Religion
L'équation salafi
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 26 mars 2011
Au moment où nous observons des
développements politiques tant en
Afrique de l’Ouest qu’en Afrique du
Nord, aussi bien qu’au Moyen Orient, il
est essentiel de prendre pleinement en
compte “l’équation salafi”, qui pourrait
bien s’avérer être un des défis
religieux et politiques les plus
cruciaux des années à venir. Un an après
le réveil arabe, les organisations et
les partis politiques salafi sont en
train de jouer un rôle de plus en plus
actif dans toute la région du MENA. Les
organisations salafi saoudiennes et
qataries sont très actives sur le plan
national et international. Elles
soutiennent d’autres groupes salafi à
travers le monde, en Afrique de l’Ouest
(au Sénégal, Mali, Niger, Nigeria,
etc.), en Afrique du Nord (au Maroc, en
Algérie, en Tunisie), ainsi qu’à travers
le Moyen Orient et en Asie (en Egypte,
au Liban, en Indonésie, Malaisie, etc.),
et ce y compris jusqu’aux pays européens
et américains
Leur soutien est avant tout
idéologique et financier, visant à
propager un message particulier de
l’islam au moyen de livres, de
brochures, de conférences et de la
construction de mosquées et
d’institutions.
Toutes les organisations salafi ont
en commun une approche extrêmement
littéraliste des sources scripturaires,
en se focalisant habituellement sur les
dimensions visibles des références
islamiques (règles et jurisprudence,
fiqh) dans la vie quotidienne :
comportement licite ou illicite (halal
et haram), codes vestimentaires, rites,
etc. L’approche salafi littéraliste
gagne du terrain dans de nombreux pays
(y compris en Occident) ainsi que parmi
les jeunes, dû au fait qu’elle promeut
une compréhension de l’islam qui se
réduit à une vision en noir et blanc
(halal-haram). Les musulmans,
affirment-ils, doivent s’isoler des
sociétés environnantes corrompues, et
éviter l’engagement politique. Cette
vision binaire du monde (les musulmans
contre les autres, le bien contre le
mal, la pureté religieuse protégée
contre l’engagement politique
corrupteur) a façonné, à travers les
années, un état d’esprit religieux basé
sur l’isolement, la défensive et des
jugements virulents (qui fait partie de
l’islam par opposition à qui est un
dangereux novateur, ou se trouve même
relégué hors de la foi). La grande
majorité des salafi n’est pas allée plus
loin que ces jugements théologiques :
une toute petite minorité (évoluant en
réseaux fermés et marginalisés), ayant
le même état d’esprit binaire, a
transformé l’attitude défensive en
activisme politique agressif et parfois
violent, se donnant le titre de
jihadistes salafistes (as-salafiyya al-jihadiyya).
Il n’y a clairement aucun lien
idéologique et organisationnel entre les
salafi littéralistes et les salafistes
jihadistes, mais ces derniers ont porté
dans la sphère politique le même état
d’esprit que l’on trouve parmi les
littéralistes en ce qui concerne les
questions de comportement (y ajoutant la
justification de la violence envers les
régimes non-islamiques et “corrompus”).
Mais ces dernières années et ces
derniers mois, nous avons pu constater
un changement dans l’engagement
politique des salafi littéralistes.
Après avoir refusé durant des décennies
la participation politique - assimilant
la démocratie avec le kufr (le rejet de
l’Islam) - ils s’engagent désormais en
politique. L’Afghanistan, dans les
années quatre-vingt-dix, fut un
laboratoire déterminant où les Talibans
(des traditionalistes qui furent dans un
premier temps également opposés à la
participation politique) devinrent la
principale force de résistance à la
domination russe, soutenus tant par le
gouvernement saoudien que par le
gouvernement des Etats-Unis.
Aujourd’hui, nous assistons, comme on le
voit en Egypte et en Tunisie, à
l’émergence d’organisations salafi
littéralistes actives et plutôt
efficaces, ainsi que des partis
politiques qui jouent un rôle critique
en créant des débats et en modifiant
l’équilibre politique au sein des pays
concernés.
Les Etats-Unis ainsi que les pays
européens n’ont aucun problème à
négocier avec la sorte d’islamisme
promue par les salafi littéralistes que
l’on trouve dans de nombreuses
pétromonarchies : ces régimes peuvent
bien s’opposer à la démocratie ainsi
qu’au pluralisme, ils n’entravent
néanmoins d’aucune manière les intérêts
économiques et géostratégiques
occidentaux dans la région, ou au niveau
international. Ils comptent même sur le
soutien de l’Occident pour survivre :
cette dépendance utile est suffisante à
l’Occident pour justifier une alliance
objective - avec ou sans démocratie.
