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De la loi et des
Valeurs :
Débattre de « Burqa » et de l'identité nationale
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Jeudi 24 décembre 2009
Les interminables débats sur les valeurs et les lois peuvent
être intéressants mais ils ne permettent pas de résoudre les
vrais problèmes de la vie et du quotidien. Les philosophies
théoriques – et idéalistes – peuvent devenir, derrière les
bonnes intentions, de véritables manœuvres de diversion. On
évite le cœur des questions, on évite les pratiques et la vie
réelle. Il faut donc promouvoir une « philosophie de la vie
quotidienne », une philosophie appliquée qui évalue ce qui est
dans la loi autant que dans ses interprétations et les
projections psychologiques et symboliques. Une philosophie du
« nous, en activité ». Le tableau est moins édifiant, les
couleurs plus ternes et les contradictions et les incohérences
innombrables. Nelson Mandela avait à juste titre relevé un jour
que la qualité d’une démocratie se mesurait à sa façon de
traiter « ses minorités ». Il plaçait immédiatement le débat sur
le plan pratique, politique, concret et quotidien. Le concept de
minorité peut être ici à la fois légal et psychologique : ce
sont le plus souvent ceux que l’on considère légalement,
psychologiquement ou même symboliquement, comme ne faisant pas
partie de la société originelle, de sa culture, de sa « psyché
collective » et à qui on donne, dans tous ces cas, formels ou
informels, le statut de « minorité ». Ce peut être aussi une
communauté culturelle que reconnaît la loi et dont le nombre
restreint en fait effectivement une minorité.
Encore faut-il faire attention, comme nous le rappellent les
sociologues, de Weber à Bourdieu, à ne pas oublier les anciennes
catégories économiques et sociales qui restent déterminantes
quant au traitement des individus dans les sociétés modernes et
traditionnelles. Les discriminations et les injustices restent
d’abord, et surtout, une affaire de « classes sociales » même si
les discours tentent aujourd’hui de « culturaliser » les débats
ou d’en faire des questions religieuses (de les « religioniser »
selon la formule anglaise). L’exclusion sociale, le chômage et
la marginalisation des plus pauvres, et des femmes, restent les
principaux maux dans les sociétés contemporaines : le phénomène
n’est bien sûr pas nouveau mais notre façon d’aborder ces
questions transforme ces relations de pouvoirs socio-économiques
et politiques en un soi-disant « nouveau » problème de
différenciation culturelle ou « civilisationnelle ». Le plus
troublant c’est que des chômeurs et des pauvres adhèrent à cette
nouvelle lecture des problèmes sociaux et qu’ils sont tentés, au
lieu de mettre en avant le destin commun de l’exploitation et la
misère, d’invoquer le différentiel culturel et religieux qui
distingue leur marginalisation sociale de celle des autres. La
psychologie et les représentations (sociales et médiatiques) ont
un pouvoir à nul autre pareil quant à diviser les rangs de la
possible résistance. Les facteurs religieux et culturels peuvent
se greffer sur les réalités socio-économiques mais elles ne s’y
substituent jamais complètement : ce sont des phénomènes
aggravants au sens où la discrimination culturelle et religieuse
va souvent s’ajouter à l’exclusion sociale et la complexifier.
Les théories économiques, politiques et sociologiques qui
tentent d’expliquer les mécanismes de l’exclusion restent les
premières grilles objectives d’analyse : il s’agit encore de
rapports de domination tout à fait classiques.
C’est armé de ces instruments qu’il convient de s’engager dans
l’étude des nouveaux phénomènes de discriminations par le
culturel et le religieux : ainsi, aujourd’hui, être pauvre,
« africain, arabe ou asiatique » (ou perçu comme tel) et
« musulman » (ou perçu comme tel), c’est accumuler les tares.
Dans le quotidien, cela veut dire faire face au racisme spontané
et /ou structurel : mauvais traitement, blocage au seuil des
emplois ou au cours de l’ascension sociale (à partir d’un
certain niveau, on considère que le/la représentant(e) de la
diversité culturelle a naturellement atteint son seuil de
compétence). Les textes de lois disent pourtant le contraire
mais les pratiques sont liées, nous l’avons dit, aux
représentations, aux projections et aux peurs : le racisme
structurel et les discriminations institutionnelles s’installent
insidieusement et provoquent à long terme un double phénomène
très négatif. Le premier opère chez les victimes – car elles
sont réellement victimes de discriminations et d’injustices au
quotidien – qui développent une « mentalité de victimes », une
attitude victimaire, tout à fait négative. Tout serait ainsi
expliqué et justifié par le racisme et non par le manque de
compétences ou la non-connaissance des institutions et des
codes. Le second s’installe dans les esprits de « la majorité
symbolique » pour qui la différence d’origine finit par
justifier la différence de traitement : on assiste à une
normalisation, à très grande échelle, de la stigmatisation de
l’autre, un racisme de masse qui nous rappelle les heures les
plus sombres de l’Histoire.
