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Afrique, Tunisie: La
nouvelle donne
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Mardi 25 janvier 2011
Nul ne peut contester le caractère soudain et imprévisible du
soulèvement tunisien. Le suicide par immolation du jeune Mohamed
Bouazizi a mis le feu à un mouvement qui a pris la forme d’une
rébellion transformée en une révolution populaire. Des années
d’étouffement et de frustration ont donné à cette mobilisation
la force et la puissance nécessaires à renverser le dictateur
Ben Ali. Ce dernier, à la surprise générale, a quitté le pays
vite, très vite. Etrangement vite.
De plus en plus de sources mettent aujourd’hui en évidence le
rôle tout-à-fait central et critique des États-Unis pendant la
crise et sa gestion. On savait depuis longtemps que Washington
était très engagé en Tunisie (comme d’ailleurs Israël, et de
façon continue et plurielle) dans les domaines de la sécurité,
de l’information, et des intérêts géostratégiques. Le dictateur
Ben Ali a été formé par les services militaire et sécuritaire
américains. Sa relation de bonne entente avec l’Europe passait
par la France alors même que son système s’appuyait sur le
soutien américain et la collaboration israélienne. Tout cela
était connu et le silence complice de l’Occident vis-à-vis du
régime corrompu et tortionnaire de Ben Ali tenait de la simple
protection des intérêts multiples dans la région. Peu importe
que celui-ci tuât, torturât ou spoliât son peuple tant que la
sécurité et les intérêts régionaux et stratégiques étaient
maintenus. Rien de nouveau, au demeurant.
Or l’immédiate réaction américaine, face à une rébellion
massive que personne n’avait prévue, fut proprement étonnante et
à vrai dire intelligente et habile. Le Président Barack Obama a
très vite salué le courage du peuple tunisien alors que les
nations européennes, au premier rang desquelles la France,
restaient interdites et déstabilisées par l’évolution rapide de
la situation. C’est que Washington avait un temps d’avance sur
tous les autres « gouvernements amis » de la Tunisie. C’est en
effet sur le conseil et l’orientation de la Maison Blanche et de
son commandement militaire que le Ministre des affaires
étrangères et le commandant en chef de l’armée tunisiens ont
géré la situation. Après quelques heures de troubles et
d’hésitation, il s’est agi d’aller très vite et deux décisions
se sont imposées : exiler le dictateur et faire jouer à l’armée
un rôle de médiation et de protection. Le Président Ben Ali est
proprement tombé dans un piège : le Ministre des affaires
étrangères l’a persuadé de quitter "pour un temps" le pays et de
revenir quand les choses auraient été maitrisées. Ben Ali a
quitté la Tunisie en pensant qu’il y reviendrait et qu’il se
rendait en France (ce qui explique les premières informations
lancées sur sa possible destination). Son avion est parti sur
Chypre et ce sont les Américains qui ont négocié, avec le
Gouvernement saoudien, les termes de l’exil du dictateur :
isolement, interdiction de mouvement et d’expression publique,
neutralisation absolue.
Ainsi l’administration américaine a pris de court la France
et l’Europe et s’est assurée des bénéfices politique et
géostratégique fondamentaux dont l’impact va sans doute s’avérer
déterminant pour l’avenir. La rapidité de cet exil piloté a
d’abord permis, paradoxalement, de circonscrire la potentielle
influence de la révolution tunisienne sur ses voisins du monde
arabe. Au-delà du caractère soudain du mouvement, et malgré les
imprévus inévitables, la situation restait et reste relativement
sous contrôle. L’armée, dont le commandement fut et demeure un
allié des États-Unis, a su préserver une image fondamentalement
positive tout en s’assurant un rôle crucial d’observateur, de
médiateur et de gardien des intérêts de la nation. Un acquis de
taille qui pourrait être déterminant selon l’évolution de la
situation puisqu’il faut tenir compte, d’une part, des
contestations vis-à-vis du gouvernement transitoire (maintenant
à des postes clefs des anciens du régime - en contact avec les
administrations étrangères - ) et, d’autre part, de
l’organisation d’élections libres dans six mois.
L’administration Obama a particulièrement bien réussi son
opération et ce retour décisif sur la scène nord-africaine, et
plus globalement africaine, n’est point dû au hasard ou à son
penchant humanitaire et démocratique.
