Opinion
«Printemps arabe»
: Un succès, de nombreux échecs ?
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Mercredi 23
novembre 2011
Nul ne peut le nier : la Tunisie
s’achemine vers un meilleur avenir.
Après le soulèvement et le rejet par le
peuple de tout compromis avec l’ancien
régime, on a organisé des élections
particulièrement transparentes. Le parti
islamiste a gagné en remportant plus de
40% des suffrages et est maintenant prêt
à jouer un rôle de premier plan dans le
nouveau gouvernement. Le résultat - que
nous partagions la vision politique des
islamistes ou non - prouve que le pays
s’est libéré et que l’Occident ne
contrôle plus les dynamiques de la
politique nationale tunisienne. Nous
assistons à la réalisation pleine et
entière du premier soulèvement arabe :
la dictature est révolue ; nous ne
reviendrons jamais en arrière ; la
Tunisie est libre. Un succès - et une
invitation à célébrer ce que de
nombreuses personnes appellent le
“printemps arabe”.
La Tunisie est le premier pays - et
pourrait bien demeurer le seul. Où que
l’on se tourne au Moyen Orient et en
Afrique du Nord, les choses semblent
moins claires, et moins accomplies. En
Egypte, l’armée est toujours aux
commandes; malgré les élections à
venir, ce à quoi nous assistons
ressemble chaque jour davantage à un
coup d’Etat militaire. Des officiels
américains ont évoqué cette possibilité
au mois de février lorsque Moubarak
quitta le pouvoir ; ils semblent qu’ils
avaient raison. Les Américains ont
peut-être bien laissé tomber Moubarak,
mais ils n’ont jamais été bien loin des
officiers et de leur nouveau pouvoir. Le
peuple rassemblé sur la place Tahrir
appelait à davantage de justice et de
liberté. Moubarak est parti alors que le
régime militaire commençait à montrer
des signes de faiblesse. Dix mois plus
tard, il est loin d’être renversé. Le
pays est sous contrôle et le Conseil
Suprême des Forces Armées (CSFA) a la
main mise sur le destin de l’Egypte.
L’influence et la présence américaines
s’avèrent décisives. Même si, à la fin
du processus, un civil tel que Mohammed
el Baradei pouvait être élu, l’appareil
militaire ne permettrait jamais au
régime d’aller trop loin dans le sens de
la transparence, de la liberté et de la
démocratie (essayez donc d’imaginer où
l’Armée se tiendrait au sein de la
nouvelle structure politique !). Il n’y
a pas eu de révolution en Egypte.
Le Conseil National de Transition en
Libye a annoncé qu’il établirait la
“charia” et accepterait la “polygamie”,
comme s’il s’agissait de dire au peuple
libyen que le pays sera affranchi de
l’influence occidentale. Pourtant, en
coulisses, après l’intervention de
l’OTAN, ce qui passe pour être de
l’autonomie relève davantage de la
théorie que de la réalité. L’économie,
ainsi que les relations géostratégiques
du pays avec les États-Unis et l’Europe
sont un secret de Polichinelle. Kadhafi
est mort, pourtant le pays est loin
d’être libre : une démocratie contrôlée
vaut mieux qu’une dictature, nous
dit-on ; n’empêche qu’elle demeure une
démocratie sous contrôle (étranger).
Les événements semblent suivre le
même cours en Syrie, au Yémen et même au
Bahrein. Chaque pays a
ses particularités, ils partagent
pourtant le même sort. Les mouvements
populaires disent “ça suffit” aux
dictateurs, mais la dynamique a été
réorientée et l’équilibre des pouvoirs
s’est déplacé. Il ne suffit pas de
répéter que le bel avenir ne ressemblera
en rien à l’odieux passé : car enfin, se
contenter de reconnaître la fin des
dictateurs n’est point une raison
suffisante au bonheur. La question
essentielle concerne la véritable
autonomie politique et la vraie liberté
dans les pays respectifs. Alors que nous
analysons les événements qui se
déroulent sous nos yeux, une question
légitime nous vient naturellement à
l’esprit : à qui profiteront les
soulèvements arabes ?
L’expérience tunisienne joue
désormais comme une référence ; personne
ne peut nier l’évolution démocratique
qui a en fait amené les “islamistes
modérés” au pouvoir. Mais l’exemple
tunisien pourrait être bien plus qu’un
espoir, un exemple trompeur, un écran
déformant. Le “printemps” tunisien
pourrait nous empêcher d’analyser
lucidement la situation dans d’autres
pays. Nous observons le "printemps
arabe" comme s’il s’agissait
d’un mouvement, mû par un effet domino.
Peut-être devrions nous le considérer
davantage comme un jeu d’échecs. Alors
que l’on avance - et maîtrise -, ici,
son pion, son cavalier ou encore son fou
pour contrer les pouvoirs politiques et
économiques dominants, on pourrait avoir
l’impression d’aller vers la victoire.
Mais les centres stratégiques du jeu
entier, centré sur le roi et la reine,
sont, là, sous étroit contrôle. La
victoire émotionnelle temporaire - et
locale - pourrait, à long terme, se
transformer en échec, en une révolution
avortée.
Chaleureux remerciements à S.H.
toujours pour la traduction
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 24 novembre 2011
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