Opinion
L'exception
française ou
comment faire fuir des Ministres
Tariq
Ramadan

© Tariq Ramadan
Mardi 21 mai 2013
Le 9 mai dernier se tenait à Florence
une réunion européenne importante. Il
s’agissait de faire le point sur "l’état
de l’Union". Des ministres, des
commissaires et des politiques de
premier plan étaient présents afin de
participer à une multitude de débats.
Deux jours avant la rencontre, deux
ministres français, Manuel Valls
(Ministre de l’Intérieur) et Najat
Vallaud-Belkacem (Ministre des Droits de
la femme et porte-parole du
Gouvernement), ont décidé d’annuler leur
participation à cause de ma présence. On
ne devait pas légitimer mes vues
dangereuses, "obscurantistes",
"arriérées", "contraires aux valeurs de
la République". Beaucoup ont souri à
Florence, lors de la rencontre, ne
comprenant pas pourquoi la France me
diabolisait autant. "Vous leur faites si
peur ?" a relevé un ancien ministre
italien ; "Vous devez être bien puissant
pour faire fuir deux ministres d’un
coup" a plaisanté un politique anglais.
Etre devenu le "pestiféré préféré" de la
classe politique française, comme le
relevait Le journal Le Monde, ou le
"dangereux (pseudo) intellectuel
musulman" est en soi révélateur d’enjeux
qui vont bien au-delà de ma personne et
de ce qu’elle perturbe dans
l’intelligentsia française (les
politiques, les intellectuels comme les
journalistes). Je suis devenu au paysage
intellectuel français ce que le minaret
est à l’espace public suisse.
Car au fond c’est la présence et la
nouvelle visibilité des musulmans qui
dérangent, alors même que cette
visibilité est la preuve de
l’installation, de l’intégration et de
l’enracinement réussis des Français de
confession musulmane. Au-delà de ma
personne, c’est cette réalité que fuient
les Ministres et l’immense majorité des
politiques français : le sempiternel
refrain sur la "laïcité en danger" n’est
qu’un écran destiné à cacher les vraies
questions, et les pestiférés de mon
espèce ne sont que des diables utiles
chargés de distraire l’attention à coup
de polémiques, de stigmatisation, de
controverses, voire de manipulations
politiques ou/et médiatiques.
L’un des plus grands problèmes en
France est, en amont, le fossé
grandissant qui existe aujourd’hui entre
la classe politique - presque
professionnelle et la population
française, comme le relevait très
justement un sociologue français. Les
politiques sont de moins en moins au
courant des évolutions et ils peinent à
sentir, de l’intérieur, les changements
socioculturels, de même que les
questionnements et les espérances de
leurs concitoyens. La France a changé et
elle ne va pas cesser de se transformer,
de s’enrichir, de se complexifier au fil
des étapes historiques du pluralisme
social, culturel, religieux qui la
caractérisent et de la multiplicité des
identités des citoyens qui la composent.
Parler au peuple, au nom du peuple, pour
le peuple, en se contentant des visites
dans les provinces, les cités et les
banlieues (même quand on est, ou a été,
maire) ne garantit pas une connaissance
des êtres, des intelligences et des
cœurs. Or quand, dans une démocratie,
les élus ne connaissent plus -
profondément et dans la proximité - ceux
qui les élisent et qu’ils sont censés
représenter, c’est naturellement les
populistes - ou les thèmes populistes -
qui emportent l’adhésion. Incapables
d’interpeller les intelligences par la
conviction politique, il ne reste qu’à
mobiliser "les tripes" au moyen des
peurs et des stigmatisations simplistes.
La laïcité n’est plus alors cette idée
inclusive où l’on doit pouvoir vivre
ensemble dans l’égalité et la liberté ;
elle devient un étendard, un slogan, un
drapeau, une appartenance, un château
fort assiégé, voire un bunker
sanctuarisé destinés à justifier le
recroquevillement, la ségrégation, et
subséquemment la stigmatisation du
"danger", de "la menace", de cet
"autre", du "musulman", de ce "citoyen
étranger", objet de toutes les peurs
légitimes. On parle de l’unité de la
République dont on ne connait justement
plus le public et la laïcité est devenue
une référence vidée de son essence afin
de parler aux tripes et aux angoisses
d’un peuple qui doute : il s’agit de se
protéger, de restreindre "leur
liberté"... Car enfin "leur" liberté,
c’est "notre" prison et "leur" présence
visible "notre" disparition assurée.
