Communiqué
Les enseignements
de Toulouse
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Jeudi 22 mars 2011
Au-delà de la couverture médiatique
permanente et particulièrement intense,
au-delà même de la gestion politique de
la crise ; il convient de faire une
pause et de considérer les choses à la
lumière de leur priorité. A Toulouse et
Montauban, comme dans toutes les
situations de guerre et de violence, nos
pensées doivent accompagner les chemins
de notre cœur, naturellement en
sympathie avec les victimes. A Toulouse
et Montauban, ce sont des adultes et des
enfants, des innocents, qui ont été
assassinés. La mort et la désolation
touchent des familles françaises,
juives, catholiques, musulmanes ou sans
religion : c’est à eux qu’il faut
penser, loin des projecteurs, des
commentaires, des hypothèses et des
possibles jeux politiques. Une communion
du cœur et de l’intelligence pour
exprimer nos condoléances, et notre
fraternité humaine. Perdre un enfant, un
frère, un père, un mari, une sœur, un
ami, dans de telles circonstances est
une tragédie : à Toulouse et à
Montauban, comme au chevet de toutes les
victimes innocentes, en Occident de même
qu’en Afrique ou au Moyen-Orient, nous
sommes renvoyés à notre condition
humaine, aux horreurs dont sont capables
les hommes comme à la dignité de nos
fragilités assumées et de nos
résistances légitimes. Aux victimes, à
toutes les victimes, vont nos pensées.
Ce silence est notre premier
commentaire.
Mohamed Merah avait donc 23 ans. Il
était connu de tous dans son quartier,
et au-delà. Gentil, disaient-ils,
serviable et ne correspondant en rien,
selon eux, à cette image du « salafiste
jihadiste extrémiste » prêt à tuer pour
une cause religieuse ou politique. Son
avocat l’a connu et défendu pour des
délits allant du vol au brigandage et il
n’avait décelé aucune inclinaison
religieuse et encore moins salafiste. Il
venait d’être condamné par la justice,
il volait, conduisait sans permis et,
deux semaines avant les faits, se
trouvait en boîte de nuit tout sourire
et, selon les témoins, d’humeur très
joyeuse et festive. Il s’était rendu en
Afghanistan et au Pakistan en 2010 et
2011 et il avait également essayé
d’intégrer l’armée française mais sans
succès compte tenu de ses antécédents
judiciaires. A la lecture des faits et
de sa courte biographie, Mohamed Merah
apparaît comme un grand adolescent, un
enfant, désœuvré, perdu, dont le cœur
est, de l’avis de tous, affectueux, mais
dont les pensées étaient brouillées,
perturbées et particulièrement
incohérentes, comme on s’en est rendu
compte pendant les longues heures de son
dialogue avec les forces de police alors
qu’il était assiégé. Il était un peu
équilibré, provocateur, assassin assumé
sans, nous dit-on, être suicidaire. Il
voulait, disait-il, « donner une leçon à
la France ».
Le problème de Mohamed Merah n’était
ni la religion ni la politique. Citoyen
français frustré de ne pas trouver sa
place, sa dignité, et le sens de la vie
dans son pays, il va trouver deux causes
politiques pour exprimer son dépit : les
peuples afghan et palestinien. Il
s’attaque à des symboles, l’armée, et
tue juifs, chrétiens, musulmans sans
distinction. Il exprime une pensée
politique d’un jeune adulte dérouté qui
n’est habité ni par les valeurs de
l’islam, ni par des pensées racistes ou
antisémites. Jeune, désorienté, il a
tiré sur des repères qui avaient surtout
la force et le sens de leur visibilité.
Ni plus ni moins. Un pauvre garçon,
coupable et à condamner, sans l’ombre
d’un doute, même s’il fut lui-même la
victime d’un ordre social qui l’avait
déjà condamné, lui et des millions
d’autres, à la marginalité, à la non
reconnaissance de son statut de citoyen
à égalité de droit et de chance.
Mohamed, au nom si caractérisé, fut un
citoyen français issu de l’immigration
avant de devenir un terroriste d’origine
immigrée. Son destin fut très tôt
enchaîné à la perception que l’on avait
de ses origines. Dans la provocation, il
a bouclé la boucle : il s’est perdu dans
cette image, autant déformée que
dégradante, pour devenir « l’autre »
définitif. Pour les Français de France,
il n’y a plus rien de français chez
l’Arabo-musulman Mohamed.
