" Il y a un projet
mauricien qu’il faut que vous protégiez contre vents et marées.
Vous avez une réalité insulaire. La réalité d’une société
qui est vraiment plurielle culturellement, religieusement "
Tariq Ramadan, qui à son
huitième séjour à Maurice pour une série de conférences, ne
cesse d’être présent dans tous les débats internationaux
autour de la question islamique. Ses propos ne laissent pas
insensible, n’hésitant pas à remettre en cause certaines démarches
islamiques. " Les pires ennemis de l’islam, ce sont
les musulmans eux-mêmes parce que ce sont eux qui dénaturent
parfois le message ", avance-t-il. Personnage
controversé en France où l’on dénonce " son double
langage ", il affirme que ce n’est pas prouvé. "
Ce sont des gens qui ont envie de m’utiliser, moi, parce que
je suis l’arbre qui cache la forêt qu’ils n’ont pas envie
de voir ". Aux Mauriciens qui lui reprochent sa vision
européenne de l’islam, il répond que " lorsque je
viens avec une opinion, je ne m’inscris pas contre les
traditions... ". Il soutient que Maurice se doit de
protéger sa réalité d’une société vraiment plurielle
culturellement, religieusement.
Tariq Ramadan, vous êtes
en première ligne de tous les débats concernant l’islam,
vous multipliez les conférences à travers le monde, vous êtes
régulièrement présents dans la presse à travers des articles
et des interviews. Est-ce que votre message sur la réforme de
l’islam est en train de passer ?
Le but de mon engagement, ce
n’est pas un message personnel, propre à moi, c’est une réconciliation
avec le message premier de l’islam. Ce message a trois
dimensions essentiellement. La première, c’est la dimension
de l’universalité. C’est-à-dire que la tradition musulmane
se réfère à des valeurs universelles et donc la particularité
des valeurs universelles, c’est qu’elles sont propres à
l’islam mais qu’elles confirment et qu’elles s’appuient
sur d’autres valeurs. La question de la dignité humaine, la
question de la justice de la liberté, la question de respect et
d’intégrité de la personne sont aussi enracinées dans la
tradition musulmane que dans d’autres traditions. Je pense
qu’en ces temps crispés, à l’heure d’une globalisation
qui pousse les uns et les autres à revenir à des immensités
tout à fait singulières, rappeler ces dimensions-là est
fondamental. Pour moi, il ne s’agit pas de parler de l’islam
contre tous les autres, mais de dire en quoi l’islam se
nourrit et partage avec tous les autres les dimensions
fondamentales.
La deuxième dimension,
c’est celle de la spiritualité. Il s’agit d’éviter le
ritualisme pour en venir au sens des choses. On est à une époque
où il est essentiel de savoir pourquoi on fait ce qu’on fait,
quelle en est la finalité, qu’est-ce qu’on est en train de
faire avec l’être humain. Aux États-Unis, 53 % de la
population disent qu’il serait possible dans certaines
circonstances de torturer les gens... C’est-à-dire qu’on
est dans une situation de régression. Hier, aux États-Unis, on
n’aurait jamais pu dire une chose pareille. Il y a de la peur,
il y a des craintes et tout à coup maintenant, on admet la
torture. La torture est toujours inadmissible. Elle ne peut
jamais être admise. Dans aucune circonstance on ne doit pouvoir
torturer quelqu’un. C’est contre la dignité humaine. Les
peurs sont tellement grandes que finalement on finit par
admettre des choses. On a vu ce qui s’est passé dans les
prisons en Irak et à Guantanamo. On a vu aussi des extraditions
extraordinaires et des prisons cachées en Europe où il y a de
la torture. On est en situation de régression. Il faut
absolument aujourd’hui pouvoir revenir avec un message qui
nous rappelle le fondement des choses. Et pour moi, quelque
chose qui est évident, c’est un vrai travail sur soi :
de spiritualité, du sens de la vie, pourquoi on fait ce que
l’on fait, d’éthique et de morale. Ces choses ne se font
pas. Aujourd’hui, on parle de la façon dont on traite
l’univers. C’est dramatique ce que le réchauffement de la
planète est en train de produire. Tous les éléments sont
connectés.