Des femmes et des hommes ont beau avoir accédé aux quatre « l »
(respect de la loi, maîtrise de la langue, loyauté critique et
sens de la liberté) qui devraient en faire des citoyens
reconnus, ils doivent encore et toujours se justifier et prouver
qu’ils ne sont pas dangereux et qu’ils sont un atout pour la
société. Les citoyens « d’origine immigrée », aux apparences
d’Arabes, d’Africains et d’Asiatiques ne font pas face à ces
problèmes quand ils sont fortunés, jouent de la musique ou
pratiquent un sport à haut niveau. L’application de la loi et
les représentations collectives les accueillent alors de façon
bien différente : « ils sont des nôtres », ils nous représentent
quand leur musique nous plaît et que leurs talents peuvent
« nous » faire gagner des compétitions sportives. Nous sommes
dans l’ordre du psychologique et des représentations et ce n’est
finalement pas si surprenant que cela à l’ère de la
communication globale, de la suprématie des medias et des
migrations perpétuelles. Il faut désormais s’habituer à l’idée
que les valeurs et les lois ne nous protègent de rien si on ne
travaille pas sur l’éducation, la critique de l’information et
la maîtrise des représentations. Les moyens de persuasion
massive sont d’une telle puissance que tout est possible : les
peuples et les foules, même les plus éduqués, sont de plus en
plus vulnérables et sont les objets potentiels des campagnes
populistes les plus détestables et des manipulations médiatiques
les plus dangereuses. Rien n’est acquis et soixante ans après la
ratification de la Déclaration des droits de l’homme, on
s’aperçoit que tout est possible : les « règles du jeu » ont
changé avait dit un jour l’ex-Premier Ministre Tony Blair. Et
pour cause ! Les surveillances, la perte de notre droit à la vie
privée, des extraditions sommaires, des camps de tortures
« civilisés » à travers le monde, des espaces de non droit
désormais légitimés, etc. La normalisation de la violence semble
nous avoir atrophiés et les traitements inhumains qui nous
entourent nous laissent de plus en plus insensibles : nous avons
souvent, il est vrai, perdu la capacité de nous émerveiller des
choses de la vie, par pessimisme ou par lassitude, mais force
est de constater que nous avons également dangereusement perdu
notre capacité à l’indignation et à la révolte. Nos
représentations s’uniformisent à mesure que nos intelligences et
nos sensibilités s’atrophient. Les plus belles lois pourront
encore nous illusionner mais elles n’auront aucune efficacité en
terme de protection ou de promotion du respect de la dignité
humaine si nos consciences ne les investissent pas de substance,
de sens et d’humanité.
« Nous » ?
Une approche holistique de ces réalités requiert que nous
redécouvrions respectivement, ensemble, et dans la pratique, des
valeurs et des principes fondateurs. L’éducation, la vie
quotidienne, l’interaction avec nos semblables de différentes
origines, cultures et religions, sont les moyens par lesquels
nous appréhendons concrètement notre commune humanité et
comprenons qu’elle est, par essence, constituée par la diversité
et une myriade d’identités et de traditions. Nos semblables
agissent comme des miroirs et nous permettent de réaliser que
nous avons nous-mêmes de multiples identités et que nous ne
sommes pas réductibles à une origine, à une religion, à une
couleur ou à une nationalité. Cette éducation et ces relations
forgent un savoir et façonnent une psychologie. Il faut du
temps, de la patience et de l’engagement : faire évoluer les
mentalités et transformer les perceptions et les représentations
nécessite un travail permanent d’accompagnement au niveau local
et national. Il faut donner corps à « une philosophie du
pluralisme » par l’engagement pratique, dans des projets portés
par des acteurs représentant une diversité de cultures et de
religions mais habités par le souci partagé de relever des défis
communs. On crée ainsi une psyché collective, une sensibilité
commune, un sentiment mutuel d’appartenance.
Les choses ne se passent pas au niveau de la loi mais déjà bien
en-deçà. Comment et pourquoi, à un moment particulier de
l’histoire ou de l’existence, un groupe est capable de dire
« nous » en permettant à ses membres de s’y sentir bien,
reconnus, chez eux. Un groupe, une société… qu’une législation
régule et organise et qu’une sensibilité commune cimente et
unifie. Il n’est pas alors question de connaître la limite
formelle de nos droits mais d’entrer en contact avec la
sensibilité de l’autre, ses valeurs, ses doutes et sa quête. On
rencontre des trajectoires nouvelles et les efforts qu’autrui
fait pour s’appartenir, pour atteindre son équilibre, sa paix.
On accède à l’empathie, dont nous avons déjà parlé, et l’on
devient capable d’identifier les espaces sacrés de cet « autre »
qui est notre voisin : l’importance de ses valeurs, de ses
amours, de ses convictions et même la géographie de sa
psychologie et de sa sensibilité. Nous avons tous, comme le
relevait Mircea Eliade, et jusqu’aux plus modernes, notre carte
personnelle d’espaces et d’éléments profanes et sacrés : nous
formons une société quand nous devenons à même, à deux, à trois,
à des centaines de milliers ou à des millions, de déchiffrer
mutuellement les grands axes de nos itinéraires respectifs et
que nous les respectons parce que nous en comprenons le sens
général.
