Opinion
Après le mois du
Ramadan : Du jeûne et de l'adversité
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 20 août 2012
Le mois du Ramadan
vient de s’achever et à travers le monde
près d’un milliard et demi de femmes et
d’hommes ont jeûné avec discipline et
dévouement. Ils ont ainsi donné vie à
l’expérience de toutes les religions et
de toutes les spiritualités du monde :
maîtriser sa faim, sa soif, son corps et
son humanité pour libérer l’énergie la
plus noble de leur être. Une aspiration
au divin, à la générosité, à la
compassion qui commence par la
résistance à soi et au don quant à
autrui. Un mois de discipline qui
enseigne le sens profond de la dignité
et de la liberté pour les êtres humains,
parmi les êtres humains.
Jeûner est d’abord
un exercice qui permet d’identifier et
de gérer l’adversité sous toutes ses
formes. Avec la foi, avec la conscience,
le jeûne appelle les femmes et les
hommes à un supplément de lucidité. Au
lieu de regarder vers l’extérieur et de
compter ses potentiels ennemis,
l’exercice du jeûne est un appel à
tourner son regard vers l’intérieur et à
prendre la mesure du plus grand défi de
l’être : le moi, l’ego, soi, dans le
regard de soi et d’autrui. Il s’agit
donc de se maîtriser, de prendre
conscience de ses illusions, de devenir
l’agent de son agir, et non plus l’objet
de ses prétentions ou du regard
d’autrui. La philosophie du jeûne exige
de se connaître, de se maîtriser - de se
maîtriser pour se connaître -, de se
discipliner pour se libérer. Jeûner
c’est identifier ses dépendances et s’en
libérer. Première adversité.
C’est à l’évidence
maîtriser son égo-isme . Sortir
de soi, par la maîtrise, et apprendre le
don par l’éducation. Jeûner impose de
redécouvrir le vivant et de se
réconcilier avec l’environnement. Jeûner
avec le corps est un appel à mieux voir
avec le cœur : le Coran rappelle que ce
sont les cœurs qui deviennent aveugles,
non les yeux. Un cœur aveugle ne voit
que soi et ses illusions et ne sait plus
contempler la Nature, les espèces
vivantes et ses semblables. Pas de foi,
pas de jeûne, sans solidarité. Sortir de
soi et devenir une présence du corps, un
don du cœur, un cadeau de l’être. Le
naturel de l’être humain est de
s’occuper de soi et de consommer ;
l’aspiration spirituelle du jeûneur est
de devenir attentif à autrui et de
constamment donner. Deuxième adversité.
Entre la prison du
moi et la solidarité avec autrui, il
s’agit, dans le dialogue avec le Divin,
de trouver un équilibre. Le plus grand
défi de l’humain consiste à être et à
demeurer dans l’harmonie de cette voie
médiane dont parle le Coran : s’affirmer
comme une communauté spirituelle du
juste milieu. Il s’agit de nourrir des
espérances spirituelles qui ne fassent
pas fi des conditions naturelles :
jeûner la journée impose de se rappeler
du droit de chacun de rompre ledit jeûne
pendant la nuit, et tout au long de sa
vie. Il ne peut s’agir de se libérer de
soi si la dignité de l’être n’est pas
même respectée. Ainsi la misère,
l’injustice, l’oppression, la torture
qui, par essence, empêchent l’expérience
du jeûne noble et libre, sont des
scandales de la conscience qu’il importe
de combattre et de ne jamais accepter.
La quête du divin rend impératif de ne
jamais accepter la moindre compromission
quant aux droits élémentaires de
l’humain. Troisième adversité.
Ainsi l’expérience
du jeûne est à la fois fondamentalement
individuelle et impérativement
collective. A chacun, dans l’intimité et
dans la vie sociale, il est demandé
d’apprendre à sortir de soi, à être
doux, bon, généreux et plein de
compassion, comme le disait le Messager
(PBSL) : « Dieu est doux (Rafîq)
et Il aime la douceur (ar-rifq)
en toute chose. Il donne pour la douceur
ce qu’Il ne donne pas pour la violence
». Par la maîtrise de soi, de son corps,
de ses pulsions, de sa langue, le jeûne
enseigne la solidarité, la générosité,
le respect au nom de la commune dignité
humaine. C’est au nom de cette même
dignité, que l’expérience du jeûne
appelle les consciences à respecter les
droits élémentaires des femmes et des
hommes, à être courageux et à toujours
oser la parole de vérité devant les
tortionnaires, les exploiteurs, les
racistes, et les intolérants.
Jeûner, c’est être
debout, avec détermination, face à tous
ceux qui exploitent les pauvres,
oppriment les peuples, répandent les
racismes (tous les types de racismes
sans exception), nient la liberté de
conscience et de culte, réduisent la
liberté d’expression, etc. Jeûner, au
nom des droits élémentaires de chacun,
c’est donc aussi résister à la folie des
êtres au nom de la dignité des humains.
Il est bien question de sortir de soi
pour faire respecter la dignité de
chacun, les droits de tous et de la
collectivité. Jeûner est autant une
introspection qu’une revendication et un
message à l’humanité : résister à soi et
à ses illusions est la condition et
l’exigence d’être les agents d’une paix
humaine fondée sur l’égalité et la
liberté, le respect et la justice.
Ultime adversité. Elle enseigne les
secrets de la réconciliation au-delà de
nos faiblesses et de nos contradictions
humaines : pas de liberté sans
discipline, pas de paix apaisée sans
luttes ni résistances. Jeûner révèle
l’étrange destinée humaine : la sérénité
des consciences autonomes ne s’acquiert
que par une lutte déterminée contre la
dictature des illusions, des besoins ou
des despotes. Le mois du Ramadan se
termine et nous enseigne que notre
humanité exige une conscience éveillée
et un engagement permanent, pour soi et
pour autrui.
Jusqu’à ce qu’un
autre mois du Ramadan ne revienne et
nous rappelle, face à toutes les
adversités, et avec une profonde
sérénité, que « c’est à Lui que nous
appartenons et c’est à Lui que nous
retournons ».
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 20 août 2012
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