La troisième des dimensions
est qu’il faut que l’on cesse de nourrir la mentalité de
victimes. Beaucoup trop de personnes regardent le monde sous
l’angle : "C’est toujours la faute aux
autres". Pour les musulmans, c’est la faute aux non
musulmans ; pour l’administration Bush, c’est la faute
au terrorisme ; pour un certain nombre de chrétiens,
c’est la faute aux musulmans. On est tous en train de se
renvoyer la balle. Or, on est des citoyens. On a des avantages
dans certaines situations. À Maurice, vous avez une démocratie,
vous avez des droits. À chacun d’entre nous de se poser la
question : à mon niveau, qu’est-ce que je peux faire ?
Pour moi, c’est vraiment un message personnel et individuel,
de conscientisation personnelle. Pour les musulmans, bien
entendu, c’est se réconcilier avec l’universalité de leur
message, de servir les gens en rappelant toujours d’une chose :
être proche de Dieu, c’est servir les hommes. C’est aussi
un message qu’entendent très bien les chrétiens, les juifs,
les bouddhistes, les hindous ou les athées. C’est aussi un
message de responsabilisation immédiate. Il faut le faire et il
faut le faire tout de suite, à votre niveau. Lorsqu’on voit
du racisme dans sa rue, il faut agir ; des discriminations
dans sa société, il faut agir ; lorsqu’on voit ce qui
se passe sur la scène internationale, il faut la dénoncer.
C’est un message de responsabilisation personnelle. Est-ce que
ce message passe ? Oui. Partout où je vais et chaque fois
que je viens à l’île Maurice, il y a une vraie
reconnaissance dans ce sens-là. Ce message-là a aussi des
adversaires. Il ne faut pas être naïf. On a aujourd’hui sur
la scène internationale, des gens qui ont envie de rupture, de
polarisation. Il y a des gens qui se font de l’argent grâce
à la guerre ; il y a des gens qui se font de l’argent grâce
à la peur ; on a des dénégations de spécialistes du
terrorisme qui nous expliquent tout et n’importe quoi et qui
se font de l’argent ; on a des médias qui se font de
l’argent sur les catastrophes. Il y a des gens qui n’ont pas
envie que ces discours passent. Sur le terrain, il y a une vraie
audience. Oui, les choses avancent. C’est très difficile. On
n’est pas dans une situation facile. Il faut continuer.
La dénonciation des
prisons cachées, de la situation en Irak entre autres, vous a
coûté votre visa pour les États-Unis. Comment avez-vous vécu
cela ?
Etre interdit d’entrée aux
États-Unis sous l’administration Bush, c’est plus un
honneur qu’un déshonneur eu égard à ce que l’on sait de
cette administration. Elle a entretenu le mensonge,
l’hypocrisie. Elle s’est engagée dans une guerre en
Afghanistan qui a tué des milliers de civils. Elle s’est
engagée dans une guerre en Irak ; et puis, après le
11-septembre, elle a développé une véritable chasse aux sorcières.
Aujourd’hui, ou on est avec Bush ou on est contre. Je sais que
l’administration américaine n’est pas contente de mes
propos. Mais qui aujourd’hui dans le monde est content de
l’administration Bush ? Qui aujourd’hui est heureux de
ce que le président des États-Unis fait ? Les
gouvernements européens ? Ils ont peur ; ils ne
parlent pas, donc ils suivent et tous les autres jusqu’à dans
votre pays, à Maurice, j’ai vu des officiels qui sont tout à
fait conscients des dérives de l’administration Bush.
Qu’ils soient eux mécontents ne me gêne pas, mais que nous
soyons en désaccord est le plus important. Parce que je pense
qu’il y a un déficit de dignité, de cohérence dans la
politique américaine actuelle.
