Opinion
Une si mauvaise
perception de l'islam
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 29 octobre
2012
Les années passent et, contrairement
à ce à quoi on aurait pu s’attendre, la
perception de l’islam et des musulmans
ne cesse de se détériorer auprès de
leurs concitoyens occidentaux. On a pu
constater partout la montée des
populismes et de l’extrême droite au
Pays-Bas, en Norvège, en Suisse, en
Espagne, en Italie, en Grèce, en France
(pour ne citer que certains pays
européens) jusqu’en Australie, au Canada
et aux Etats-Unis avec les
néoconservateurs, le Tea-Party et
certains évangélistes chrétiens. Les
campagnes de stigmatisation contre
l’islam et les musulmans sont
permanentes : les populistes mobilisent
leurs partisans et augmentent le nombre
de leurs électeurs en critiquant la
nouvelle visibilité des musulmans, leur
soi-disant prétention à exiger un
traitement particulier et, de surcroît,
leur intention inavouée de coloniser et
de transformer la civilisation
occidentale. Ces « citoyens étrangers »
ou ces « étrangers de l’intérieur » sont
la plus grande menace de l’époque,
avancent-ils. On peut ne pas avoir de
solutions quant à la crise économique,
au chômage ou à la violence urbaine (ou
même être clairement incompétents) ; il
suffit pourtant de cibler le « nouvel
ennemi » musulman, de déplacer
l’attention du public vers des
controverses secondaires, voire
façonnées de toutes pièces, pour voir sa
crédibilité politique renforcée. Triste
époque.
Ce qui est plus inquiétant demeure,
somme toute, l’impact de ces mouvements
et partis (identitaires, populistes,
xénophobes, islamophobes et racistes)
sur l’ensemble de la classe politique et
sur la société en général. Sur "la
question de l’islam", les anciennes
catégories supposées de rigidité
élitiste à droite et d’ouverture
humaniste à gauche ont volé en éclats :
à droite comme à gauche du paysage
politique, on entend des discours
populistes et islamophobes et, de la
même manière, on trouve des femmes et
des hommes (minoritaires et courageux)
qui y résistent et refusent les
amalgames. La fracture entre celles et
ceux qui veulent faire avec l’islam et
les musulmans (comprenant que l’islam
est désormais une religion occidentale)
et celles et ceux qui s’acharnent contre
« la menace islamique » transcende les
appartenances politiques. Le constat
objectif reste néanmoins que les
citoyens des pays occidentaux (en
Europe, en Amérique du Nord comme en
Australie) évoluent généralement vers
des positions de plus en plus à droite
de l’échiquier politique et adhèrent
chaque jour davantage aux thèses des
populistes, voire même à celles de
l’extrême droite (même s’ils peuvent se
distancer ou diaboliser les partis
eux-mêmes).
La globalisation, la perte des
anciens repères, la crise identitaire,
la récession économique, le chômage,
l’impact des nouveaux moyens de
communication et les transformations
culturelles sont autant de causes qui
peuvent expliquer les doutes et les
peurs et, de fait, le succès des thèses
populistes au-delà de la présence des
musulmans en Occident. Ces derniers, au
demeurant, agissent comme des
révélateurs : ils concentrent toutes les
peurs au gré de leur nouvelle
visibilité, de leur nouvelle façon
d’être occidentaux, de leurs couleurs,
de leurs pratiques, de leurs langues, et
de leurs cultures d’origine. Ils ont
beau respecter les lois, parler la
langue, se sentir américains, français,
australiens ou britanniques, ils n’en
sont que plus suspects, voire plus
dangereux. On leur avait demandé de
s’intégrer et voilà que la réussite de
cette dernière est perçue comme une
potentielle colonisation. Les peurs et
les contradictions sont partout, la
sérénité et la cohérence nulle part.