Pensée binaire, pensée dangereuse,
pensée populiste et mensongère.
Ce que cache ce populisme et ces
mensonges est un profond vide
idéologique, une absence de pensée et de
vision politiques capables d’emporter
l’adhésion des citoyens. Les thèses
simplificatrices des populistes et des
partis d’extrême droite se sont
normalisées au gré de l’incurie de
femmes et d’hommes qui n’ont pas une
idée du bon usage du pouvoir mais qui
sont surtout mus par l’ultime obsession
d’être au pouvoir. Le peuple français,
comme tant d’autres à travers le monde,
le sent et a perdu confiance en ses
représentants. Faute de mieux, les
citoyens s’en remettent à celles et ceux
qui parlent le plus clairement et le
plus simplement, "le plus vrai"
apparemment, quitte à finir par soutenir
des thèses inquiétantes, dangereuses,
racistes ou xénophobes. Quand la crise
se répand et que le peuple doute, c’est
la simplification des problèmes qui
emporte les émotions populaires et non
la sagesse, la dignité et le courage des
solutions.
Encore faut-il identifier les vrais
problèmes au-delà des manœuvres
dilatoires. Les Français vivent une
profonde crise d’identité : la majorité
des intellectuels parlent de son passé
des Lumières en développant des thèses
assez obscures sur ce qu’est la France
et ce qu’elle devrait rester. Beaucoup
parlent des amples horizons de la pensée
avec une posture de plus en plus fermée,
hexagonalement étriquée. La nostalgie
française célèbre son passé et s’aveugle
sur son présent : tout se passe comme si
elle aimerait rester, dans les yeux de
ses politiques et de ses intellectuels,
ce qu’en fait elle n’est déjà plus. Au
cœur de l’Europe, d’aucuns aimeraient
qu’elle en soit le centre, le cœur, la
référence, voire l’âme, eu égard à son
histoire, son héritage intellectuel et
culturel alors même qu’on ne sait plus -
en France même - ce qui définit son
propre centre, son âme, sa singularité,
"son exception" somme toute.
Il reste les questions cruciales : la
crise économique profonde, le chômage,
le système éducatif à trois vitesses,
l’injustice et la marginalisation
sociale. Quelles politiques nouvelles et
audacieuses sont donc offertes
aujourd’hui ? Quelles différences entre
la gauche et la droite ? Hormis les
mots, avec leur lot de mises en scène,
rien ne semble changer. L’absence de
politique éducative, sociale et urbaine,
les propos insensés sur l’immigration
(dont tout le monde sait que le pays
aura besoin à terme), le quadrillage
sécuritaire, le renvoi par charters des
"clandestins" ou des sans-papiers, le
mauvais traitement et la stigmatisation
des Rom et des gens du voyage, la
surenchère sur le thème du danger de
l’islam (tout en perpétuant l’alliance
avec les pouvoirs étrangers : Maroc,
Algérie, Arabie Saoudite ou Qatar) et
cette dangereuse tendance à "islamiser"
et/ou à "ethniciser" les questions
socioéconomiques. Rien ne change, aucune
différence entre les partis au pouvoir.
Dans les faits, ce sont les similarités
entre ces derniers qui sautent surtout
aux yeux : l’amour du pouvoir pour le
pouvoir, et l’absence caractérisée de
courage et d’originalité politiques.
C’est au fond cela qui fait fuir les
Ministres : aborder les vraies questions
avec lucidité et courage. L’islam,
religion transformée en épouvantail, est
devenu l’un des prétextes de la classe
politique française, la distraction
stratégique dont les frileux, voire les
incompétents, ont besoin pour justifier
leur absence de vision et de projet
politiques et, souvent, le manque
d’amplitude et de substance de leur
pensée. Mieux vaut dire de la parole qui
dérange qu’elle est un "double langage"
plutôt que de regarder en face sa propre
cécité, ses troubles caractérisés de
l’audition et son incapacité à agir sur
le monde tel qu’il est. Alors on se
rassure en s’auto-congratulant et en se
présentant comme des esprits
progressistes, ouverts, critiques. Mais
cela toujours entre soi, dans ces
milieux fermés où se pense
"l’ouverture", "l’universel", avec
quelque arrogance et une pointe de
suffisance. Or, la plupart des esprits
dits progressistes de notre époque sont
habités par un instinct grégaire
contagieux : voici venir le temps de ces
nouveaux spécimens au sein de
l’intelligentsia française (et ailleurs
également ce faisant) que sont les
"progressistes populistes". Ils savent
revendiquer la grandeur de leur héritage
intellectuel, leurs droits et leurs
libertés, sans grand courage ; ils
excellent par ailleurs à stigmatiser
autrui, l’autre, les cultures forcément
"périphériques et exotiques", les
religions rétrogrades, et ce sans
sophistication ni dignité, et avec
beaucoup d’ignorance de surcroît. A
l’ère des sondages, ils sont dans l’air
du temps, à la mode, consensuels,
populaires et définitivement populistes.