En même temps,
lorsqu’on voit ce qui s’est passé à la mosquée rouge
ainsi que d’autres activités terroristes, cela bat en brèche
le message de paix que prêchez...
Il ne faut pas nier qu’il y
a des choses qui aillent très mal. Les pires ennemis de
l’islam, ce sont les musulmans eux-mêmes parce que ce sont
eux qui dénaturent parfois, comme dans ces cas-là, le message.
Il y a des gens qui produisent de la violence, tuent des
innocents. C’est regrettable. Le discours de la paix, de
l’exigence de l’engagement est le seul message qui peut résister
à la radicalisation. Comment allez-vous faire ? Vous allez
tuer tout le monde ? Mettre les radicaux en prison ?
Il faut un autre message, un message fort : "L’islam
c’est ça, ce n’est pas ce qu’ils disent." Il faut être
capable de dire aux gens que ce que vous faites ce n’est pas
l’islam, c’est contre l’islam. Le meilleur moyen, c’est
un vrai discours de l’intérieur qui s’oppose et qui
critique les dérives de la compréhension de l’islam.
Maintenant on est en face des terroristes, en face des gens qui
utilisent l’islam de façon inadmissible. Il faut le dire. Il
faut le répéter par un discours constructif pas uniquement par
un discours défensif.
Vous insistez dans
votre message que le jihad n’est pas synonyme de guerre sainte ?
J’ai un livre publié sur le
jihad, Guerre et paix en islam, dans lequel je parle de
cela. Je viens de participer, avec le New York Times et le
Washington Post qui ont posé à des muslim scholars
trois questions dont l’une était sur le jihad...
En France surtout,
vous avez une image très controversée. Plusieurs livres vous
sont d’ailleurs consacrés. On vous accuse d’avoir un double
langage, un pour les musulmans un autre pour les non musulmans ?
C’est ce qu’on dit mais
qu’on ne prouve pas. Il y a un autre livre qui a paru récemment
qui dit que je n’ai pas de double langage. Moi je n’ai pas
de temps à perdre. Si j’ai un double langage, cela devrait se
savoir. J’ai diffusé plus de 200 cassettes. Il y a même un
livre qui dit que je parle en arabe dans les banlieues. Le problème
c’est que dans les banlieues, ils ne parlent pas arabe. Ce
sont des gens qui ont envie de m’utiliser, moi, parce que je
suis l’arbre qui cache la forêt qu’ils n’ont pas envie de
voir. Et cette forêt, c’est qu’aujourd’hui, il y a des
Francais de confession musulmane qui sont Français, qui ne
s’appellent pas seulement Zidane qu’on accepte quand il met
des buts et on rejetterait tous les autres parce qu’ils sont
dans les banlieues. Je dis aux Français de confession musulmane :
vous avez des droits comme tous les citoyens. Donc pas de
mentalité de victime, travaillez, devenez des citoyens. Cela gêne
beaucoup de monde. Parce qu’hier, ils étaient dans les
colonies en Algérie. Aujourd’hui ils sont en France et sont
des citoyens. Il y en a qui n’ont pas envie de cela. Moi, je
suis simplement la voix qui fait entendre ça. C’est pourquoi
que cela les gêne. Ils n’ont pas envie de comprendre ou
d’admettre que l’islam est une religion française ;
qu’il y a des Français qui sont des citoyens comme tous les
autres et qui ont eu un passé arabe, algérien, marocain. Il y
a un vrai problème de reconnaissance de cela. Je gêne tous
ceux qui n’ont pas envie de reconnaître la dimension
plurielle de la société française. Ils ont juste envie de
symbole. Être ministre de la Justice (Rachida Dati, par
exemple) c’est bien. On ne veut pas de symbole pour oublier
les autres ; on veut des voix qui permettent à tous d’être
présents partout.
Comment avez-vous
accueilli l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de
la République française ?
