Opinion
Alliance des civilisations ?
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 19
décembre 2011
Il n’est pas un jour sans que nous
n’entendions dire que le monde a besoin
de davantage de communication, de
davantage de dialogue, de davantage de
compréhension. Le 11 septembre 2001 a
été à ce titre, durant les dix années
écoulées, une tragédie révélatrice.
Depuis lors, on a de plus en plus parlé
de “civilisations”, de “clash”, de
“dialogue”, d’ “alliance”, etc. Quelques
hommes politiques et intellectuels ont
soutenu l’idée d’un “clash des
civilisations” (réduisant le point de
vue d’Huntington à cette seule
déclaration), d’autres ont nié un tel
conflit et, avec la plus grande énergie,
défendu le “dialogue” et espéré une
“alliance”. En soulignant ces positions
idéologiques contradictoires, on
retrouve une même perception du monde.
Il y a un “nous” et (ou contre) un
“eux”, il y a “notre” identité qui
serait différente de “la leur”....
“Notre” civilisation et “la leur” : il
s’agit d’une appartenance culturelle et
/ ou religieuse qui prédétermine une
quelconque compréhension du monde, de la
justice, de la liberté et de la dignité
humaine. Il s’agit de fait davantage de
culture que de politique, davantage de
compréhension que de pouvoir : voilà ce
que l’on veut nous invite à croire.
Nul ne peut nier que le monde
globalisé questionne nos compréhensions
d’antan, interroge nos identités et
appartenances, et bouleverse nos zones
de confort collectives. Nous traversons
des temps difficiles et le sentiment
d’insécurité, nourri par des peurs et
des doutes, est présent partout de part
le monde, en Occident aussi bien qu’en
Afrique, en Asie et en Amérique. Nous
avons incontestablement besoin de
davantage d’éducation et de
compréhension quant à notre propre
histoire, culture, religion et de nos
propres valeurs. Nous avons besoin que
l’on nous enseigne (et également
d’enseigner) d’autres cultures,
religions et visions du monde. Accepter
le pluralisme signifie, bien entendu,
être ouvert au monde, écouter,
communiquer et apprendre - au delà de la
simple tolérance - à respecter les
convictions et les sensibilités des
peuples. Ainsi, il est essentiel de
réformer nos programmes scolaires et
d’enseigner davantage l’histoire, la
philosophie, les religions et même les
arts : voilà les domaines et les
disciplines qui armeraient les
générations futures afin de se
confronter à la diversité, de faire face
aux défis de ce monde de plus en plus
complexe et en fin de compte d’essayer
de faire progresser la communication et
le respect entre les sociétés, les
cultures et les religions.
Ce ne sera pas facile. A l’ère des
“réseaux sociaux”, on tend à confondre
“connecter” et communiquer. La
“connexion”, au sein du monde virtuel et
du monde réel, est davantage une affaire
d’échange de mots, de partage
d’informations, mené au même rythme
rapide sur Internet que dans la vie
quotidienne. Les jeunes sont ouverts,
dynamiques et réactifs : cela ne
signifie pas qu’ils soient armés pour
comprendre, réfléchir et faire
l’expérience de l’empathie
intellectuelle. Ce n’est pas parce que
les mots et les moyens sont les mêmes,
dans notre monde global, que les
sentiments et perceptions sont
similaires. Pour ce qui est de la
communication et du dialogue, il est
essentiel de prendre en considération
les facteurs psychologiques : se sentir
bien où que l’on soit, et d’où que l’on
parle, est une condition indispensable.
On peut parler de citoyenneté, de
cultures ou de religions, mais si le
sentiment d’appartenance fait défaut,
alors la citoyenneté, les cultures et
les religions peuvent être utilisées
comme moyens d’exorciser nos peurs et
notre manque de confiance. Les immigrés,
les étrangers ou les religions
différentes deviennent les ennemis : en
observant combien les partis populistes
se portent bien de part le monde, il
parait évident que les jeunes
générations ne sont pas à l’abri d’un
tel danger.
Ce qu’il y a de plus inquiétant,
néanmoins, c’est que l’on use et abuse
de ce facteur psychologique dans l’arène
politique. Soit on joue avec le manque
de confiance et les peurs de peuples (et
on parle d’un “clash des
civilisations”), soit on fait appel aux
nécessaires dialogues et alliances comme
étant l’ultime remède à nos difficultés.
On parle de “civilisations” et de
“religions” afin d’éviter d’aborder la
politique, l’économie, les intérêts et
les pouvoirs : en soi, se tourner ainsi
vers les “civilisations” pourrait bien
être le moyen utilisé par les puissantes
forces politiques afin d’éviter de
parler de leur pouvoir et de leur
politique. Parler de culture afin
d’éviter de parler de politique, parler
de valeurs démocratiques formelles afin
d’éviter de parler d’inégalité
économique, parler de respect afin
d’éviter de parler d’injustice. A ce
titre, les discours redondants
concernant les “civilisations” et les
“religions” peuvent être des moyens très
puissants permettant d’éviter de parler
de pouvoir et d’aborder les véritables
questions du moment.
Nous devons nous réconcilier avec la
politique et les idéologies politiques,
la justice économique et l’éthique,
l’aliénation psychologique et la
manipulation intellectuelle au cœur de
nos sociétés modernes, qu’elles soient
démocratiques ou non. Il ne suffit pas
de résister, il ne suffit pas de
dialoguer, il ne suffit pas d’être
ouvert aux autres civilisations et
cultures : notre monde a besoin
d’esprits qui font preuve de
compréhension, de conscience (sans
naïveté), de détermination et de
courage. Voilà ce dont il s’agit : nous
avons besoin de femmes et d’hommes
faisant preuve de compréhension et de
courage. Prêts à toutes les “alliances
des civilisations” basées sur le
respect, mais n’étant jamais effrayés de
faire face au pouvoir des puissants
lorsque ceux-ci essayent de nous pousser
à parler d’identité alors que nous avons
besoin de parler de dignité ou lorsque
ceux-ci nous invitent à parler de
dialogue humaniste alors que le
véritable sujet est bien leur domination
inhumaine et malsaine.
Un grand merci encore à S.H. pour
cette traduction
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 20 décembre 2011
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