De la Côte d’Ivoire au Soudan, en passant par le Sahel et le
Sud de la Méditerranée, le continent africain reste un enjeu
stratégique majeur sur le triple plan de l’économie, de la
géostratégie et, bien sûr, de la sécurité. L’influence
européenne, et particulièrement française, traverse en ce moment
une période de crise et de dé-légitimation grandissante en
Afrique face à la présence américaine et chinoise. Ces dernières
puissances semblent permettre aux dirigeants africains de se
décentrer de la relation centenaire et difficile entretenue avec
l’Europe, sa mémoire et ses intérêts.
Les enjeux sont conséquents. L’exploitation des matières
premières reste à l’évidence un enjeu économique de taille et la
découverte récente de gisements pétroliers dans le Sahel (Niger
et Mali) n’est point de nature à calmer les appétits des grandes
puissances. Derrière les gouvernements, les « régimes amis »,
les « élections troubles et troublées » et les tensions sociales
et militaires, les Etats-Unis et l’Europe – avec la nouvelle
présence des Chinois – se livrent à une lutte d’influence
politique et économique acharnée et décisive. Le spectre du
terrorisme s’est installé dans le Sahel et justifie la présence
des forces occidentales amies au nom de la sécurité
internationale. Les bases militaires américaines et françaises,
avec des agents et experts européens et israéliens, sont engagés
dans la lutte contre le terrorisme dans la région. La stratégie
de surveillance et d’intervention armée est violente, brutale,
sans concession : il s’agit de « tuer tous les terroristes »
sans faire de prisonniers (pourquoi ?). Tous les protagonistes
de l’enlèvement de deux jeunes Français au Niger ont été
éliminés après que le gouvernement français ait pourtant annoncé
l’arrestation de deux des kidnappeurs avant de se rétracter.
Semaine après semaine des raids ont lieu et les morts
(terroristes, bandits et trafiquants) se multiplient sans
qu’aucun progrès ne soit enregistré. Comme s’il fallait que
l’état d’alerte demeure et justifie au nom de la sécurité, la
présence militaire et l’ingérence politique. Dans une région qui
est devenue économiquement intéressante puisque les gisements
pétroliers y sont conséquents.
La violente extrémiste est un fléau qu’il faut combattre, de
façon claire. Il faut néanmoins ne pas être naïf et concevoir
que celui-ci est parfois un épouvantail que l’on agite pour
protéger d’autres intérêts. Le dictateur Ben Ali était un
rempart à l’islamisme, disait-on, et cela justifiait qu’on le
soutenât. Aujourd’hui le Sahel, comme le Sud Soudan d’ailleurs,
sont des enjeux économiques et stratégiques réels et l’agitation
de la menace islamiste, violente et extrémiste, cachent des
intentions ô combien moins louables.
Alors que le peuple tunisien essaie de préserver les acquis
de sa révolution, les puissances américaine, européenne,
chinoise et russe cherchent à s’assurer un rôle en Afrique. Il
faut également ne jamais oublier le rôle d’influence déterminant
des services israéliens dans toute l’Afrique du Nord jusqu’au
Soudan (comme l’a relevé le dernier livre de Pierre Péan, par
exemple, après d’autres enquêtes au Maroc, en Algérie, au Rwanda
et en Erythrée ou encore en Ethiopie). Il est question
d’intérêts économiques, de sécurité et de contrôle militaire
stratégique. La révolution tunisienne est aujourd’hui
unanimement saluée et l’ancien dictateur voué aux gémonies, mais
les calculs et les ingérences vont bon train derrière la scène
des théâtres publics et médiatiques. L’administration américaine
observe attentivement et n’est pas loin de l’évolution de la
situation en Tunisie : elle fera ce qu’il faut pour empêcher que
ses intérêts – et ceux d’Israël et des ses alliés en Egypte, en
Jordanie, et au Moyen-Orient de façon générale, ne soient mis en
danger. A l’heure où les fronts iranien et libanais semblent
monopoliser médiatiquement ce qui relèverait de la politique
américaine et européenne, il est urgent de ne point minimiser
cet autre front de la politique africaine et régionale. Sous
peine de saluer naïvement une « révolution tunisienne » sans
avoir pris la mesure de ce qu’il reste à faire encore pour lui
assurer l’indépendance politique et la transparence
démocratique. Et de sourire à la lumineuse victoire promise
quand d’autres forces gèrent cyniquement, dans son ombre, les
dividendes de leur nouvelle influence et de leurs bénéfices
acquis.
Cette lucidité nous manque trop souvent : la lucidité des
réalistes, actifs et positifs, et non les illusions des rêveurs
passifs et des émotifs naïfs.
© Tariq Ramadan 2008
Publié le 26 janvier 2011
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