Je savais qu’il allait être
président parce qu’il avait préparé cela depuis très très
longtemps. Je pense qu’il est extrêmement habile parce
qu’il a réussi en l’espace d’une année à faire imploser
le Front national (FN) et se déliter le Parti socialiste (PS)
en même temps. Il sait lui que ce n’est plus une question idéologique,
c’est une question de pouvoir. La différence entre le PS et
lui, elle est minime sur le plan idéologique. Il a utilisé
chez les socialistes ceux qu’il savait aimer le pouvoir. Je
pense qu’il va surprendre beaucoup de monde. Je ne le
sous-estime pas du tout. C’est quelqu’un qui a réussi à
placer ses billes dans le monde médiatique, dans le monde
financier, dans la grande économie et dans le monde politique.
Sur ces chantiers, il a établi des gens qui sont très proches
de lui. Il peut parfois déraper par des excès d’émotivité.
On l’a vu dans certaines circonstances. Cela ne va pas être
facile parce qu’il a une vue sur certaines questions qui est
problématique notamment en ce qu’il s’agit de la création
du ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration.
Vous invitez les
musulmans à revenir aux textes fondamentaux. Que voulez-vous
dire par là ?
Lorsqu’on revient aux textes
fondamentaux, c’est le meilleur moyen pour nous de revenir
dans le contexte fondamental et de proposer une nouvelle
lecture. Il faut revenir aux fondamentaux, sinon les musulmans
ne vous suivront pas. Les musulmans, ils croient dans les
textes, ils croient au Coran et ils suivent le Prophète. Vous
ne pouvez pas avancer sans les textes. La question est de savoir
si vous revenez aux textes par l’intermédiaire des savants du
treizième siècle ou si vous revenez aux textes et essayez de
les comprendre dans leur contexte. C’est cela revenir aux
fondamentaux. Il y a deux façons de le faire : soit
revenir pour s’y enfermer littéralement - ce n’est pas mon
attitude - soit revenir pour ouvrir les champs d’investigation
et essayer de trouver la bonne solution. Il y a des textes qui
sont universels, transhistoriques. Il y a d’autres qui
demandent de l’interprétation.
Dans certains milieux
à Maurice, on estime que vous avez une vision très européenne
de l’islam. Qu’en est-il ?
À Maurice, on est habitué à
certaines écoles de pensée que je respecte. Dans ces milieux-là,
on est habitué à certaines réponses. Quand on vient avec
d’autres réponses, on dit que cela vient de l’Europe. Non.
Même au Pakistan, même en Inde, en Afrique et dans le monde
arabe, il y a plusieurs opinions sur certaines choses. Lorsque
je viens avec une opinion, je ne m’inscris pas contre les
traditions ; mais je dis : attendez, il y a cette
position, mais il y en a d’autres également. Au moins, ayez
l’éventail de toutes les solutions. Je respecte les écoles
qui sont présentes. Je rappelle d’autres positions sur
certaines questions particulières. À partir de là, les gens
font leur choix.
Une remarque du
ministre britannique Jack Straw à l’effet que le voile gène
l’intégration fait débat...
Il ne disait pas le voile,
mais le voile intégral. C’était une bonne question posée
par la mauvaise personne. C’est devenu une mauvaise question.
Jack Straw est un homme politique, un ministre dans le
gouvernement britannique. Il pose une question qui est
importante. Comment fait-on pour la vie en société ? Cela
pose un vrai problème d’autant qu’il y avait le problème
d’une enseignante devant des élèves très jeunes. Les
enfants pouvaient avoir de la peine à entendre ce qu’elle
disait. En tant que musulman, il faut qu’on donne une réponse
sur quelle est la vraie prescription islamique. Est-ce la
couverture des cheveux sans que la face ne soit couverte ?
C’est mon opinion. Je pense que ceux qui vont plus loin
doivent vraiment se poser des questions. Au bout du compte, quel
rôle social donnez-vous à la femme ? C’est une vraie
question qui doit être débattue de l’intérieur. Certains
savants sont d’opinion que les femmes ne devraient pas porter
le hijab dans une société non majoritairement musulmane parce
qu’elles n’étaient pas comprises.