Dans un récent sondage effectué en
France, ces craintes et ce rejet se sont
exprimés de la façon la plus claire. La
France est le pays occidental qui compte
le plus grand nombre de musulmans et ce
sur la plus longue période historique
puisque nous y atteignons parfois la
quatrième, voire la cinquième génération
de citoyens français de confession
musulmane (toujours perçus, bien sûr,
comme d’ « origine immigrée » à la
différence des autres immigrés européens
et blancs qui sont perçus comme «
français » à part entière après deux
générations). Les chiffres sont
alarmants : 43 % des Français
considèrent que la présence d’une
communauté musulmane en France est
plutôt une "menace" pour l’identité du
pays ; le même pourcentage se prononce
contre la construction de mosquées (39 %
en 2010), et 63 % se disent contre le
port du foulard dans la rue (59 % en
2010). Les perceptions sont de plus en
plus négatives et l’acceptation de la
présence et des pratiques musulmanes de
plus en plus minoritaire. Seulement 17%
des Français voient la présence
musulmane comme un facteur
d’enrichissement culturel. Ce constat
fait froid dans le dos et la France
n’est pas à considérer comme un pays
plus xénophobe ou raciste que les autres
: il s’y exprime clairement un sentiment
diffus que l’on voit poindre dans tous
les pays occidentaux. Il faut en prendre
acte et être conscient que ce phénomène
est en soi dangereux non pas seulement
pour les musulmans mais pour la France
et tous les pays occidentaux. Quand le
populisme, les thèses d’extrême droite,
la xénophobie et le racisme
s’installent, se répandent et se
normalisent (au point parfois de
justifier une application
discriminatoire de la loi), ce sont les
sociétés dans leur ensemble qui sont en
danger et doivent réagir.
Les citoyens occidentaux musulmans
ont pu penser pendant des années qu’il
suffisait de respecter les lois et
d’apprendre la langue du pays pour
devenir un citoyen à part entière. Avec
les années, ils ont désormais pu
constater qu’il n’en était rien. Au cœur
de l’Etat-Nation, on a d’abord exigé
d’eux, à juste titre d’ailleurs, qu’ils
s’intègrent à l’Etat, au cadre légal,
avec le minimum « culturel » qui
consistait à connaître la langue du
pays. Des générations de citoyens
occidentaux musulmans respectent les
lois laïques et parlent la langue du
pays aussi bien que leurs concitoyens.
On leur a parfois demandé de faire acte
de loyauté à la patrie, ce qu’ils font
(de façon parfois excessive d’ailleurs
én voulant plaire et satisfaire à
n’importe quel prix) ou de façon
naturellement critique (la loyauté
citoyenne devrait toujours être critique
en soutenant son pays dans les bons
choix et en restant vigilants quand
certaines décisions politiques sont
discutables ont clairement injustes). Ce
sont les trois « L » dont je parle
depuis des années (cf. mon livre Mon
intime conviction) comme première étape
de l’acquisition de la citoyenneté et du
sentiment d’appartenance : respecter la
Loi, acquérir la Langue et être Loyal au
pays. Chaque jour davantage, on
s’aperçoit qu’il s’agit bien d’une
première étape et qu’il faut aller plus
loin encore.
Le problème n’est pas d’appartenir à
l’Etat, d’accepter le cadre l’égal ou de
simplement parler la langue du pays. Ce
qui est essentiel, c’est d’appartenir à
la Nation, au récit commun qui lie les
femmes et les hommes à une histoire
commune, à une culture, à une
psychologie collective et à un avenir à
construire ensemble. Les citoyens
occidentaux musulmans peuvent bien avoir
accédé à la citoyenneté et à ses droits,
ils ne font pas encore partie de la «
Nation », de cette référence à la fois
formelle et informelle qui nourrit et
façonne le sentiment profond
d’appartenance, la confiance en soi et
en autrui (appartenant à la même
destinée nationale), et les codes acquis
du dit et du non dit. Les droits et le
pouvoir que donnent l’Etat à ses
citoyens est réel et effectif mais la
reconnaissance et le pouvoir symboliques
d’être et d’être « des nôtres » que
formalisent l’appartenance à la « Nation
» sont non moins réels et effectifs. En
Occident, les musulmans sont aujourd’hui
citoyens de l’Etat, étrangers à la
Nation.
