Le résultat est venu comme un choc et ce même pour les
initiateurs du référendum. On nous annonçait un soutien de 34%
et voilà que 57% de la population suisse (avec une participation
très importante) a soutenu une initiative qui en dit long sur
les peurs et la méfiance des Suisses vis-à-vis de l’islam et des
musulmans. Le parti UDC a utilisé les minarets et leur
visibilité tout à la fois comme un symbole et un prétexte d’une
campagne durant laquelle le parti n’a cessé de stigmatiser
l’islam « intrinsèquement incompatible avec les valeurs et la
culture suisses » et les musulmans forcément « enclin à
l’expansion, la colonisation et finalement l’islamisation de la
Suisse ».
Le propos était souvent grossier, approximatif, voire
xénophobe et raciste, mais la voix de ce parti (seul à soutenir
cette initiative contre tous les autres partis) a été entendue
et la majorité de mes concitoyens a finalement soutenu une
initiative honteuse, inquiétante et gravement discriminatoire.
Il n’est point sûr qu’elle soit reconnue valable au niveau de la
Cour Européenne de Justice mais les faits sont là : un peuple,
dont le pays n’a que quatre minarets et qui est moins touché que
les pays voisins par les crises sociales, a décidé de remettre
en question sa tradition millénaire de respect de la liberté de
culte en discriminant une communauté religieuse ciblée. Les
musulmans de Suisse, majoritairement bosniaques et turcs, n’ont
pourtant jamais posé de problèmes réels et les autorités avaient
de quoi se réjouir d’une installation plus réussie et
enrichissante.
Que s’est-il donc passé en Suisse ? L’UDC a fait une campagne
sur la peur et la méfiance avec des affiches parfois proprement
scandaleuses quant aux amalgames véhiculés, notamment avec des
minarets dessinés sous forme de missiles, colonisant le drapeau
suisse à côté d’une femme portant la burqa. Tous les stéréotypes
accumulés avec le succès que l’on connaît. Face à cette démarche
lourde, grossière et dangereuse, il faut faire le compte des
responsabilités : comment se peut-il qu’un tel succès advienne
alors que toute la classe politique s’y opposait à l’exception
d’un seul parti ?
Les Suisses de confession musulmane doivent entendre le
message : leurs concitoyens ont peur et se méfient d’eux. Ils
importent qu’ils soient plus présents, plus actifs dans la
société et non pas seulement sur le mode défensif quand il est
question d’islam. Il s’agit pour les citoyennes et citoyens
suisses, de même que les résidentes et les résidents, de
s’engager dans les débats de société (école, emploi, économie,
politique, culture, écologie, etc.) de façon positive et
constructive. De normaliser leur présence en apportant une
contribution humaine, éthique, plurielle et citoyenne aux termes
des débats en question. Cela prendra du temps mais les
mentalités évoluent aux contacts des êtres et non dans de
simples déclarations de bonnes intentions.
Les politiciens ont aussi leur part de responsabilité dans le
résultat catastrophique du référendum. Si la majorité des partis
s’y sont opposés, on doit relever que leurs positionnements par
rapport à la « question musulmane » ne sont pas toujours clairs.
Ils furent contre l’initiative mais en ajoutant systématiquement
un « mais » à leur prise de position : ils se sentaient obligés
d’ajouter que l’islam posait un problème quant à la violence,
aux femmes, à « l’intégration », etc. Or, c’est exactement le
message qu’a entendu et soutenu le peuple suisse : au-delà des
minarets, l’islam et les musulmans font problème ! Il importe
que les partis se démarquent de cette politique de la méfiance,
du discours sur « l’intégration » après trois générations, et
enfin de cette frilosité à reconnaître que l’islam est une
religion suisse (et européenne) et que l’immense majorité des
citoyens et des résidents musulmans sont et seront un atout pour
l’avenir de la société. Il est l’heure que les partis politiques
se réconcilient avec la politique et la gouvernance et proposent
des visions courageuses, constructives et inclusives, qui
tentent de concilier les politiques égalitaires avec la gestion
de la diversité. Ils ne peuvent pas aujourd’hui reprocher à
l’UDC de gagner en étant populiste alors qu’eux-mêmes ne
proposent plus rien en matière de politique sociale et qu’ils
surfent en temps d’élection sur les mêmes thèmes porteurs de
l’insécurité, de l’immigration voire même de l’identité et des
valeurs « suisses » (ou européennes). Le manque de courage et de
visions des partis politiques classiques, en Suisse et à travers
toute l’Europe, offre un boulevard au succès des forces les plus
populistes ou d’extrêmes droites.
Les médias et les journalistes devraient enfin se poser de
sérieuses questions sur leur stratégie, s’il en est. Car enfin
au nom de la liberté d’expression mariée à l’audimat, on
entretient un climat qui passe de controverses en controverses
et nourrit immanquablement un sentiment général de malaise et
d’insécurité. Des débats « talk-shows » ; l’absence
d’approfondissement des questions ; l’information courte,
rapide, sans mise en perspective sont autant de phénomènes qui
façonnent des émotions et des sensibilités populaires qui
penchent vers la peur, le repli et le rejet de « l’autre ». Le
populisme est toujours le vainqueur lorsque le débat est absent
ou mené dans des conditions où le propos simpliste et
superficiel aura forcément raison de l’argumentation
intelligente et raisonnable. La démocratie, ne tient pas
seulement au fait que tous puissent s’exprimer mais que tous
puissent le faire dans des conditions qui protègent l’esprit
critique et non pas qui conduisent à la manipulation des
instincts et des émotions populaires les moins maîtrisés. Sans y
prendre garde, et l’histoire nous l’a prouvé, le racisme le plus
odieux peut s’installer démocratiquement dans une société qui ne
gérerait pas de façon responsable et éthique l’usage de ses
moyens de communications. La responsabilité éthique des
journalistes consiste à sortir de la dictature de l’audimat et
du gain : la peur, la controverse et la stigmatisation de
« l’autre » fait de l’audience et de l’argent et on a beau jeu
ensuite de critiquer l’évolution de nos sociétés alors que les
partis populistes utilisent les logiques même de nos
contradictions.
Les responsabilités sont partagées. La route sera longue et
dans mon dernier ouvrage, « Mon Intime Conviction », je précise
qu’il ne faudra pas moins de deux générations pour dépasser les
peurs et les crispations actuelles. Il faut néanmoins que les
citoyens européens et suisses prennent leurs responsabilités en
s’engageant vers l’ouverture, en cherchant à mieux connaitre
l’autre, sa complexité, ses valeurs et ses espoirs. C’est notre
responsabilité commune et il faut pour y faire face que nous
cessions de nous lamenter et que nous nous engagions ensemble,
au nom de ce nouveau « nous » qui nous définit, pour défendre
les droits acquis, l’égalité des êtres humains, leur dignité et
notre refus déterminé des populismes et des rejets qui nous
proposent un avenir de racisme et de conflits que nous avons
trop bien connus. C’est notre responsabilité à tous si, enfin,
nous cessons de rester silencieux et frileux et que nous
refusions de jouer aux victimes.