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L'Europe et Obama
Tariq Ramadan
Jeudi 29 janvier 2009
La quasi
unanimité des nations du monde a salué avec ferveur l’élection
de Barack Obama aux Etats-Unis. Les huit années sombres de
l’administration Bush allaient enfin se terminer et Obama allait
enfin nous réconcilier avec les valeurs démocratiques, une
politique intelligente, raisonnable et ouverte. Les premières
décisions ont répondu aux attentes : annonce du retrait
volontariste et programmé d’Iraq, fermeture de Guantanamo dans
l’année, cessation immédiate des « extraditions
extraordinaires » (extraordinary renditions) et clôture
des centres de détention et de torture à travers le monde. La
rupture avec les mensonges et l’instrumentalisation de la
peur de l’ère Bush semble bien consommée. Il faut s’en réjouir.
Nous l’avons dit, il ne faut pas être naïfs cependant. Barack
Obama ne vient pas de nulle part et toutes les forces
politiques, économiques et médiatiques qui ont contribué à son
élection (des millions de dollars investis dans la campagne
électorale jusqu’au façonnement de son image publique) ont bien
compris que les Etats-Unis avaient besoin d’une rupture, d’un
changement de politique et d’image sur la scène internationale.
Il y a, dans l’élection de Obama, quelque chose qui tient aussi
de ce qu’en anglais on appelle « pr exercice », une « opération
de relation publique » de nature globale et internationale. La
question cruciale demeure de savoir si c’est l’enveloppe seule
qui sera colorée d’une nouvelle façon ou si nous allons assister
à une vraie nouvelle politique américaine. On compare parfois
Obama à Kennedy ou à Clinton : n’oublions pas les conséquences
dramatiques, et parfois inhumaines, de certaines décisions
prises par ces figures apparemment « positives » de la
présidence américaine. Le blocus contre l’Irak, décidé par
Clinton et son administration, a par exemple provoqué la mort de
centaine de milliers de civils innocents : plus que la terreur
de Saddam Hussein lui-même et un nombre sans doute équivalent à
l’invasion militaire décidée par Georges W. Bush. L’image
médiatique policée n’est de loin pas la garantie d’une politique
juste, équilibrée, plus « éthique » pour reprendre le terme de
Obama lui-même. Loin des caméras, dans des salons feutrés de
Washington, de sales décisions ont été prises et continueront
sans doute à l’être. Alors qu’il n’était encore que le
« président élu », Obama avait lourdement condamné les attentats
terroristes en Inde mais il est resté lourdement silencieux lors
de l’offensive désastreuse de Gaza : elle fut présentée comme
une « guerre », on sait aujourd’hui qu’il s’est agi d’un
massacre. Les experts et les médecins parlent désormais et les
Nations Unies considèrent de plus en plus qu’il s’est souvent
agi de « crimes de guerre » caractérisés. Silence du côté de
Washington.
Nous savons que les Etats-Unis sont dans une situation
économique, politique (et idéologique de surcroît),
particulièrement difficile. Elle doit, pour se sauver, se
libérer de son arrogance et de son unilatéralisme alors même que
sa survie économique passe par l’imposition à autrui de ses
règles et de ses décisions. La quadrature du cercle. C’est en
connaissant et en identifiant ces difficultés et ces besoins que
les pays européens devraient jouer un rôle plus clair dans la
redisposition des forces et des équilibres politiques et
économiques internationaux. La crise économique globale nous a
convaincus que les Etats-Unis étaient bien plus préoccupés par
la Chine que par l’Europe (qu’elle semble considéré comme un
acteur de seconde catégorie désormais dans les chantiers
économiques mais également politiques). La force montante de
l’activisme européen, sous la figure de Nicolas Sarkozy, n’a pas
à les inquiéter puisque celle-ci se positionne clairement dans
le suivisme vis-à-vis des Etats-Unis.
Or, c’est le contraire que nous devrions espérer et voir se
concrétiser. Comme le rappelait l’ancien Premier
Ministre néerlandais, Ruud Lubbers, il faut que l’Europe cesse
d’espérer des changements des Etats-Unis tout en restant
passive. L’Union européenne doit déterminer une ligne, s’engager
pleinement sur la scène internationale, s’imposer dans une
attitude autre que celle du spectateur. Connaissant les besoins
et les difficultés des Etats-Unis au moment du changement
d’administration, une rupture est également nécessaire sur le
Vieux continent. L’Europe politique, intellectuelle et
idéologique doit opérer sa révolution intellectuelle : sans ce
réveil, Obama ou pas, rien ne changera.
Tirer parti de la faiblesse actuelle des Etats-Unis non pas pour
essayer de dominer mais pour prendre conscience de sa propre
force, de ses propres ressources et de son réel potentiel. Au
lieu d’entamer encore et encore, la rengaine de la sécurité, de
l’immigration, d’une politique méditerranéenne fondamentalement
biaisée et d’un positionnement frileux et lâche au Moyen-Orient,
il importe que des voies nouvelles se fassent entendre en Europe
qui défendent une autre politique intérieure et internationale.
Plutôt que d’attendre les ajustements strictement structurels
des Etats-Unis en matière d’économie, il serait bon que l’Europe
commence une vraie politique économique multipolaire en
diversifiant ses partenaires et repense les fondements mêmes de
ses choix éthiques en la matière. Les voix européennes qui se
réjouissent de l’élection de Obama pour donner un nouveau crédit
à leur volonté de s’aligner à leurs choix ne font du bien ni à
l’Europe ni aux Etats-Unis : derrière les effets de manche, ils
nous trompent et nous proposent les mêmes crises, les mêmes
scandales, les mêmes horreurs derrière des mises en scène
formelles et médiatiques.
La société civile doit rester vigilante. Il nous appartient, à
nous, citoyens européens, d’observer ces évolutions politiques
et idéologiques et de pousser nos instances politiques à un
engagement plus courageux. Réconcilier nos politiciens avec la
politique et l’éthique n’est pas une mince affaire : nous avons
le devoir de parler, d’être critiques et de dénoncer les
mensonges : sur l’économie des nantis, le traitement inhumain
des immigrés, les injustices sociales, la politique
internationale avec le rôle catastrophique des Etats-Unis et la
complicité inacceptable de nos Etats européens. C’est notre
devoir citoyen et éthique. Il n’y aura de nouvelle Amérique,
avec Obama, que s’il est une nouvelle Europe. Nous aurons ce que
nous méritons.
© Tariq Ramadan 2008
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