Les années à venir seront critiques.
Tous les débats sur la laïcité, la
visibilité, et l’islamisation erronée
des questions socio-économiques (écoles,
chômage, ghettoïsation ethnique et
communautaire, violence, etc.) ne sont
au fond que des prétextes pour éviter,
sur ce sujet précis, la question
essentielle : l’islam est-il oui ou non
une religion occidentale et les
musulmans participent-ils de l’avenir de
cette civilisation ? Pour l’Occident,
cette question exige une réelle
introspection sur son Histoire, son
identité et son évolution vers un
pluralisme nouveau et assumé. Avec
confiance, il faut développer un nouveau
regard critique sur soi, une nouvelle
définition de soi, plus ouverte et plus
ample qui intègrent le plus
objectivement possible le sens de
l’Histoire et ne se laisse pas aller aux
frilosités et aux peurs. Une nouvelle
philosophie et un nouveau contenu au
sens de la Nation car il s’agit, au
demeurant, d’assumer son Histoire, toute
son Histoire : les actions, dignes et
indignes, du passé de même que les
évolutions objectives et irréversibles
du futur. Il faudra du temps aux
citoyens musulmans pour « intégrer » le
récit commun de la Nation dans les
différents pays occidentaux.
Inductivement, et au cours des deux
prochaines générations, c’est surtout
leurs contributions intellectuelles,
sociales, culturelles, politiques et
économiques qui déconstruiront les
définitions réductrices de la « Nation »
dont ils sont encore exclus. Ils font
face à un paradoxe : les populistes et
les islamophobes leur demandent de
disparaître pour « être acceptés » alors
qu’ils se doivent d’être positivement
visibles pour être respectés, reconnus
et, à terme, pour s’inscrire comme
sujets et protagonistes du récit commun
de la patrie. Répondre aux peurs
occidentales en disparaissant (comme les
invitent à le faire une majorité de
concitoyens) , est en fait l’erreur
historique à ne pas commettre.
Il s’agit fondamentalement d’autre
chose. Apprendre l’Histoire, être
constructivement critique quant à
l’élaboration sélective des mémoires
occidentales (notamment vis-à-vis de
l’islam mais pas seulement) ; étudier
les philosophies, les dynamiques
sociales et politiques tout en
s’inscrivant dans les espaces culturels,
artistiques et sportifs ; telle semble
être la bonne réponse aux tensions
actuelles. Opérer une révolution
intellectuelle, sortir des faux débats
et de l’attitude défensive ; s’imposer
comme sujets occidentaux engagés dans la
définition de soi ; comme acteurs de
l’évolution des sociétés tout en
assumant ses valeurs et ses pratiques ;
enfin comme agents du pluralisme
revendiqué et de la paix sociale
conditionnée à la justice, au respect et
à la lutte contre tous les racismes. Un
lourd défi qui exige un engagement
multidimensionnel : il n’est pas
question d’un engagement strictement
intellectuel, politique ou social car il
se trouve que, dans l’histoire des
Hommes, l’art, la culture, le sport
comme l’humour, ont pu faire avancer les
mentalités de façon très (voire bien
plus) effective, en tout cas
complémentaire. La route est longue et
difficile. Comme tout ce qui concerne
les relations humaines, entre les luttes
de pouvoir, la fraternité, l’amitié, le
rejet, les racismes et la haine. Le
destin de l’Occident réside, comme
toutes les civilisations, au cœur de
cette équation périlleuse : l’unité
d’une humanité objectivement une, riche
de la diversité revendiquée des Hommes.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 29 octobre 2012
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