Il n’y a pas à excuser son acte.
Espérons néanmoins que la France entende
une leçon que Mohamed Merah n’avait ni
l’intention ni les moyens de lui donner
: il était français, comme toutes ses
victimes (au nom de quelle logique
étrange, d’ailleurs, les a-t-on
différenciés et catégorisés sur la base
leur religion ?), et s’est senti
systématiquement renvoyé à ses origines
par sa couleur et à sa religion par son
nom. L’immense majorité des Mohamed, des
Fatima ou des Ahmed des cités et des
banlieues sont français et ce qu’ils
veulent c’est l’égalité, la dignité, la
sécurité, un travail et un logement. Ils
sont culturellement et religieusement
intégrés et leur problème est avant tout
d’ordre social et économique. L’histoire
de Mohamed Merah renvoit la France à son
miroir : il finit jihadiste sans réelle
conviction après avoir été un citoyen
sans réelle dignité. Cela n’excuse rien,
encore une fois, mais c’est bien là que
se terre un enseignement crucial.
On nous a annoncé que la campagne
électorale s’était arrêtée pendant deux
jours. Il n’en fut rien. Cet arrêt même
fut politique. A un mois des élections,
tous les analystes et les journalistes,
se demandent qui saura le mieux
rebondir, ou instrumentaliser l’affaire.
Nicolas Sarkozy, en position de
Président rassembleur, a dans les mains
des atouts conséquents. Les meurtres de
Toulouse vont naturellement déplacer le
curseur des élections présidentielles
sur les thèmes favoris de la droite et
surtout de l’ extrême- droite, avec les
débats sur la question de l’insécurité,
de l’immigration, de l’islamisme
violent, et bien sûr la scène
internationale en relation avec
l’Afghanistan, Israël et la Palestine.
C’est dans ces domaines que le Président
Sarkozy est le mieux à son aise :
gestionnaire de crise, il pourra à la
fois naturellement chasser sur les
terres du Front National et exposer
jusqu’à l’hypertrophie sa stature
internationale où son bilan est moins
mauvais. Les jeux ne sont pas faits et
les prochaines semaines peuvent nous
apporter leur lot de surprises. En
France comme à l’étranger. Tous les
autres candidats sont dans l’attente,
comme tétanisés à l’idée de faire un
faux pas : Nicolas Sarkozy est en
position de force symbolique. Ce statut
aura un poids certain même si rien n’est
assuré.
A l’observation de ces jeux et
gesticulations, on se sent envahi par un
malaise. Les victimes, les morts, les
familles, les vraies questions sociales
et politiques semblent être secondaires.
Nous sommes dans le temps du calcul et
des stratégies : les politiques jouent
du pouvoir des symboles autant que
Mohamed Merah visaient ces symboles dans
son impuissance. Les thèmes s’invitent
dans la campagne électorale au gré des
émotions et du spectacle. On parlera de
l’intégration, de l’islamisme, de
l’islam, de l’antisémitisme, de la
sécurité, de l’immigration, des
banlieues perdues, des relations
internationales et ce non comme des
démocrates à l’écoute des peuples mais
de plus en plus comme des populistes,
qui instrumentalisent les événements et
se jouent des peuples. Le Président joue
au Président et ses opposants veulent
prouver qu’ils sont de dignes
prétendants. On aurait aimé de vrais
débats politiques, on devra se contenter
de numéros d’équilibristes, de mises en
scène, de tentatives de récupération
aussi habiles que malsaines.
A Toulouse et Montauban, la France
s’est effectivement retrouvée face à son
miroir : cette crise a révélé, si besoin
était, que les candidats ont cessé de
faire de la politique, non pas seulement
deux jours durant en hommage aux
victimes, mais depuis bien des années.
Cela fait bien longtemps en effet que
les vrais problèmes sociaux et
économiques ne sont pas abordés et
qu’une partie des citoyens français sont
traités comme des citoyens de seconde
catégorie. Mohamed Merah était un
Français (dont le comportement était
aussi éloigné du message du Coran que
des textes de Voltaire) : Est-ce donc si
difficile à concevoir et à admettre ?
Cela fait donc si mal ? Tel est bien le
problème français.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 22 mars 2012
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier
religion musulmane
Les dernières mises à jour
|