Opinion
Mort sans procès. Une fois de plus
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 24 octobre
2011
Il n’y eut ni procès, ni jugement,
une fois encore. Au cours des cinq
dernières années, le scénario dans le
monde arabe semble être le même. Encore
et toujours, le même désordre, la même
fin dramatique. Saddam Hussein, Oussama
Ben Laden et Kadhafi ont été tués sans
procès équitable - aucun juge ni aucun
jury n’a rendu de verdict - et de la
manière la plus indigne. Saddam Hussein
a été pendu le jour de la fête musulmane
(après une parodie de procès) et son
exécution a été filmée par une caméra de
téléphone mobile. Oussama Ben Laden a
été assassiné alors qu’il était non
armé, sans qu’aucune image ne puisse
apporter une preuve de son sort. Kadhafi
a été capturé vivant, battu, puis
exécuté, avec des centaines de personnes
autour de lui qui prenaient des photos
de son visage couvert de sang. Ils
riaient, criaient et dansaient même tout
en lui arrachant des cheveux et en
tordant sa tête afin de prouver qu’il
s’agissait bien de lui. Certains
s’étonnent de ce spectacle pitoyable :
jusqu’où notre humanité peut-elle donc
aller ? Kadhafi était un tyran, un
dictateur, cela ne fait aucun doute.
Mais en tant qu’être humain, il avait le
droit d’être jugé et, une fois mort, son
corps aurait dû être protégé et
respecté. La couverture médiatique de sa
capture et de sa mort, ainsi que les
commentaires faits à son sujet étaient
inhumains, troublants, révoltants. Je
n’aimais pas Kadhafi ; j’ai détesté la
manière dont ses assassins se sont
comportés - de près comme de loin.
Nous connaissons à présent une partie
de l’histoire. Il était en train de
tenter de fuir de Syrte avec un groupe
de partisans, lorsque les forces de
l’OTAN les ont localisés et bombardés.
Les forces françaises qui dirigeaient
l’opération ont été capables d’arrêter
le convoi et, ce faisant, d’aider les
opposants de Kadhafi à le capturer.
Voilà bien l’image du soulèvement
libyen : sans l’OTAN, l’opposition à
Kadhafi n’aurait pas remporté de succès.
Il reste à répondre à une question
cruciale : quel rôle jouera l’influence
étrangère dans l’avenir de la Libye ?
Qu’il est troublant de voir les
Présidents et Premiers Ministres, de
Nicolas Sarkozy à Barack Obama et David
Cameron - qui négociaient ouvertement
avec Kadhafi jusqu’à l’année dernière -
saluer sa mort, tout en essayant de
convaincre le public qu’ils avaient
toujours soutenu les démocrates, ainsi
que la démocratie. Dans l’ivresse de la
victoire, il n’y a aucune honte à
profaner les morts, aucune honte à
mentir aux vivants. La Libye est sous
contrôle, disent-ils. Mais qui contrôle
la Libye ?
On ne peut pas faire confiance au
Conseil National de Transition (CNT). Il
est dirigé par un ancien ministre du
gouvernement de Kadhafi dont on
soupçonne qu’il a eu des liens secrets
avec les services secrets américains
bien avant la rébellion. D’autres
membres de haut rang du CNT avaient
également participé au régime précédent,
certains faisant partie de l’armée ;
certains des services de renseignements
libyens, tandis que d’autres ont même
été identifiés comme étant des
extrémistes. Cependant, il est assez
clair que si le CNT a reçu un soutien
aussi rapide de l’Occident, ainsi que
des Nations Unies, c’est parce que ces
derniers connaissaient les acteurs clé
et parce qu’ils avaient reçu l’assurance
que leurs intérêts seraient protégés. La
présence des dirigeants français,
britanniques, américains et turcs à
Tripoli avant même la capture de Kadhafi
confirme qu’ils avaient raison.
Le CNT semble aujourd’hui contrôler
la situation - mais de nombreuses
questions demeurent sans réponse. Il y a
tant d’informations contradictoires qui
émanent du CNT (au sujet d’accords
secrets avec l’Occident, de la capture
de certains individus et même de son
succès sur le terrain) et on a assisté à
un traitement tellement inhumain durant
les combats (en particulier contre des
immigrés africains), qu’il y a toutes
les raisons douter de l’avenir de la
Libye en tant qu’Etat fondé sur la
transparence, ainsi que des valeurs
démocratiques.
Kadhafi est mort. Le peuple libyen a
acclamé et célébré l’événement. La page
d’une ère sombre a été tournée.
Toutefois, la révolution est loin d’être
achevée. Un coup d’œil rapide vers
l’Irak, l’Egypte ou la Syrie suffit à
nous convaincre que de puissants
intérêts économiques et géostratégiques
sont en jeu, et que les pays concernés
sont loin d’être autonomes. La Libye ne
sera pas une exception : les Etats-Unis,
ainsi que les pays européens ne
laisseront pas le nouveau régime faire
usage de ses ressources pétrolifères
afin de développer en Afrique du Nord
une dynamique de solidarité Sud-Sud. La
Libye est à présent à un carrefour
critique ; les mois et années à venir
démontreront si nous avons assisté à une
révolution dans la région ou bien à une
cynique redistribution des alliances.
Les nouveaux dirigeants sont tellement
reconnaissants à l’Occident qu’il paraît
plutôt impossible de pouvoir espérer un
avenir véritablement indépendant. Des
démocraties tant contrôlées sont loin
d’être des démocraties ; la voie vers
une libération entière et réelle est
jonchée de défis.
Regarder les images de Kadhafi mort
et maltraité a été une triste
expérience. Lire la couverture
médiatique et entendre certains
dirigeants occidentaux et arabes
célébrer sa mort et féliciter les
Libyens était encore plus perturbant.
Faisaient-ils la fête parce que le
dictateur était mort ou bien parce que
la route était désormais ouverte à de
nouvelles stratégies de contrôle à
mettre en œuvre ? Ce qui était sensé
avoir été une marche vers la liberté
ressemble aujourd’hui de plus en plus à
une voie menant à des troubles futurs,
ainsi qu’à une nouvelle forme de
servitude.
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 25 octobre 2011
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