence –
et, qui plus est, de soutenir comme il
se doit la juste cause de la Palestine ?
*MENA : acronyme de Middle East and
North Africa
Chaleureux remerciements encore à
S.H. pour l’aimable traduction
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 1er novembre 2011
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