Opinion
La loi française : Politiser l'Histoire
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Jeudi 22
décembre 2011
Le Journal Le
Monde avait décidé de publier le présent
article ce jour (édition datée du 23
décembre 2011) en demandant
l’exclusivité. La rédaction a décidé,
sans même me prévenir, de le retirer de
la publication "vu de l’actualité"...
très étrangement. Comme si le vote de ce
jour n’était pas "l’actualité du
jour"...
En agissant de la
sorte, la rédaction confirme la
substance même du présent article :
cette affaire n’a rien à voir avec la
vérité historique mais bien avec des
calculs politiciens et des pressions qui
ont raison de la parole qui dérange.
Les relations se sont sérieusement
tendues entre la Turquie et la France à
la suite de la décision de l’Assemblée
Nationale française de « pénaliser la
négation du génocide arménien ». En mai
2011, le Sénat – alors à droite – avait
rejeté cette proposition de loi. Le
premier constat de ce débat en France
est celui de sa politisation,
directement liée au clivage et à la
compétition gauche-droite. On a moins
affaire à un débat sur la vérité
historique que sur les dividendes
politiques que tel ou tel positionnement
pourra rapporter à ses auteurs.
Par ailleurs, on se souvient que
l’origine de ce débat sur la question de
la « vérité historique » était déjà au
cœur des tensions qui ont accompagné le
vote de la « loi Gayssot » qui incrimine
tous les individus qui nieraient la
réalité d’un crime contre l’humanité et
il était question, bien sûr, de viser
tous ceux qui niaient l’extermination
des juifs et les chambres à gaz durant
la Seconde Guerre mondiale. Cette loi a
été discutée et a causé une polémique
conséquente entre les écoles de pensées.
Ne nombreux historiens ont développé un
point de vue critique sur une telle loi
en affirmant qu’il était très malsain de
légiférer sur les faits historiques et
de fixer définitivement une lecture
spécifique de l’Histoire en passant par
la loi et en criminalisant certaines
analyses ou perceptions. Il apparaissait
clairement que l’on pouvait honnir les «
négationnistes », et ceux qui niaient la
politique de la solution finale
vis-à-vis des juifs, sans pour autant
soutenir cette loi au nom de la liberté
requise pour l’étude et surtout au nom
de la nécessité de distinguer les
ordres. L’extermination a bien eu lieu
mais ce n’est pas en imposant légalement
sa reconnaissance que l’on permet aux
esprits, et particulièrement aux jeunes
générations, de s’imprégner des
enseignements de l’Histoire.
Nous revoilà devant la même approche
problématique concernant la « question
arménienne ». L’Assemblée Nationale veut
pénaliser ceux qui contesteraient qu’il
y ait eu « un génocide ». On doit se
demander à quoi peut bien servir une
telle loi et qu’elle va en être la
portée. Pour qui se penche sur
l’Histoire et essaie de comprendre ce
qui s’est passé, la situation est bien
moins claire qu’il n’y parait et les
interprétations bien plus diversifiées
que celles relatives à l’extermination
des juifs. J’ai moi-même pris une
position reconnaissant la réalité du
génocide et cela m’a valu de sévères
critiques en Turquie et ce jusqu’au plus
haut niveau de l’Etat. J’ai affirmé
néanmoins que je saluais l’effort du
gouvernement actuel désireux d’établir
des commissions de recherche
scientifique afin de replonger dans
l’Histoire et d’étudier les faits. C’est
à mon sens la seule démarche qui soit
juste : le gouvernement turc a évolué,
s’est montré prêt à un dialogue
constructif. De nombreux Turcs, mais
aussi des Arméniens, ont salué
l’initiative et ont encouragé
l’ouverture et le traitement de ce
dossier par l’examen scientifique. Ma
position sur le génocide arménien est
celle que je tiens aujourd’hui à la
lumière des connaissances acquises au
gré de l’étude de la question : je ne
m’interdis pas de revoir mon jugement si
des études nouvelles ou des éléments qui
m’étaient inconnus m’apportent un
éclairage nouveau sur les faits. C’est
ainsi que tout esprit éveillé et prudent
devrait agir avec l’Histoire : Valéry
disait qu’avec cette dernière on pouvait
tout prouver ; il est non moins évident
que l’on peut beaucoup y travestir,
mentir et tromper.
La loi Gayssot et ce débat sur la
pénalisation du déni du génocide
arménien sont non seulement malsains,
ils sont contreproductifs. Au lieu
d’encourager la recherche scientifique
et le débat, les positions se figent et
les interprétations ont le poids des
législations qui les protègent non des
faits qui les confirment. Troublant. Par
ailleurs la bonne volonté des
responsables turcs est niée, balayée,
sans autre forme de procès. Tout se
passe comme si l’on cherchait autre
chose à travers cette polémique. Car
enfin, quelle que soit la position que
l’on peut avoir sur l’ « affaire
arménienne », l’Histoire ne peut être
établie et fixée par une loi ou une
décision politique. La volonté française
de faire passer cette loi n’est ni sage
ni scientifique. C’est avant tout, somme
toute, une instrumentalisation de cette
affaire à des fins politiques (internes
et internationales) non déclarées.
Existe-t-il un esprit sérieux ou un
historien compétent qui puisse être
d’accord avec l’idée que le passé doive
être régulé par la loi et que des
recherches puissent être pénalisées ou
criminalisées.
Que l’on soit d’accord ou pas avec le
point de vue officiel turc, on doit
néanmoins reconnaître que la juste
position dans cette affaire demeure,
comme s’y était d’ailleurs engagé le
nouveau gouvernement, à établir une
commission scientifique et à ouvrir le
débat au lieu d’imposer quelle doit être
la seule bonne interprétation
(politique) de l’Histoire. Que cherche
donc la France dont les forces
politiques contradictoires se révèlent à
travers cette polémique. Au fond, il est
bien sidérant et tellement dangereux de
fixer l’Histoire au nom d’intérêts peu
avoués au seuil de périodes électorales
très tendues. Ce n’est clairement pas
ainsi que la question arménienne sera
résolue en Turquie. Au demeurant, est-ce
le but ? L’affaire arménienne est aussi
l’un des sujets redondants utilisés pour
garder la Turquie à distance de l’Union
européenne. On le voit, les enjeux sont
nombreux et n’ont rien à voir avec
l’argument de la réalité historique. Le
gouvernement turc a ouvert récemment des
voies de dialogue avec les communautés
arméniennes. La décision française ne
s’oppose pas seulement à toute approche
sérieuse et scientifique, elle est
surtout contreproductive puisqu’elle
polarise inutilement les positions.
Somme toute, elle est davantage mue par
un préjugé négatif vis-à-vis de la
Turquie que par une noble défense, et
quête, de la vérité historique.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 23 décembre 2011
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