La loi est nécessaire, nous l’avons maintes fois répété.
Néanmoins, former une société suppose que nous dépassions le
législatif pour accéder à l’ordre de la civilité. Ici, il n’est
pas question d’utiliser la loi pour savoir jusqu’à quelle limite
je vais pouvoir user de mes droits pour m’imposer ou agresser
l’autre qui me gêne (ou dont je me méfie), mais au contraire il
importe de se préoccuper de la convivialité, selon l’expression
bienvenue et les aspirations du penseur de l’écologie politique
Ivan Illich. Nous l’avions dit, il est des choses qui sont
légales mais que la dignité et la décence nous invitent à
éviter. Il s’agit effectivement de savoir user de ses droits,
mais ici il importe d’y ajouter le sens de la communauté
humaine, la préoccupation de l’autre, la sensibilité partagée et
l’affectif commun. Il s’agit d’éthique et d’humanisme en amont –
et en-deçà – de la loi. Illich s’opposait à l’école, cette
« nouvelle Eglise », qui promettait « le salut » à la lumière
d’un ordre économique qui orientait les savoirs et façonnait les
comportements vers la compétition et le rendement. En
s’inspirant des paraboles bibliques, il avait repris l’adage :
« La corruption du meilleur devient le pire » et s’était efforcé
de réfléchir à l’avenir de nos sociétés modernes : nos désirs de
vitesse, de gain, de réussite sociale de même que nos craintes
de l’autre, de la différence, de l’insécurité nous mènent
effectivement à transformer le meilleur en pire. Nos états de
droit deviennent des forteresses à l’intérieur desquelles nous
protégeons nos intérêts et beaucoup de nos égoïsmes ; nos
droits, dont au premier chef la liberté d’expression, deviennent
des instruments servant à marquer des territoires et à
provoquer inutilement l’ire et les réactions de ceux dont on se
méfie ou dont tout simplement on n’aime ni la présence ni les
croyances. Nos démocraties utilisent la persuasion et la
manipulation « légales » de masse pour justifier – avec ou sans
l’accord de la masse – les nouvelles guerres de civilisations,
destinées à civiliser et à démocratiser. Ces perversions
entretiennent les peurs et les méfiances et empêchent localement
et internationalement d’accéder à la convivialité qui nourrit
chez les individus un sentiment d’appartenance. Nous nous sommes
internationalement et globalement transformés en producteurs de
ghettos. Nos appartenances se recroquevillent, notre humanisme
devient tribal et tripal et notre universalisme est bien
étriqué.
Il faut réapprendre à dire « Nous » ! Comme je peux dire « je »
en m’appartenant, il faut pouvoir dire « nous » en reconnaissant
notre commune appartenance. D’aucuns aimeraient que les hommes
s’assoient autour d’une table et dialoguent sur la meilleure
façon de dire « nous » et de « nous » respecter mutuellement. Il
se pourrait pourtant que la méthode soit elle-même ce qui
empêche le résultat d’advenir. Il en est de même avec le concept
d’intégration : le meilleur moyen d’empêcher « l’intégration »
de se réaliser est de continuer à en débattre
obsessionnellement. Le sentiment d’appartenance ne se décrète
jamais dans les salles de réunion mais il naît dans le quotidien
commun, dans les rues, à l’école, face aux défis communs. Faire
des théories et des débats sur « le sentiment d’appartenance »
c’est le rendre proprement impossible : il s’agit d’un
sentiment, on y accède en le vivant, en l’expérimentant. La loi
commune nous protège mais ce sont les causes communes qui nous
permettent de nous respecter et de nous aimer (en agissant
ensemble « pour » une cause et non pas seulement « contre » une
menace). S’engager ensemble pour le respect de la dignité
humaine et la sauvegarde de la planète ou encore dans la lutte
contre la pauvreté, les discriminations, tous les types de
racisme, pour la promotion des arts, des sciences, des sports et
de la culture dans la responsabilisation et la créativité ;
c’est, disions-nous, le meilleur moyen de développer une
convivialité réelle, vécue, effective. Dans la confiance, on
cesse d’agresser inutilement son voisin pour le tester et l’on
sait par ailleurs prendre une distance intellectuelle critique
vis-à-vis de l’humour ou des provocations de son voisin. On se
constitue en sujet, en « Je », quand on a découvert le sens de
son projet personnel ; on se constitue en « Nous », en
communauté ou en société, quand on a déterminé un projet
collectif commun. Ce n’est pas le dialogue entre les sujets
humains qui le plus souvent change leur perspective sur l’autre
mais la conscience qu’ils sont sur le même sentier, la même
route, avec les mêmes aspirations (ce dont leur interminable
dialogue parfois les divertit). Quand la conscience a admis et
reconnu la communauté des cheminements, elle a déjà entrouvert
une porte du cœur : on a toujours un peu d’amour pour ceux qui
partagent nos espérances. « Nous » est au bord des chemins qui
mènent aux mêmes fins.
Extrait de
L’Autre en Nous, Pour Une Philosophie du Pluralisme,
Presses du Châtelet, 2009
© Tariq Ramadan 2008
Les
textes de Tariq Ramadan
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