L’appel à la prière
a été au centre d’un débat à Maurice. Avez-vous eu
l’occasion de suivre cette affaire ?
Dans toutes ces situations on
a aujourd’hui des crispations. Ici, il y a eu crispation
autour de l’appel à la prière, en Suisse on a eu des
crispations autour de la visibilité des minarets. En France, on
a eu des crispations autour de la visibilité des foulards.
Toutes ces situations elles se crisperont si l’on va vers le
conflit et la loi, et elles s’assoupliront si l’on va vers
le dialogue et la compréhension mutuelle. Votre situation, elle
est passée par les deux étapes. Il y a eu une procédure légale
qui a tendu les choses. Des deux côtés il y a eu des gens qui
ont polarisé, alors que des deux côtés il fallait calmer les
choses et venir à la table de dialogue. C’est ce qu’on a
fait après. Il faut commencer par le dialogue et non pas finir.
Si le problème c’est le niveau sonore, une fois qu’on l’a
baissé, c’est terminé. Lorsque quelque chose dans la
tradition de l’autre nous gène il faut le dire, il faut
s’asseoir, il faut discuter parce qu’on peut trouver des
solutions. Une société plurielle qui s’assume est une société
qui dialogue. Une société plurielle qui implose est une société
qui ne s’écoute plus ou qui se parle à coup de loi. Le légal
est toujours crispant.
Le thème de votre
conférence prévue demain (aujourd’hui, NdlR) est l’islam
et la démocratie. N’est-ce pas là un terrain glissant pour
vous ? À part la Turquie, la démocratie n’est pas légion
dans les Républiques islamiques ?
Et le Sénégal et l’Indonésie...
On est obsédé par le mode majoritairement musulman parce
qu’on pense à l’Arabie. Lorsqu’on pose la question de
l’islam et la démocratie, il faut poser la question de
principe : est-ce que oui ou non c’est possible ou pas.
À mon avis c’est possible d’avoir des processus démocratiques
du point de vue islamique sans que cela pose de véritables
problèmes. C’est une vraie question que j’ai abordée à
plusieurs reprises. J’ai écrit un livre à ce sujet. Même en
Turquie on a vu qu’il y a des difficultés avec la présence
de l’armée qui joue un rôle. Il n’y a pas d’opposition
entre les principes de l’opposition et les principes de
l’islam. Et puis il faut que chaque société trouve son modèle
et entre dans un processus de démocratisation.
Quel message
comptez-vous transmettre aux Mauriciens ?
Le message portera sur ce qui
est universel et partagé, de la rencontre du dialogue, de la
cohésion et du respect mutuel, de la confiance en soi, de la
confiance vis-à-vis des autres. On est dans un monde qui se
polarise. Il faut passer à autre chose, construire un autre
rapport à soi. Beaucoup de confiance en soi, de respect de
l’autre et d’ouverture d’esprit. Un discours orienté vers
tous les Mauriciens. On passera parfois par des organisations
musulmanes et parfois par des conférences complètement
publiques. Il y a un projet mauricien. Qu’il faut que vous
protégiez contre vents et marées. Vous avez une réalité
insulaire. La réalité d’une société qui est vraiment
plurielle culturellement, religieusement. Il ne faut pas perdre
cela. Il ne faut pas se laisser noyer par une culture mondiale.
Il ne faut pas que la culture de Maurice soit produite à
Washington, à Paris ou à Londres. Il faut qu’elle soit
produite ici. C’est ici qu’il faut établir la confiance. À
l’échelle du monde, Maurice est une localité. Il faut que
dans cette localité on ait de vraies initiatives de rencontre,
de respect. Il faut protéger. Si cela peut être un espace de
paix, un projet pilote de paix et de meilleure connaissance,
autant que ce soit ainsi plutôt que le contraire.
