Opinion
Le pape Benoît XVI
: comme un Bilan
Tariq
Ramadan
© Tariq Ramadan
Lundi 25 février
2013 Le Pape Benoît XVI n’aura pas
marqué l’Histoire d’une façon aussi
particulière que son prédécesseur, le
Pape Jean-Paul II. Ce dernier restera
connu pour sa volonté d’ouverture, de
service de l’humanité et de dialogue
avec les spiritualités et les religions
du monde. Quand le Cardinal Ratzinger
est élu Pape, il y a huit ans, on sait
déjà qu’il va réaffirmer la centralité
du dogme, des principes et des règles de
l’Eglise catholique. On le connaît
théologiquement rigoureux, strict sur le
dogme et la pratique, et sans concession
vis-à-vis des autres traditions
chrétiennes et des religions. L’Eglise
est la vérité et doit le réaffirmer avec
plus de clarté et de courage. C’est avec
le souci de cette réaffirmation qu’il
semble avoir conçu sa fonction papale.
Il faut reconnaître au Pape, qui
aujourd’hui renonce, une impressionnante
connaissance théologique, une
intelligence méditative réelle et
sincère. Il est fondamentalement
catholique, profondément convaincu, avec
un souci permanent de cohérence. Les
premières années de son pontificat
révéleront d’ailleurs les défauts de ses
qualités au gré des relations avec le
monde de la communication et des médias.
Benoît XVI pense de l’intérieur,
s’exprime en théologien féru de textes
et de traditions, et quelques-uns de ses
propos publics seront marqués du double
sceau de la cohérence catholique et de
la maladresse médiatique. Il passera
lui-même du temps, ainsi que ses
conseillers et représentants, à redire,
réexpliquer, contextualiser un propos,
une formule, un discours. Il ne fut pas
un Pape des médias, mais bien un Pape de
l’Ecriture, fidèle aux normes à
rappeler, bien davantage qu’interpellé
par les défis contemporains à relever.
Sa scrupuleuse cohérence l’a mené à
affirmer des positions qui ont choqué à
l’intérieur même de la famille
chrétienne. Pour lui, au fond, la
Vérité, et le seul vrai Salut, ne
pouvaient être envisagés hors de
l’Eglise catholique. Le dialogue avec
les protestants, les orthodoxes, ou
autres Églises chrétiennes était certes
nécessaire et positif mais il ne devait
pas faire oublier cette vérité. De fait,
le dialogue avec les traditions
monothéistes juive et musulmane, et
au-delà avec l’hindouisme et le
bouddhisme, était abordé avec la même
cohérence : ces spiritualités et ces
religions peuvent bien receler une part
de vérité, elles ne sont en aucun cas
des voies pour le salut des âmes. Le
dialogue peut donc avoir pour objectif
de discuter de principes éthiques
communs, des pratiques respectives, ou
des réalités sociales mais il ne peut
être question de relativiser le
fondement de vérité que seule l’Eglise
catholique possède et incarne. Une
position somme toute cohérente en amont,
et logiquement - et dogmatiquement -
exclusiviste en aval. Le Pape a ainsi
incarné la cohérence fermée, et
troublante, de l’esprit dogmatique : le
dialogue interreligieux en devenait
naturellement biaisé, dénaturé, presque
inutile sinon sous l’angle de la
compétition missionnaire ou de la
comparaison des bonnes ou mauvaises
pratiques.
C’est à la lumière de ces dernières
préoccupations qu’il faut comprendre son
propos à l’université de Ratisbonne en
2006. Sa relecture de l’histoire de
l’Europe est nourrie par ses craintes
quant à l’époque contemporaine. Deux
menaces hantent le Vieux continent selon
lui : la sécularisation qui marginalise
la religion - en tant que foi, règles et
espérance - et l’installation des
musulmans dont le nombre, la pratique et
la visibilité grandissants apparaissent
comme un défi majeur pour l’Eglise
catholique. C’est avec force - et
quelques maladresses et inexactitudes
historiques - que le Pape Benoît XVI va
affirmer que les racines de l’Europe
sont grecques et chrétiennes. Cette
volonté de relire le passé, de réduire
les racines de l’Europe à la tradition
rationaliste hellène et à la foi
chrétienne, ont pour but de réaffirmer
l’identité de l’Europe : celle-ci ne
peut-être définie sans le mariage
centenaire de la raison grecque et de la
foi chrétienne et les autres traditions,
et particulièrement l’islam, sont des
éléments exogènes à cette identité.