Ce n’est pas à cause de ces nouveaux
citoyens et résidents noirs, arabes,
musulmans ou gens du voyage que la
France ne se ressemble plus mais bien
plutôt à cause de la majorité des
intellectuels contemporains qui
constituent son "élite". La France a
bien plus de souci à se faire en
considérant l’uniformisation de la
pensée dans ses salons politiques,
intellectuels, médiatiques parisiens,
plutôt qu’en observant la diversité des
identités et le pluralisme vivant dans
ses rues.
L’Etat, les organisations publiques
et les medias, en évitant les vraies
questions et en multipliant les
polémiques de diversion, sont devenus,
dans les faits, les premiers
responsables de l’expansion d’un
populisme sectaire, d’un racisme
ordinaire et structurel, d’une
islamophobie normalisée. La France a
pourtant tous les moyens d’un grand
destin : une histoire, la richesse des
mémoires, des compétences et le
pluralisme qui la caractérise. Elle est
néanmoins habitée par le mal du siècle :
comme tant de nations, elle a peur de ce
qu’elle est en train de devenir et ne
sait plus se réconcilier avec ce qu’elle
fut (ou de ce qu’elle pense qu’elle fut
exclusivement et idéalement). Difficile
de sortir de cette crise qui caractérise
une profonde transition historique.
Le paradoxe est là, il faut le
considérer : il se pourrait que ce soit
étonnamment ceux qui sont honnis
aujourd’hui, "les étrangers" (ou perçus
comme tels), les "Rom", les "musulmans",
les "gens du voyage" et les exclus de
toutes classes qui permettent à la
France de se réconcilier avec ses
valeurs, avec les périodes lumineuses de
son passé, en se donnant les moyens de
faire face à son avenir. Encore faut-il
que les honnis d’aujourd’hui refusent le
statut de victimes de même que la
marginalisation et l’invisibilité
imposées, pour devenir responsables de
leur destin français, en assumant leur
responsabilité citoyenne (avec ses
devoirs) et en s’engageant à défendre
leur dignité et leurs droits (comme ceux
de tous les êtres humains). Qu’ils
développent une éthique de la présence
et de la citoyenneté et qu’ils refusent
de se complaire dans le jeu de
l’altérité. Cela commence par faire face
au populisme et à dénoncer la "culturisation"
et "l’islamisation" des questions
sociales en France : ces dernières n’ont
rien à voir avec la culture d’origine
et/ou la religion des citoyens et des
résidents. C’est aussi s’opposer à
l’instrumentalisation discriminante de
la laïcité : la laïcité est une
référence et un cadre légal acceptés et
elle doit être appliquée entièrement et
égalitairement ; sa manipulation
idéologique et politicienne afin
d’exclure des catégories de la
population, avec des manœuvres
liberticides, est un fait non moins
avéré auquel il faut résister au nom de
l’avenir et des droits de tous les
citoyens français (qui tous, à terme, en
subiront les conséquences). A ceux qui
pensent la France sans eux, ils se
doivent d’affirmer, de répéter et de
montrer, avec sérénité, que la France
c’est aussi eux : ils ont la fierté de
leur origine, la dignité de leurs
valeurs, la visibilité de leur
engagement et la loyauté critique de
leur appartenance à la patrie. Sans
complexe. Face au populisme binaire qui
stigmatise et fracture, ils sont des
agents de réconciliation et de
pacification. La France, qui est
aujourd’hui pensée loin d’eux, ne se
fera certainement pas sans eux.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 21 mai 2013
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