En dépit de la
mondialisation ?
En résistance à la
mondialisation. Le vrai message que Maurice pourrait renvoyer au
monde global c’est la réalité du pluriel local.
" Le jihad n’est pas
synonyme de guerre sainte "
Nous avons interrogé
Tariq Ramadan sur le sens du Jihad, qui, dit-il, n’est pas
synonyme de guerre sainte. Il nous a donné la réponse
suivante : " D’abord, c’est une question de
définition. On dit souvent que c’est la guerre sainte.
C’est faux. Cela ne répond à rien dans la traduction à
partir de l’arabe. En fait, cela veut dire effort et résistance.
Faire un effort et une résistance à quoi ? D’abord,
il y a une première dimension personnelle et spirituelle.
Chacun d’entre nous a de mauvaises tentations ; il y a
de la violence en nous. Nous faisons donc un effort pour résister
à cela. C’est un jihad personnel. On prend le contrôle,
pourquoi ? On veut être en paix avec soi-même. Le jihad,
c’est le chemin, on gère une tension pour aller vers la
paix. Ce n’est pas le chemin de la guerre. Sur le plan
collectif, lorsqu’on est agressé, résister à
l’agression et ou à l’exploitation, cela peut être légitime.
Par exemple, résister à des gens qui viennent prendre vos
terres, là, c’est la légitime défense. C’est une résistance
à l’oppression pour arriver à une situation de justice et
de paix. Le jihad, c’est toujours gérer un état de tension
par rapport à une oppression pour aller vers la paix.
Combattre mon propre égoïsme pour aller vers la paix intérieure.
C’est le chemin vers la paix qui passe par un effort, une résistance
parce que nous sommes comme ça. Les êtres humains ont besoin
de faire des efforts et résister à leurs mauvaises
tentations. "
Tariq Ramadan soutient également que le
prophète Muhammad n’était pas un belligérant, comme on a
voulu le faire accroire. " Je viens d’écrire un
livre qui sera partout présent dans mes conférences. Dans
cet ouvrage, je présente l’image du prophète où on disait
que durant la deuxième période de sa vie, il était belligérant.
C’est complètement faux. Au moment où il s’installe à Médine,
il y a des gens qui veulent le détruire. Lui, il ne fait que
résister à leur volonté de destruction. Il est exactement
dans ce jihad-là, celui de la résistance à l’oppression.
Alors que cela allait et qu’il n’avait pas besoin de réagir
parce qu’il pouvait survivre, il faisait une résistance
passive. Comme à la Mecque où il n’a jamais résisté par
les armes. Mais à un moment donné, on voulait l’éliminer.
Donc il est parti parce qu’il ne voulait pas la guerre. Ils
ont fait des alliances avec des tribus alentour pour pouvoir
le détruire. Face à cette injustice, il n’avait qu’une
seule option : résister par les armes. Il n’y a eu
chez lui que la résistance nécessaire face à une répression
imposée. C’est comme cela qu’il faut qu’on le
comprenne. Ce n’est pas du tout un prophète aux élans de
guerrier comme on le présente ".
Paru dans le
Mauricien le 26 juillet 2007
TARIQ
RAMADAN
“L’islam doit être une force de
transformation pour le meilleur”
Tariq Ramadan en est à sa
huitième visite à Maurice pour une série de conférences sur
le thème de la confiance mais aussi pour partager sa conviction
que l’islam peut agir pour le mieux dans la construction
citoyenne du musulman.
● Qu’est-ce
qui vous amène aussi régulièrement à Maurice ?
Lorsque j’ai visité l’île
Maurice voilà onze ans et demi, cela a été une première
rencontre qui a culminé à une découverte mutuelle et, pour
les Mauriciens, la reconnaissance d’une certaine approche. Il
existe une atmosphère à Maurice que j’apprécie beaucoup.