L’Europe peut bien désormais compter des
millions de citoyens musulmans, ceux-ci
restent étrangers à l’identité profonde
de l’Europe qu’il faut aujourd’hui
rappeler, défendre, protéger. La vérité
historique est pourtant bien autre et
l’islam, comme le judaïsme, ont
participé à la formation de l’âme
européenne par leurs penseurs, leurs
philosophes, leurs architectes, leurs
écrivains, leurs artistes et leurs
commerçants. L’islam est historiquement
et actuellement une religion européenne
et le propos du Pape est à décrypter à
travers le prisme de la crainte de la
présence musulmane et animée par un
souci de réaffirmation missionnaire au
coeur de l’Europe même.
C’est à travers ce même prisme que
Benoît XVI s’engageait dans le dialogue
interreligieux. Lors de nos différentes
rencontres, dont la dernière à Rome en
2009, il ne fut jamais vraiment possible
d’engager un dialogue sur les fondements
théologiques et les principes : les
débats, très vite, s’orientaient vers
les pratiques respectives, le traitement
des minorités chrétiennes en Orient. On
pouvait certes parfois mettre en avant
les valeurs communes, mais l’axe du
dialogue était souvent la comparaison,
la réciprocité, voire la compétition sur
le terrain. Il faut certes engager ce
débat sur le traitement des minorités
chrétiennes en Orient car des
discriminations existent et les
musulmans doivent y répondre avec
clarté, mais cela ne doit pas être le
prétexte à éviter le débat théologique
de fond ou plus largement la
contextualisation historique et
politique. Car enfin si les droits des
musulmans sont parfois mieux respectés
dans l’Occident sécularisé ce n’est
certainement pas grâce au seul
christianisme et s’ils sont parfois
discriminés dans les sociétés
majoritairement musulmanes ce n’est
évidemment pas exclusivement à cause de
certaines interprétations de l’islam. On
ne peut faire fi des contextes
historiques et politiques qui vont bien
au-delà du strict dialogue
interreligieux. Confiner le dialogue -
avec les autres religions en général et
avec l’islam en particulier, à ces
postures missionnaires (face à la menace
de l’islam en Occident) et
systématiquement critiques (en pointant
du doigt les contradictions dans les
sociétés majoritairement musulmanes) ne
peut qu’en dénaturer la substance et
n’avoir que peu d’impact sur une
meilleure connaissance mutuelle et un
vivre ensemble fructueux, proactif,
respectueux et harmonieux.
Il faut regarder la réalité en face,
l’Eglise a désormais un réel problème
avec la jeunesse. Les dernières années
du Pape Jean-Paul II et la renonciation,
à 85 ans, de Benoît XVI se révèlent être
comme des symboles de l’époque :
l’Eglise apparaît frileuse, sur la
défensive, loin du monde, arcqueboutée
sur des principes que des millions
entendent et que très peu appliquent.
Les églises d’Europe et d’Occident se
vident et les fidèles sont de plus en
plus âgés. Il faut espérer que le
prochain Pape aura cet atout de la
jeunesse d’esprit mariant le sérieux et
la compétence théologiques avec la
compréhension des défis majeurs de
l’époque au sein de l’Eglise comme au
cœur des sociétés contemporaines. Offrir
un message catholique plus serein, plus
ouvert aux autres traditions, qui, s’il
s’affirme naturellement comme "la
vérité" des fidèles, ne néglige jamais
le dialogue, le respect mutuel et
l’affirmation déterminée d’un Occident
désormais pluriel et inclusif au nom
même du message catholique. La
reconnaissance de la diversité interne
(les autres traditions chrétiennes) et
externe (les autres spiritualités et
religions) doit s’ajouter à l’ouverture
de vrais débats internes sur les règles
et les pratiques. Les questions du
célibat des prêtres, de l’exclusion des
femmes de la hiérarchie cléricale, de la
reconnaissance du divorce, de l’usage
possible des moyens contraceptifs, ou
encore des réponses éthiques de l’Eglise
catholique aux défis scientifiques et
technologiques contemporains, sont
autant d’interrogations qui devraient
être la priorité du nouveau Pape : non
pas contre les principes catholiques
mais avec la double exigence de la
fidélité aux principes, de la relecture
critique des textes et de la
responsabilisation face à l’état de la
planète.
Toutes les traditions religieuses et
spirituelles ont besoin de ce travail
critique et autocritique : il nécessite
l’apport d’un Pape, de prêtres et de
responsables religieux (rabbins et ulama)
compétents, sereins et courageux qui
refusent la posture défensive et savent
que leur rôle premier est de questionner
les intelligences et les cœurs sur le
sens de la vie et de la mort, la dignité
des êtres dans leur diversité et
l’affirmation de valeurs et de finalités
supérieures (et universelles car
partagées) auxquelles aucune société ne
peut déroger. L’Eglise attend ce message
et ce pastorat, comme d’ailleurs toutes
les spiritualités et les religions à
travers le monde.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 25 février 2013
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