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Expériences
américaines : sécurité et liberté
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Jeudi 18 mars 2010
Avant une première visite en avril, quelques réflexions autour
de la situation aux Etats-Unis et les conditions d’un meilleur
avenir.
On a beau dire et répéter que l’islam est désormais une religion
occidentale, tout semble montrer que cette réalité n’est pas
encore intégrée dans l’esprit de beaucoup de citoyens,
d’intellectuels et de politiques. Pourtant les faits sont là et
les chiffres sont sans appel : au-delà des perceptions
négatives, des millions de musulmans, américains et européens,
montrent tous les jours qu’ils sont des citoyens ordinaires. Ils
ont acquis les trois « l » qui sont la condition d’une
appartenance réelle à la société[1] : ils respectent
la loi du pays où ils vivent, ils en parlent la langue comme
leurs concitoyens et ils sont loyaux en participant et
contribuant positivement au bien être de leur société.
La loyauté est une notion complexe car elle repose autant sur
une conviction que sur un sentiment qui nait de la relation que
l’on a à soi et à son environnement. Le phénomène va dans les
deux sens : je dois me sentir bien avec moi-même et mon
environnement, vouloir le bien pour ma société et pouvoir
m’exprimer librement et même de façon critique. Dans le même
temps, ma société doit avoir confiance en elle-même et en moi et
ne pas douter de ma loyauté dans le cas où j’énoncerais des
critiques de nature politique ou idéologique à l’endroit de la
politique de mon gouvernement par exemple. La vraie loyauté du
citoyen est toujours critique et c’est dans la mesure où cette
critique n’est pas suspecte ni suspectée que se développe un
réel sentiment d’appartenance. Malheureusement la loyauté des
Occidentaux musulmans est souvent suspectée aujourd’hui et plus
particulièrement après les attentats du 11 septembre 2001.
Je l’ai personnellement vécu dans mon expérience avec les
autorités américaines et notamment l’administration Bush. Quand
j’avais été invité en 2003 au Département d’Etat américain,
j’avais été présenté comme un musulman occidental « modéré » qui
condamnait le terrorisme et les attentats contre les civils.
Plus tard, mes sévères critiques contre l’invasion en
Afghanistan et en Irak de même que le soutien unilatéral à
Israël, ont soudain remis en question ma « loyauté » aux
« valeurs occidentales » et je me suis vu interdit l’entrée aux
Etats-Unis au nom du Patriot Act et de la sécurité nationale.
Cette situation a duré pendant près de six ans et récemment
Mme Hillary Clinton a fait savoir que les causes qui avaient
justifié mon interdiction d’entrée n’étaient plus valables.
Les enseignements de cette expérience sont essentiels et
multiples. Si la condamnation de l’extrémisme violent et
l’impératif de la sécurité ne sont pas négociables, il importe
de ne pas, au nom de cette dernière, en oublier nos valeurs et
créer des divisions dangereuses pour l’avenir de nos sociétés.
Au nom de la sécurité et des intérêts de la nation, on a vu des
décisions politiques très graves être avalisées et normalisées.
Outre des traitements discriminatoires aux frontières, et
parfois tout à fait aléatoires et injustifiés, selon l’origine
et la religion des visiteurs ou des immigrés, on a vu apparaître
aux Etats-Unis et en Europe des zones de non droit tout à fait
inquiétants. On sait ce qu’il en est de Guantanamo et des
extraditions extraordinaires (extraordinary renditions) : des
individus sont arrêtés, enlevés, enfermés et torturés dans
l’ombre de véritables trous noirs juridiques. Instituer la
torture au nom de la sécurité, ce n’est pas la sécurité que l’on
gagne mais son âme que l’on perd. Ce n’est pas acceptable.
En-deçà de ces situations extrêmes, on a vu s’établir d’autres
politiques qui nous rappellent des périodes sombres de
l’histoire américaine quand il s’agissait de faire taire les
voix « gauchistes » critiques et discordantes. Tout se passe
comme si on attendait des musulmans qu’ils prouvent leur loyauté
en exprimant une loyauté aveugle au gouvernement de leur pays.
Il s’est établi insensiblement une sorte de police informelle
des consciences musulmanes qui établit qui est « modéré » et qui
est « dangereux ». On parle de démocratie et de liberté
d’expression mais, au nom de la sécurité légitime du pays, on
estime normal que certains aient moins le droit d’exprimer leurs
critiques. Ces dernières seraient d’ailleurs la preuve que « ces
musulmans ne sont pas vraiment des nôtres ». Or il s’agit
exactement du contraire car un Américain musulman qui critique
non violemment et constructivement la politique de son
gouvernement envoie deux messages à ces concitoyens : je me sens
en confiance, je me sens chez moi, et c’est au nom de mon
appartenance que j’apporte la contribution de ma critique au
débat démocratique. Instaurer la méfiance, bannir des
intellectuels (musulmans ou autres), faire taire les voix
critiques, empêcher les débats d’idées est l’expression d’une
démocratie qui a peur et qui doute d’elle-même. Cette insécurité
profonde ne sera pas dépassée par des mesures de stigmatisation,
voire de rejet, vis-à-vis des musulmans car ces mesures
accroitront à terme les cloisonnements religieux, culturels et
sociaux et donc augmenteront d’autant l’insécurité. La force de
nos démocraties se mesure à leur fidélité à leurs valeurs
déclarées (dignité, droits et égalité des hommes) de même qu’à
leur capacité à protéger et à écouter la parole libre et
critique. Le débat d’idées, critique et ouvert, est le seul à
garantir la sécurité et ses acteurs sont les plus loyaux des
citoyens puisqu’ils savent exprimer leur opinions, voire leurs
désaccords, sans remettre (ou voir remettre) en cause leur
appartenance.
[1] J’analyse ces trois « l » dans mon
dernier ouvrage : Mon intime conviction, Presses du
Châtelet, Paris, 2009
© Tariq Ramadan 2008
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