Cette reconnaissance et cet acte d’approche ne pouvaient
s’inscrire que dans le long terme. Depuis, cela a été une même
ligne et un même message universaliste et d’ouverture sur le
monde qui ont primé.
● En quoi consiste cette approche ?
Ma première
visite a eu lieu avant le 11 septembre et déjà, à cette époque,
il était question de sérénité dans ce qu’on est, du refus
de la mentalité victimaire et de l’idée que le message est
universel. Aujourd’hui encore après le 11 septembre et ses répercussions
et les débats sur les lois et le terrorisme, il s’agit
toujours de mettre en avant toutes ces dimensions. Le thème
retenu pour cette visite est la confiance car il importe de
passer d’une évolution de la peur à une révolution de la
confiance. Je tiens aussi à dire que c’est une mauvaise
perception que de croire que ceux qui m’entourent à Maurice
s’accaparent de ma présence. Ils sont plutôt dans
l’ouverture et engagés dans un acte de sacrifice.
● On a eu à Maurice il y a quelque temps de cela
un débat sur l’“azaan”. Comment analysez-vous ce débat ?
C’est un cas symptomatique
qui démontre comment on peut basculer dans la dérive ou accéder
à la pacification. On n’arrivera pas à vivre ensemble à
travers l’obsession du droit. Ce n’est possible que par la
pacification qui passe par le dialogue. D’ailleurs la résolution
de la problématique de l’“azaan” chez vous le démontre :
c’est dans la négociation qu’a surgi la solution. C’est
ce qu’il faut promouvoir : négocier dans le
dialogue plutôt que contrarier par le droit.
● La société politique mauricienne a la
propension d’instrumentaliser la religion à des fins électoralistes.
Comment sortir de ce cycle ?
Cela ne passera pas par le politique, par cet engagement
politique basé sur l’appartenance communautaire. Il faut une
politique citoyenne. Le bon angle pour changer les mentalités
est un projet social où on réunit les gens de toutes
les confessions. Cela permet de développer une conscience
citoyenne qui transcende la conscience ethnique.
● Passons
à un autre ordre d’idées ? Comment se porte
aujourd’hui, selon vous, “l’axe du mal” ?
S’il y a une chose que je
combats de ce point de vue, c’est bien la simplification. Le
fait, par exemple, que mon visa ait été révoqué
m’interdisant d’entrer sur le sol américain sous
l’administration Bush est un honneur. Car ils ont démontré
par leurs actes en Afghanistan et en Irak qu’ils sont capables
de torture et de déni de justice. C’est en tant que citoyen
et non en tant que musulman qu’on doit être inquiets de ces
actes. Quant à l’Iran, il n’est qu’un bouc- émissaire.
● Comment en est-on arrivé là ?
On sait que des musulmans sont
impliqués dans les actes condamnables du 11 septembre. Il
fallait condamner sans verser l’instrumentalisation de ces
actes. N’ayant pu éviter cela, on bascule dans la guerre
contre le terrorisme. Mais c’est une guerre dont l’une des
caractéristiques est d’affronter un ennemi insaisissable,
toujours en mouvement et non identifiable. Cela a produit des
mesures sécuritaires clairement condamnables et une ère
liberticide. En même temps, il faut dire qu’on assiste à
monde musulman qui ne s’ouvre pas politiquement. Un monde où
il n’y a pas de grand effort de démocratisation sauf dans
certains cas. Il ne s’agit pas donc de blâmer seulement l’Occident
car il n’y a pas eu de travail critique et surtout de travail
sur soi. Aujourd’hui, pour moi, il est autant question de
rejeter le cloisonnement du monde musulman tout en luttant
durant toute ma vie contre l’unilatéralisme des Etats-Unis
sur le dossier israélien.
● Vous évoquez souvent l’impératif d’être
citoyen et d’être musulman. Cela n’est-il pas irréconciliable ?