L’administration des Etats-Unis,
ainsi que d’autres pays européens sont
pleinement conscients que les
organisations salafi, basées en Arabie
Saoudite, au Qatar ou ailleurs au
Moyen-Orient, investissent des millions
dans des “pays libérés” et en
particulier récemment en Tunisie, en
Libye et en Egypte (un rapport de la
RAND Corporation* a mentionné un chiffre
impressionnant : 80 million de dollars
US investis avant les élections pour la
seule Egypte). Pourquoi, se
demande-t-on, les pays occidentaux
apportent-ils un soutien direct et
indirect aux idéologies islamistes qui
sont de toute évidence en désaccord avec
les leurs ? Après près d’un siècle de
présence active au Moyen Orient, et en
particulier après la Première Guerre
Mondiale, des administrations
américaines successives, ainsi que leurs
homologues européens, ont mieux compris
comment elles peuvent gérer et tirer
profit de la relation qu’elles
entretiennent à la fois avec les
pétromonarchies et avec l’idéologie
salafi que ces dernières produisent et
propagent. Les bénéfices sont triples :
1. Les pétromonarchies et leur
idéologie salafi sont avant tout
intéressés par le pouvoir politique et
la crédibilité religieuse. Elles se
focalisent - d’une manière conservatrice
et rigide - sur les apparences
politiques et des détails sociaux et
juridiques ; mais d’un point de vue
économique ce sont des libéraux, des
capitalistes qui se soucient peu de la
référence éthique de l’islam au sein de
l’ordre du monde économique néolibéral.
En effet, ils le font même progresser.
2. Encourager les tendances salafi au
sein des sociétés à majorité musulmane
aide à la fois à créer des divisions au
sein de ces sociétés et à empêcher les
courants et mouvements réformistes
potentiels critiques envers les
politiques occidentales (islamistes
réformistes, gauchistes ou même certains
cercles soufis traditionnels) de gagner
une crédibilité religieuse immédiate et
naturelle (et une forte majorité au sein
de leurs sociétés). Au lieu d’entrer
dans un conflit frontal (ce qui, au
contraire, unirait les musulmans), la
stratégie la plus efficace pour
l’Occident consiste à diviser les
musulmans sur le fait religieux lui-même
: en d’autres mots transformer la
diversité naturelle entre les musulmans
en un instrument de division efficace et
utile. 3. La résurgence salafi crée des
problèmes et une tension au sein de la
tradition sunnite, ainsi qu’entre
musulmans sunnites et chiites, étant
donné que ces derniers sont considérés
comme étant déviants par les
littéralistes. La fracture
sunnites-chiites au Moyen Orient est un
facteur essentiel dans la région, en
particulier quand on analyse la façon
dont l’Occident et Israël profèrent des
menaces contre l’Iran et la nature de la
répression en cours en Syrie. La
division est profonde, même en ce qui
concerne la résistance palestinienne
qui, durant des années, avait unifié les
musulmans au nom de la résistance
légitime. Désormais, la division est la
règle, à l’intérieur aussi bien qu’à
l’extérieur, étant donné que l’activisme
salafi (qui se soucie peu de la cause
palestinienne) s’intensifie parmi les
sunnites, tout comme entre sunnites et
chiites.
Cette alliance stratégique avec les
salafi littéralistes, tant sur le
terrain religieux que sur le terrain
politique, est essentielle pour
l’Occident, car il est le moyen le plus
efficace de garder le Moyen Orient sous
contrôle. Protéger les pétromonarchies
ainsi que leur idéologie religieuse tout
en divisant les forces politiques
capables d’unifier (telles que des
alliances entre les laïques, les
islamistes réformistes ou l’émergence
d’un front uni contre la politique
israélienne) oblige à miner les pays à
majorité musulmane de l’intérieur. Les
pays du nouveau Moyen Orient, tout comme
ceux d’Afrique du Nord et de l’Ouest,
sont confrontés à de graves dangers. Le
facteur religieux devient un facteur
essentiel et si les musulmans, les
savants, les dirigeants religieux et
politiques, ne travaillent pas à plus de
respect mutuel, à l’unité et à la
diversité acceptée, il est évident qu’il
n’y aura pas de printemps arabe ou
africain couronné de succès.
Les musulmans, et leur mauvaise
gestion et faiblesse internes seront
exploitées pour protéger Israël d’un
côté et rivaliser avec la Chine et
l’Inde de l’autre. Les pays à majorité
musulmane devraient chercher à exister
en tant que sociétés indépendantes qui
ne continuent pas à servir des objectifs
cyniques dissimulés. Les musulmans ont
la responsabilité de ce choix, de
crainte de finir divisés au nom même de
cette même religion qui les appelle à
s’unir.
*RAND est l’acronyme de Research ANd
Developement (Recherche et
Développement)
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 22 mars 2012
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