Il y a 18 ans que je travaille sur ces questions. J’ai
d’abord cherché les zones de conflit. Or, il s’avère que
les Constitutions occidentales et a fortiori la Constitution
mauricienne n’empêchent aucun citoyen de pratiquer sa
conscience musulmane et sa conscience citoyenne. A l’étude de
ces conflits possibles, j’ai identifié l’avis de certains
savants qui soulèvent la question de l’appartenance à
l’armée où, dans le cas d’un conflit armé, des musulmans
pourraient être amenés à se battre contre des pays musulmans.
Or, il y a une énorme flexibilité dans les lois musulmanes.
Les citoyens musulmans ne sont pas plus ou moins démocrates que
les autres. Ce sont des démocrates comme les autres. Je ne
crois pas qu’il faille construire un problème là, ou qu’un
problème de perception. Je dirais qu’avec une bonne compréhension
de l’éthique musulmane, on aboutit à un meilleur engagement
citoyen.
● Quelle idée de l’islam que vous vous faites ?
Elle est basée sur trois principes. D’abord, l’islam est
une religion universelle. Elle produit des valeurs et une éthique
qui ne lui sont pas exclusives. En l’islam, on retrouve des
valeurs qui sont chez les autres. Les musulmans doivent revenir
vers cet universel pour ne pas s’enfermer dans des
particularismes et ne pas céder à la tentation d’être
victimes. Ensuite, il y a des valeurs transhistoriques. Soit
vivre fidèlement sa foi dans toutes les circonstances et au
sein de toutes les sociétés. Il y a donc à tenir compte de
toute une dimension de l’histoire et de la culture en termes
de ce qui est immuable et ce qui participe de la nécessité du
changement. C’est en conséquence une question de réforme et
l’islam a les outils pour penser le changement en fonction des
principes qui sont les siens. Il s’agit d’avoir en tête le
texte et le contexte. L’un ne va pas sans l’autre. Une pensée
qui reste la même au XVe siècle et au XXe siècle n’est pas
fidèle aux principes fondamentaux. Enfin, il faut être une
force de transformation pour le meilleur.
● Comment aborder la question du djihad
lorsqu’il y a autant d’interprétations qui sont proposées ?
Lorsque l’abbé Pierre dit qu’il est en guerre contre la
pauvreté, je dois tout autant pouvoir dire que je suis en
guerre contre la pauvreté ou contre les formes nouvelles
d’esclavagisme. Lorsque des murs sont dressés entre le
Mexique et les Etats-Unis ou autour de l’Europe, c’est une
nouvelle forme d’esclavagisme qu’on pratique. On y retrouve
à ces frontières des sous-zones où s’installent des
individus dont ces pays ont besoin sur le plan économique.
Lorsque ces individus franchissent ces murs et vont finir par
travailler clandestinement dans les pays qui les repoussent,
c’est en fait une exploitation clandestine de ces femmes et
hommes.
● L’islam, le nouvel ennemi de l’Ouest après
la fin du communisme ?
L’islam est le nouvel ennemi, c’est une évidence sauf que
ce n’est plus du tout pareil comme lorsque les pays de l’Ouest
étaient confrontés à l’ennemi soviétique. Il ne s’agit
plus d’un ennemi de l’extérieur. Le nouvel ennemi a été
créé et sa figure est différente de l’ennemi communiste.
Toutefois, dans son expression de rejet, on voit revenir les réflexes
de stigmatisation et du maccarthysme.
● Enfin, vous êtes souvent accusé de tenir un
double langage. L’un devant les musulmans et un autre devant
les non-musulmans. Comment répondez-vous à cette critique ?
Lorsque des journalistes me posent cette question, je leur réponds
de m’apporter des preuves. C’est en fait une critique
tellement grotesque. En France, par exemple, on m’accuse de
parler français et arabe dans les banlieues. Or on ne parle pas
et on ne comprend pas l’arabe dans les banlieues ! Nul
n’est plus sourd que celui qui ne veut pas entendre la vérité.
Propos recueillis par
Nazim ESOOF
Paru dansL’Express
à Maurice le 27 juillet 2007